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Date : 20041203

 

Dossier : T-1875-04

 

Référence : 2004 CF 1694

 

 

ENTRE :

 

                                                             DAVID B. COFFEY

 

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

 

 

                                                  LE MINISTRE DE LA JUSTICE

 

                                                                                                                                           défendeur

 

 

                                                  MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

 

 


[1]                Il arrive de plus en plus souvent qu’on présente des requêtes en radiation de procédures de contrôle judiciaire, l’avocat de chaque défendeur étant convaincu qu’il devrait être fait droit à sa requête au motif que la demande « est manifestement irréguli[ère] au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli[e] » : page 600 de l’arrêt David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588, prononcé au nom de la Cour d’appel par Monsieur le juge Strayer et auquel ont souscrit MM. les juges Stone et Robertson. Or, la radiation d’une demande de contrôle judiciaire est une mesure d’application étroite et exceptionnelle. Il est peut-être trop facile pour les avocats, en général, de négliger la réserve qui suit immédiatement, à savoir que sont exceptées de cette application les affaires comportant simplement une question discutable. En relâchant ainsi les critères de radiation des demandes de contrôle judiciaire, non seulement on priverait de sens la rigoureuse règle générale énoncée dans David Bull, mais on permettrait aussi que la procédure de contrôle judiciaire soit entravée et retardée par des requêtes qui ne devraient pas être formées.

 

[2]                Le défendeur souhaite voir la demande de contrôle judiciaire qui fait l’objet de la présente requête soit retirée du dossier de la Cour, soit radiée. Il ne cite aucune jurisprudence qui justifierait le retrait d’un avis de demande du dossier de la Cour; je considérerai donc sa requête comme n’importe quelle autre requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire, me fondant sur la compétence inhérente dont il est question à la page 600 de David Bull, précité, et sur le critère formulé à la même page de cet arrêt, par lequel la Cour d’appel a confirmé la décision du juge de première instance de refuser la radiation :

 

Pour ces motifs, nous sommes convaincus que le juge de première instance a eu raison de refuser de prononcer une ordonnance de radiation sous le régime de la Règle 419 ou de la règle des lacunes, comme il l’aurait fait dans le cadre d’une action. Nous n’affirmons pas que la Cour n’a aucune compétence, soit de façon inhérente, soit par analogie avec d’autres règles en vertu de la Règle 5, pour rejeter sommairement un avis de requête qui est manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli [...] Ces cas doivent demeurer très exceptionnels et ne peuvent inclure des situations comme celle dont nous sommes saisis, où la seule question en litige porte simplement sur la pertinence des allégations de l’avis de requête.

 

 

Je me fonderai aussi, par analogie, sur les motifs applicables à la radiation d’une action qui sont énumérés à l’article 221 des Règles de la Cour fédérale (1998) (les Règles).

 


[3]                En ce qui concerne les motifs de radiation, le défendeur a décidé de faire donner tous les canons à la fois, se disant peut-être que, en cas de doute, il vaut mieux lancer tout ce qu’on a en espérant que l’un des motifs invoqués gagnera l’approbation. Or, son travail exige de l’avocat, lorsqu’il a le choix, qu’il choisisse soigneusement la ou les questions dont dépendront ses moyens. Ce choix d’une approche centrale ou d’un nombre très limité d’approches, en supposant encore une fois que le choix soit possible, est de la plus haute importance. Il incombe à l’avocat, en tant que tel, d’écarter les arguments qui selon toute probabilité seraient rejetés et de concentrer ses efforts sur un ou deux moyens solides, de manière non seulement à éviter la confusion, mais aussi à créer une atmosphère favorable.

 

[4]                Pour en revenir à la présente espèce, ayant adopté la tactique de la contre-attaque tous azimuts dont nous parlions plus haut, le défendeur a produit une quantité considérable d’éléments de preuve et obligé ainsi le demandeur à répondre de même, de sorte que nous avons ici une requête qui n’aurait pas dû être présentée : la procédure de contrôle judiciaire aurait dû suivre son cours sans détour jusqu’à l’audience, où la thèse du demandeur aurait pu être examinée intégralement par le juge saisi de la demande. Celle‑ci a deux objets : un bref de certiorari annulant un arrêté introductif d’instance porté devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba en vue d’en obtenir une ordonnance d’incarcération, et une ordonnance interdisant au ministre de la Justice de livrer le demandeur aux États-Unis d’Amérique.

