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Date : 20020508

Dossier : IMM-1391-01

Référence neutre : 2002 CFPI 519

ENTRE :

                                       MARIA ELENA PRADO DE GUERRA

FACUNDO GUERRA

FLORENCIA GUERRA

ENZO GUERRA

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                         - et -

                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                               MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE DAWSON

[1]                 Voici les motifs pour lesquels j'ai annulé la décision rendue le 5 février 2001 par la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (SSR), qui a conclu que les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention.

  

CONTEXTE

[2]                 Maria Elena Prado de Guerra et ses trois enfants mineurs, tous citoyens de l'Argentine, sont les demandeurs dans la présente instance. Eduardo Javier Guerra, époux de la demanderesse et père des trois enfants, est arrivé au Canada le 23 mai 1998. Les demandeurs l'y ont suivi le 13 juillet 1999. Les membres de la famille ont revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention le 30 septembre 1999 parce que M. Guerra craignait les membres d'un syndicat en Argentine.

[3]                 Après leur arrivée au Canada, Mme Prado de Guerra et M. Guerra se sont séparés, et leurs revendications du statut de réfugié ont fait l'objet d'audiences distinctes. Avant l'audition de la revendication des demandeurs, Mme Prado de Guerra a présenté un récit modifié à joindre à son formulaire de renseignements personnels (FRP). Dans ce récit, elle précise que, même si elle craint toujours les membres du syndicat, la principale source de sa crainte de persécution est maintenant son ancien époux.


[4]                 Mme Prado de Guerra mentionne que son mari a commencé à trop consommer d'alcool pendant qu'il était au Canada et qu'il vivait à Toronto. Il est alors devenu violent à son égard, tant sur le plan physique que sexuel, bien qu'il ait aussi fait preuve de violence physique à son endroit en Argentine. À une occasion, à Toronto, elle a dû quitter la résidence familiale et trouver refuge chez son beau-frère. En décembre 1999, elle a été physiquement et sexuellement agressée par son époux. Lorsque leur fils, Facundo, a tenté de se porter à la défense de sa mère, M. Guerra l'a poussé par terre. On a appelé la police et les demandeurs ont été conduits à un refuge, où ils ont passé trois mois. Après ce temps, les demandeurs ont déménagé dans une coopérative d'habitation de la ville de Toronto.

[5]                 L'audience devant la SSR a eu lieu le 4 décembre 2000.

DÉCISION DE LA SSR

[6]                 La SSR a reconnu que Mme Prado de Guerra était victime de violence conjugale à Toronto. Elle a néanmoins conclu que la demanderesse n'était pas une réfugiée au sens de la Convention parce que sa revendication était dénuée de fondement pour trois raisons. Premièrement, la SSR a conclu qu'aucun élément de preuve convaincant n'établissait que M. Guerra se trouvait en Argentine ou se trouverait dans ce pays si les demandeurs y retournaient. Deuxièmement, selon elle, les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur à Buenos Aires. Troisièmement, la SSR a estimé que la crainte éprouvée par Mme Prado de Guerra à l'égard des membres du syndicat n'était plus fondée puisqu'elle était maintenant séparée de son époux et que rien ne permettait de croire que les membres du syndicat prendraient la revendicatrice comme cible à Buenos Aires.


QUESTIONS EN LITIGE

[7]                 Mme Prado de Guerra ne conteste pas la décision de la SSR en ce qui touche sa crainte des membres du syndicat. Bien que les demandeurs aient soulevé un certain nombre de questions quant au reste de la décision, j'estime, à la lumière de l'instance tenue devant la SSR et des éléments de preuve dont cette dernière était saisie, qu'il n'est pas nécessaire d'examiner tous les points débattus par les demandeurs. De fait, la présente demande repose sur les principales conclusions tirées par la SSR à l'égard du bien-fondé de la crainte de persécution et de l'existence d'une possibilité de refuge intérieur.

ANALYSE

(i) Crainte fondée de persécution

[8]                 Le coeur de la décision de la SSR touche à sa conclusion selon laquelle M. Guerra ne se trouvait pas et ne se trouverait pas en Argentine.