 


ANALYSE

Demande d’audience

 

[5]                À titre préliminaire, l’avocat du demandeur me demande d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour ordonner la tenue d’une audience relativement à la présente requête, de sorte que le demandeur puisse présenter intégralement sa thèse et traiter l’ensemble des questions en litige; il se fonde en cela sur un passage de la décision Vancouver Island Peace Society c. Canada (Ministre de la Défense nationale) (1993), 64 F.T.R. 127 (C.F. 1re inst.), à la page 139 : 

 

Souvent, le tribunal appelé à exercer son pouvoir discrétionnaire devra apprécier la situation dans laquelle la requête a été présentée et la réparation demandée. Dans bien des cas, une appréciation complète n’est possible que si le requérant a l’occasion de faire valoir sa cause, d’après la requête introductive d’instance et les affidavits présentés à son appui.

 

L’argument ici invoqué pour la tenue d’une audience est que la requête en radiation du ministre, du fait de la généralité de son contenu, a obligé le demandeur à traiter prématurément des questions qui auraient dû attendre l’audience de la demande, de sorte qu’il devrait lui être maintenant donné la possibilité de faire valoir ses moyens plus complètement au moyen d’une argumentation orale de son avocat.

 

[6]                Sans compter le fait que la tenue d’une audience pour instruire une requête relativement simple est souvent un luxe plutôt qu’une nécessité, je ne vois pas en quoi il ne pourrait être donné suite de manière satisfaisante à la présente requête par écrit. Ma décision s’inspire aussi de  Karlsson  c. Canada (Ministre du Revenu national) (1995), 97 F.T.R. 75 (C.F. 1re inst.), à la page 77 :


 

[10]         Il existe un certain nombre de circonstances dans lesquelles la Cour consentira à accueillir une demande d’audition orale présentée par l’intimé en application de la règle 324(3) : l’affaire est complexe (Enviro-Clear Co. c. Baker International (Canada) Ltd., [1987] 3 C.F. 268); l’affaire soulève des questions d’intérêt public qui sont nouvelles et une audition orale faciliterait grandement la tâche de la Cour (Molson Cos. Ltd. c. Le registraire des marques de commerce et al. (1985), 7 C.P.R. (3d) 421); l’affaire requiert l’appréciation de la crédibilité des témoins et la présentation d’une argumentation juridique exhaustive (Viking Corp. c. Aquatic Fire Protection Ltd. (1985),  5 C.P.R. (3d) 51); il existe des raisons sérieuses de conclure que le requérant est incapable de présenter adéquatement sa requête par écrit (Gordon c. Le directeur de l’Institution de Matsqui [précité]). Enfin, la Cour d’appel a décidé, dans l’affaire Kurniewicz c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1975), 6 N.R. 225, à la p. 230, qu’une audition orale sera accordée lorsque l’affaire est urgente et peut être tranchée plus rapidement si une audition orale est prescrite; lorsqu’il y a un si grand nombre de personnes intéressées à une affaire qu’il est malaisé de présenter la demande de la manière prévue par la règle 324; lorsque la requête soulève une question sur laquelle la Cour désire entendre les plaidoiries des avocats.

 

J’ai aussi tenu compte de la décision Sterritt c. Canada (1995), 98 F.T.R. 68 (C.F. 1re inst.), sur laquelle on a attiré mon attention. Après examen de l’ensemble des motifs qui peuvent amener un tribunal à ordonner la tenue d’une audience pour donner suite à une requête écrite, notamment ceux qui sont énoncés dans Karlsson et Sterritt, je conclus que la présente espèce ne nécessite pas d’audience.

 

Le fond de la présente requête

 

[7]                J’examinerai maintenant les diverses raisons pour lesquelles le défendeur estime que la demande de contrôle judiciaire considérée devrait être radiée au tout début de la procédure, l’avis de demande ayant été déposé le 19 octobre 2004 et le défendeur ayant déposé la présente requête le 1er novembre de la même année.

 


La prescription

 

[8]                Le défendeur soutient que l’avis de demande considéré n’a pas été déposé dans le délai de  30 jours fixé au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. Cet argument présente plusieurs difficultés.

 

[9]                Le défendeur invoque une preuve par affidavit pour établir la prescription.  Or, une requête en radiation fondée sur la prescription doit être présentée sous le régime de ce qui était l’alinéa 419(1)a) des Règles et qui en forme  maintenant l’alinéa 21(1)a), ainsi que nous l’enseigne la Cour d’appel dans l’arrêt Sembawang Reefer Lines (Bahamas) Ltd. c. Lina Erre (Le navire) (1990), 114 N.R. 270, aux pages 270 et 271 :

 

[4]        En général, un moyen de défense fondé sur la prescription fera partie de la défense au fond (Règle 409). Il pourrait aussi, dans des circonstances appropriées, faire l’objet d’une décision préliminaire (Règle 474) ou d’un exposé des faits (Règle 475) ou même d’une demande de jugement sommaire (Règle 341). Toutefois, lorsque, comme en l’espèce, la prescription de l’action constitue une question préliminaire et qu’elle est soulevée au moyen d’une simple demande de radiation, on doit se conformer à la Règle 419(1)a) dont voici le libellé :

 

Règle 419. (1) La Cour pourra, à tout stade d’une action, ordonner la radiation de tout ou partie d’une plaidoirie avec ou sans permission d’amendement, au motif

 

a) qu’elle ne révèle aucune cause raisonnable d’action ou de défense, selon le cas;

 

[5]        Une telle demande est assujettie à la restriction prévue par la Règle 419(2) :

 

(2) Aucune preuve n’est admissible sur une demande aux termes de l’alinéa (1)a).

 

[6]        En l’espèce, pour pouvoir établir quel droit étranger était applicable et conclure que celui‑ci avait pour effet d’éteindre le privilège maritime, le juge des requêtes devait considérer et évaluer un grand nombre d’éléments de preuve et choisir parmi eux pour connaître le contenu de ce droit étranger. C’est grâce aux affidavits déposés spécialement à l’appui ou à l’encontre de l’avis de requête qu’on trouve ces éléments de preuve au dossier. Ceux‑ci n’étaient pas admissibles et le juge des requêtes n’aurait pas dû en tenir compte. En leur absence, la demande ne pouvait réussir et elle aurait dû être rejetée.

 


Le message principal de ce passage, pour ce qui concerne l’application des Règles de la Cour fédérale (1998) (les Règles), est qu’une requête en radiation fondée sur la prescription relève de l’alinéa 221(1)a)  – l’absence de cause d’action ou de défense valable – et que le paragraphe 221(2) m’interdit de tenir compte de la preuve par affidavit produite par le défendeur à l’appui de sa requête. Cela porte un coup fatal au moyen du défendeur fondé sur la prescription, étant donné que son avocate invoque à cet égard une partie de l’affidavit de Me Robert Maertens, avocat au ministère de la Justice, plus précisément les paragraphes 5 et 6 de ce document.

 

[10]           Autre coup fatal à l’argument de la prescription : la radiation – c’est un lieu commun du droit – ne peut être prononcée au motif de la prescription. Cette règle comporte certes des exceptions (en nombre restreint), mais aucune n’est applicable à la présente espèce. Citons à ce propos les observations formulées par Monsieur le juge Marceau dans l’arrêt Watt c. Canada (Transport), non publié, 21 janvier 1998, dossier A‑448‑97, [1998] A.C.F. no 49 (QL) :

 

4.         Le juge des requêtes a également eu raison de refuser de tenir compte de certaines prescriptions légales aux fins de la radiation de l’action visée par la présente requête fondée sur l’alinéa 419(1)a) des Règles. Il est maintenant bien établi que l’effet d’une loi sur la prescription des actions ne peut être déterminé qu’après le dépôt de la défense, soit à l’instruction, soit à la suite d’une requête sous le régime de la Règle 474.

 

Watt porte sur une action, et non sur une demande de contrôle judiciaire, mais les mêmes principes s’appliquent à un avis de requête introductif d’instance. Ainsi, il devrait être statué sur une conclusion ou un moyen de défense fondé sur la prescription soit dans le cadre d’une requête relevant de l’article 220 des Règles s’il s’agit d’une action, soit à l’audience où l’affaire est entendue au fond dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire. 