[9]                 La SSR a conclu que la preuve relative au retour en Argentine de M. Guerra, revendicateur débouté, n'était pas convaincante pour les raisons suivantes :

[traduction] [...] En se fondant sur ses connaissances particulières (ses années d'expérience auprès de la Commission), le tribunal sait que des Argentins peuvent demeurer au Canada en recourant à toutes sortes de moyens autres que celui de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention. En outre, même si on ordonne l'expulsion d'Eduardo, il pourrait interjeter appel pour retarder son départ du Canada. Même si on le contraignait à quitter le Canada, il pourrait se rendre dans un autre pays, comme les États-Unis. D'ailleurs, puisqu'il est arrivé au Canada depuis les États-Unis, c'est vraisemblablement aux États-Unis qu'il sera renvoyé. Nous ne disposons d'aucun élément de preuve convaincant démontrant qu'Eduardo s'est déjà prévalu de tous les choix qui s'offrent à lui.


La revendicatrice nous a affirmé qu'Eduardo quitterait volontairement le Canada pour l'Argentine. Quand on lui a demandé pourquoi, elle a répondu qu'il agirait ainsi parce que ses parents se trouvent toujours en Argentine. Cette explication ne nous semble pas convaincante, d'autant qu'Eduardo a des soeurs et un frère au Canada.

[10]            En tirant cette conclusion, la SSR a commis un certain nombre d'erreurs.

[11]            Tout d'abord, même si la SSR est autorisée à s'appuyer sur ses connaissances spécialisées, le paragraphe 68(5) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi) prévoit ce qui suit :


68.(5) Sauf pour les faits qui peuvent être admis d'office en justice, la section du statut informe le ministre, s'il est présent à l'audience, et la personne visée par la procédure de son intention d'admettre d'office des faits, renseignements ou opinions et leur donne la possibilité de présenter leurs observations à cet égard.

68.(5) Before the Refugee Division takes notice of any facts, information or opinion, other than facts that may be judicially noticed, in any proceedings, the Division shall notify the Minister, if present at the proceedings, and the person who is the subject of the proceedings of its intention and afford them a reasonable opportunity to make representations with respect thereto.


[12]            La SSR affirme que les « Argentins peuvent demeurer au Canada en recourant à toutes sortes de moyens » , mais ne donne aucune précision sur ce qu'elle entend par là. De même, lors de l'audience, elle a omis d'aborder avec les demandeurs la possibilité menaçante que M. Guerra soit « vraisemblablement [renvoyé] aux États-Unis » .


[13]            Devant moi, le ministre a soutenu que ce n'est pas parce que la SSR fait mention de ses connaissances spécialisées que l'objet de la présente affaire revêt un caractère spécialisé, et que la SSR peut connaître d'office le retard éventuel que risquent d'entraîner les demandes de contrôle judiciaire, de suspension d'instance, etc. Le ministre a aussi fait valoir que, comme M. Guerra est entré au Canada par les États-Unis, il lui est loisible de retourner dans ce pays suivant le paragraphe 52(2) de la Loi.

[14]            Pour le compte des demandeurs, on affirme qu'il était conjectural de tenir compte d'un quelconque retard en l'absence d'éléments de preuve établissant l'introduction d'une instance ou la présentation d'une demande par M. Guerra; qu'il était injuste d'envisager la possibilité qu'une mesure de renvoi aux États-Unis soit prononcée alors que M. Guerra ne tombe pas sous le coup de l'Arrangement de réciprocité entre la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada et le Service d'immigration et de naturalisation des États-Unis, ministère de la Justice, concernant l'échange de personnes expulsées entre les États-Unis d'Amérique et le Canada (puisqu'on ne lui aurait pas refusé l'admission à un point d'entrée); et que la mention dans la preuve du fait que M. Guerra disposait de 30 jours pour quitter le Canada donne à entendre qu'il a vraisemblablement présenté, sans succès, une demande d'établissement fondée sur son appartenance à la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada et qu'une instance visant à obtenir le prononcé d'une mesure de renvoi a été introduite.