 

[11]           Il y a une troisième raison pour laquelle la présente affaire ne devrait pas être tranchée sur la base de la prescription à l’étape actuelle.  Les opinions des avocats paraissent diverger sur le point de savoir s’il y a effectivement prescription. L’avocat du demandeur soutient que la demande n’est pas assujettie au délai de 30 jours prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales et qu’elle n’a donc pas été déposée hors délai. Ce moyen est fondé sur le principe que le contrôle judiciaire, sous le régime de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, ne se limite pas à une décision ou une ordonnance, de sorte que le délai de 30 jours n’est pas d’application. L’avocat cite trois décisions à l’appui de ses dires.

 

[12]           La Cour d’appel fédérale a fait observer dans Morneault  c. Canada (Procureur général) (2000), 256 N.R. 85 (aux pages 104 et 105) que le contrôle judiciaire, sous le régime de l’article 18.1, peut s’appliquer à d’autres questions qu’à une décision ou une ordonnance :

 

Le contrôle judiciaire prévu à l’article 18.1 n’est pas limité à une « décision ou une ordonnance ». C’est ce qui ressort clairement du paragraphe 18.1(1), qui permet au procureur général du Canada et à « quiconque est directement touché » de solliciter le contrôle judiciaire. Il ressort clairement de la disposition dans son ensemble que, si d’une part une décision ou une ordonnance est une question qui peut être examinée, d’autre part une question autre qu’une décision ou une ordonnance peut également être examinée. C’est ce que montre la décision que notre Cour a rendue dans l’affaire Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (C.A.). Dans cette décision, il a été statué qu’une demande de contrôle judiciaire présentée conformément à l’article 18.1 en vue de l’obtention du bref de mandamus, du bref de prohibition et du jugement déclaratoire prévus à l’article 18 [...] de la Loi, sont des questions sur lesquelles la Cour a compétence et que la Cour peut accorder la réparation appropriée conformément aux alinéas 18.1(3)a) et 18.1(3)b). Voir également Sweet c. Canada (1999), 249 N.R. 17 (C.A.F.); Devinat c. Canada (Commission de l’immigration et du statut de réfugié), [2000] 2 C.F. 212 (C.A.).

 

 

Les avocats des parties à la présente espèce ne s’entendent pas sur le point de savoir si la prise d’un arrêté introductif d’instance est ou non une décision ou une ordonnance.


 

[13]           Il serait utile de se reporter aussi à la décision Friedman & Friedman Inc. c. Canada (Surintendant des faillites) (2001), 211 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.), qui concerne le contrôle judiciaire d’une enquête disciplinaire. Dans cette affaire, les défendeurs ont fait valoir que la demande était prématurée, puisqu’il n’avait pas encore été rendu de décision ou d’ordonnance. Monsieur le juge Dubé fait observer à la page 164 de cette décision que le délai de 30 jours que prévoit le paragraphe 18.1(2) pour le dépôt d’une demande vaut seulement pour le contrôle d’une décision ou d’une ordonnance, et que tout recours contre un acte administratif n’est pas exclu, étant donné que le délai de 30 jours ne s’applique pas à ce cas :

 

Le paragraphe 18.1(2) ne prévoit un délai formel pour déposer une demande de contrôle judiciaire que dans les cas où la demande tire son fondement d’une décision ou d’une ordonnance. Cette disposition n’exclut pas tout recours à l’encontre d’une procédure administrative ou d’un acte administratif. Dans ce dernier cas, le délai de trente jours ne s’applique pas.

 

 

On trouve donc ici une formulation claire du principe que, dans le cas où la demande de contrôle judiciaire porte sur une procédure administrative ou un acte administratif, le délai de 30 jours fixé au paragraphe 18.1(2) n’est pas d’application.

 


[14]           La troisième décision qui nous intéresse dans ce contexte est Peter G. White Management Ltd. c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), une décision non publiée, prononcée par Monsieur le juge Gibson le 23 avril 2004 (2004 CF 597). Il s’agissait dans cette affaire du contrôle judiciaire d’une « décision » du ministre du Patrimoine canadien. Le juge Gibson se demandait si  la mesure en question, qu’il a décidé pour des raisons de commodité d’appeler une « décision », était susceptible de contrôle judiciaire sous le régime de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, car il s’agissait, plutôt que d’une décision à proprement parler, d’une directive générale  de planification et de gestion des domaines skiables des parcs nationaux. Le juge Gibson a conclu, suivant en cela l’arrêt Morneault, précité, ainsi qu’une décision du juge Nadon,  Larny Holdings Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé), [2003] 1 C.F.  541 (C.F. 1re inst.), que le contrôle judiciaire peut s’appliquer à des questions qui ne sont pas au sens strict des décisions ou des ordonnances, par exemple à des directives des pouvoirs publics.

 

[15]           De cette proposition suivant laquelle est en litige une question discutable, soit celle de savoir s’il y a ou non prescription, il ne découle pas qu’on soit en présence d’un cas où la demande devrait être radiée sur requête. C’est seulement lorsqu’il est absolument manifeste – sans que la thèse contraire soit du tout défendable – que la demande de contrôle judiciaire doit être radiée au motif de la prescription qu’une telle radiation peut être décidée : voir par exemple Jawanda  c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2001), 14 Imm. L.R. (3d) 151 (C.F. 1re inst.), aux pages 152 et 153.

 

[16]           La demande considérée ne sera pas radiée au motif de la prescription, car nous avons ici une réelle divergence d’opinion, et il peut à l’évidence être soutenu qu’elle ne relève pas de l’exception aux règles générales énoncées dans l’arrêt David Bull, précité  – d’abord parce qu’il se pourrait que le délai de 30 jours ne soit pas applicable, ensuite parce qu’une question aussi sérieuse et importante ne doit pas être tranchée dans le cadre d’une requête en radiation.


 

La compétence

 

[17]           Le défendeur soutient que la Cour fédérale n’a pas compétence pour rendre une ordonnance d’interdiction empêchant le ministre de remettre le demandeur, M. Coffey, aux autorités américaines. Il se fonde en cela sur l’idée que la Cour n’est pas apte à connaître d’un arrêté introductif d’instance, en l’occurrence de celui que le ministre de la Justice a pris et porté devant un tribunal manitobain; il invoque à l’appui de cette proposition un arrêt non publié en date du 21 octobre 2004 : Froom c. Le ministre de la Justice, 2004 CAF 352. Mais Froom ne va pas aussi loin. Cet arrêt ne démontre pas de façon concluante, comme le soutient le défendeur, que la Cour fédérale devrait refuser d’accorder cette réparation ou qu’elle n’a pas compétence pour le faire. La compétence applicable en matière d’interdiction est certes restreinte, mais dans la mesure où elle peut exister, je ne suis pas disposé à prononcer la radiation au motif d’incompétence.  En fait, la Cour d’appel, dans Froom, ne dit ni explicitement ni implicitement que la Cour fédérale devrait toujours se déclarer inapte à connaître de la demande de contrôle judiciaire d’un arrêté introductif d’instance, car elle ajoute des réserves à cette proposition générale :

 

[TRADUCTION]

17         Je suis d’accord avec le juge de première instance pour dire que, en principe, la Cour fédérale devrait toujours se dessaisir de la demande de contrôle judiciaire d’un arrêté introductif d’instance dans les cas où les moyens invoqués dans cette demande relèvent sans conteste de la compétence du juge d’extradition, étant donné que, dans ces cas, ce dernier pourrait offrir un autre recours satisfaisant. Il en va de même de toute question relevant de la compétence du ministre à l’étape de la remise, ou de la juridiction d’appel provinciale pour ce qui concerne le contrôle judiciaire de la décision de remise, ainsi que de toute question qui, sous le régime du traité ou de la loi d’extradition applicables, doit être portée devant le tribunal étranger si la personne dont on souhaite l’extradition est remise aux autorités étrangères. (Non souligné dans l’original.)

 


On voit qu’il y a ici une restriction : la question est de savoir si le juge d’extradition est ou non compétent pour contrôler un arrêté introductif d’instance. On lit ensuite dans le même arrêt le passage concluant qui suit :

 

[TRADUCTION]

18         Je suis également d’accord avec le juge de première instance pour dire que le juge d’extradition n’est pas compétent pour effectuer le contrôle judiciaire de l’arrêté introductif d’instance ni pour décider de novo si le ministre était fondé à conclure qu’étaient réunies les conditions auxquelles la loi subordonne la prise d’un arrêté introductif d’instance. (Non souligné dans l’original.)