[15]            L'enquête intéressant l'existence d'une crainte fondée de persécution est de nature prospective. Ayant conclu que Mme Prado de Guerra était victime de violence conjugale, la SSR était alors tenue de se demander s'il existait une possibilité sérieuse que cette dernière soit victime de persécution de la part de son mari en Argentine.

[16]            Selon les éléments de preuve pertinents produits devant la SSR, M. Guerra est arrivé au Canada le 23 mai 1998 et, le 30 septembre 1999, il a revendiqué le statut de réfugié, lequel lui a été refusé le 19 juin 2000. Dans les faits, c'est un des deux commissaires de la SSR saisis de la revendication des demandeurs qui a rejeté la demande de statut de M. Guerra.

[17]            Dans son témoignage, Mme Prado de Guerra a déclaré que M. Guerra avait dit aux enfants qu'il s'en allait en Argentine, et qu'il devait soit partir le 15 décembre, soit informer les autorités de l'Immigration au cours des deux premières semaines de décembre de la date de son retour. Mme Prado de Guerra a également mentionné que, le 28 novembre 2000, M. Guerra lui avait laissé une lettre par laquelle les autorités de l'Immigration le sommaient de se présenter à leurs bureaux le 30 novembre 2000 et d'apporter avec lui certains documents précis. Elle a ajouté que, par la suite, soit le 30 novembre 2000, M. Guerra l'avait appelée pour lui reprocher le fait qu'on l'ait sommé de quitter le Canada dans les 30 jours.


[18]            Même s'il était loisible à la SSR, pour des raisons appropriées, de rejeter la déposition de Mme Prado de Guerra relative aux déclarations d'intention de son époux et à ses rapports avec les autorités de l'Immigration, la SSR a plutôt écarté ce témoignage parce qu'elle a supposé que, malgré la preuve établissant qu'il ne jouissait d'aucun statut juridique au Canada et était tenu de quitter le Canada, M. Guerra demeurerait au Canada, retarderait son départ de ce pays ou retournerait aux États-Unis. Compte tenu de la preuve faite en l'espèce relativement au statut juridique de M. Guerra au Canada, l'équité obligeait la SSR à tout le moins à mentionner la possibilité que M. Guerra soit renvoyé à un endroit autre que l'Argentine de sorte que les demandeurs aient vraiment l'occasion de traiter des préoccupations soulevées par le tribunal à cet égard.

[19]            De même, en l'absence de preuve visant la nature des rapports de M. Guerra avec ses parents, d'une part, et ses frère et soeurs, de l'autre, la SSR a émis une hypothèse lorsqu'elle a conclu qu'il était plus probable que M. Guerra choisisse d'être avec ses frères et soeurs qu'avec ses parents.

[20]            Comme elle n'a pas précisé de fondement approprié lui permettant de rejeter les éléments de preuve selon lesquels M. Guerra est tenu de quitter le Canada et a déclaré son intention de retourner en Argentine, la SSR a commis une erreur susceptible d'examen en concluant que les demandeurs ne craignaient pas avec raison d'être persécutés parce que M. Guerra ne se trouvait pas, ou ne se trouverait pas, en Argentine.


(ii) Possibilité de refuge intérieur

[21]            La SSR a par la suite ajouté qu'[traduction] « Eduardo ne semble pas être ce genre de monstre qui suivrait la revendicatrice jusqu'à Buenos Aires seulement pour lui faire du mal » . La SSR a fait cette affirmation malgré la déposition, qu'elle a jugée digne de foi, de Mme Prado de Guerra voulant que son mari, pendant qu'il vivait au Canada, ait commencé à la battre presque toutes les semaines, l'ait violée, l'ait menacée de se venger d'elle pour l'avoir quitté en emmenant les enfants, l'ait plus d'une fois menacée de lui faire du mal au cours des neuf derniers mois, et qu'elle craigne qu'il ne la suive peu importe où elle irait en Argentine et ne la tue. Voici les raisons données par la SSR pour justifier sa conclusion selon laquelle M. Guerra ne suivrait pas Mme Prado de Guerra et ne lui ferait pas de mal :

i)           Aucune accusation n'a été portée contre M. Guerra par la police de Toronto;

ii)          L'avocat de Mme Prado de Guerra ne lui a pas conseillé de tenter d'obtenir une ordonnance restrictive contre M. Guerra;

iii)          Tandis que Mme Prado de Guerra vivait à la coopérative d'habitation, le seul problème posé par M. Guerra à la revendicatrice a trait au fait qu'il a crié contre elle, mais il a arrêté quand elle l'a menacé d'appeler la police;


iv)         M. Guerra devient violent seulement sous l'influence de l'alcool, et il ne boit plus;

v)          Indice le plus probant, Mme Prado de Guerra a elle-même invité M. Guerra à la fête organisée pour l'anniversaire de son fils à la coopérative d'habitation, et M. Guerra n'a pas causé de problèmes.

[22]            Un certain nombre de ces raisons sont contredites par la preuve. En effet, l'avocat de Mme Prado de Guerra a tenté d'obtenir une ordonnance restrictive, et M. Guerra a signé un engagement de ne pas troubler l'ordre public. Bien qu'il soit exact que Mme Prado de Guerra ait déclaré lors de son témoignage que son époux n'avait pas bu au cours du dernier mois, elle a aussi précisé à cette occasion qu'il faisait maintenant preuve de violence à son endroit même s'il n'était pas sous l'influence de l'alcool. En outre, ce n'est pas Mme Prado de Guerra qui a invité M. Guerra à la fête organisée pour l'anniversaire de leur fils, mais bien ce dernier.

[23]            À la lumière de la preuve non contredite voulant que Mme Prado de Guerra se soit cachée à la coopérative d'habitation et que M. Guerra ait réussi à la retrouver même si l'emplacement de la coopérative devait lui être dissimulé, il était inique pour la SSR de s'appuyer sur le fait que M. Guerra ait seulement crié contre Mme Prado de Guerra à la coopérative d'habitation pour conclure qu'il ne la suivrait pas.


[24]            De surcroît, si on tient plus particulièrement compte de la preuve selon laquelle M. Guerra était non seulement prêt à dépister son ancienne conjointe jusqu'à la coopérative d'habitation, mais également en mesure de le faire, la SSR, lorsqu'elle s'est penchée sur la possibilité de refuge intérieur de Mme Prado de Guerra à Buenos Aires, a fait erreur en omettant de prendre en considération la preuve du fait que la revendication du statut de réfugié de M. Guerra a été rejetée notamment parce que ce dernier bénéficiait lui-même d'une possibilité de refuge intérieur dans cette ville.

[25]            La SSR a donc commis une erreur susceptible d'examen en décidant, pour les raisons qu'elle expose, qu'il n'existait pas plus qu'une simple possibilité que M. Guerra se rende à Buenos Aires pour persécuter les demandeurs.

[26]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.


[27]            Lors de l'audience, les avocats ont formulé certains arguments en vue de faire certifier une question. Or, j'ai informé les avocats que je leur donnerais l'occasion de présenter des arguments à cet égard une fois les présents motifs prononcés. Chaque partie disposera donc d'un délai de sept jours suivant la réception des présents motifs pour signifier et déposer des arguments relatifs à la certification de n'importe quelle question. De plus, chacune des parties disposera d'un délai supplémentaire de trois jours pour signifier et déposer des arguments en réponse à la thèse avancée par la partie adverse au sujet de la certification de cette question. Après avoir examiné ces arguments, la Cour rendra une ordonnance faisant droit à la demande de contrôle judiciaire.

  

« Eleanor R. Dawson »

Juge                

  

Ottawa (Ontario)

Le 8 mai 2002

  

Traduction certifiée conforme

Richard Jacques, LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

   

NUMÉRO DU GREFFE :                               IMM-1391-01

INTITULÉ :                                                        Maria Elena Prado de Guerra et al. c. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                                Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                              Le 12 décembre 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              Madame le juge Dawson

DATE DES MOTIFS :                                     Le 8 mai 2002

   

COMPARUTIONS :

Micheal Crane                                        POUR LES DEMANDEURS

Angela Marinos                                                    POUR LE DÉFENDEUR

   

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane                                        POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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