 

Du point de vue de la Cour d’appel, le juge d’extradition, par exemple le juge saisi de l’affaire considérée au Manitoba, n’est pas compétent pour effectuer le contrôle judiciaire de l’arrêté introductif d’instance. La Cour d’appel, toujours dans Froom, examine ensuite d’autres recours possibles. Cependant, cette voie fait naître tant d’incertitudes que je ne suis pas disposé à radier la demande  sur le fondement de cet argument relatif à la compétence, et ce, d’autant moins que le critère applicable dépasse celui dont relève en général la radiation d’une action et exige que la demande  soit « manifestement irréguli[ère] au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli[e] » (David Bull, à la page 600). Le demandeur fait valoir à ce sujet un argument de poids, à savoir que, le juge d’extradition n’étant pas compétent pour effectuer le contrôle judiciaire d’un arrêté introductif d’instance, le contrôle judiciaire dont il s’agit ici échappera à sa compétence.

 


[18]           L’avocate du défendeur soutient dans ses conclusions écrites que la Cour fédérale a le pouvoir discrétionnaire de refuser le contrôle judiciaire s’il y a un autre recours adéquat. Mais, à ce propos, le demandeur rappelle le mémoire déposé par le procureur général du Canada devant la Cour du Banc de la Reine, où il qualifie le rôle du juge d’extradition de limité et de modeste : voir par exemple États-Unis d’Amérique c. McVey, [1992] 3  R.C.S. 475, aux pages 489 et suivantes, 498 et suivantes et 514 et suivantes. Pour être plus précis, la Cour suprême du Canada a formulé des observations tout à fait explicites sur le rôle du juge d’extradition. Dans l’arrêt Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536, Monsieur le juge La Forest a rejeté la proposition du juge d’extradition comme quoi il jouissait d’une compétence large; le juge d’extradition, a‑t‑il fait observer, remplit une fonction modeste, celle d’établir si le délit en cause relève du traité applicable et si la preuve produite suffit à justifier la remise du fugitif au pays requérant pour qu’il y subisse un procès, ce rôle étant analogue à celui du magistrat qui préside une enquête préliminaire : voir Mellino, aux pages 553 à 555 inclusivement. On ne peut déduire de ce qui précède l’existence d’aucun recours susceptible de remplacer la présente demande de contrôle judiciaire portée devant la Cour fédérale.

 

[19]           Dans l’arrêt États-Unis d’Amérique c. Lépine, [1994] 1 R.C.S 286, aux pages 296 et 297, le juge La Forest a encore une fois examiné la fonction du juge d’extradition, qu’il a déclarée se limiter à l’examen de la preuve produite et du point de savoir si la citation à procès se justifierait si le crime en question avait été commis au Canada. La compétence du juge d’extradition, ajoutait‑il, ne s’étend pas aux questions de compétence.

 


[20]           Dans l’arrêt États-Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462, à la page 512, Messieurs les juges Cory et Iacobucci ont prononcé le jugement au nom de la majorité et ont examiné, aux pages 512 à 514, la nature de l’audience d’extradition. Ils ont fait remarquer que la compétence du juge d’extradition est entièrement d’origine législative, de sorte que son rôle – modeste – se limite à examiner la preuve et à établir si elle justifie l’incarcération du fugitif en vue de son extradition vers le pays requérant. L’audience d’extradition, ont-ils noté, « doit être un processus accéléré, conçu pour maintenir les dépenses à leur niveau le plus bas et pour garantir l’exécution rapide des obligations internationales du Canada » (page 514).

 

[21]           Se fondant sur ces arrêts, l’avocat du demandeur expose le point de vue tout à fait défendable que, étant donné le rôle limité des juges d’extradition, il n’existe pas nécessairement d’autre recours  qu’on puisse raisonnablement envisager, et que la Cour fédérale est donc un forum approprié. S’il est vrai que ce moyen pourrait se révéler difficile à faire valoir, l’avocat du demandeur a certainement soulevé des questions défendables touchant la compétence. La requête en radiation de la demande n’est pas le cadre qui convient pour régler de manière concluante des questions de compétence qu’il est tout à fait justifiable de soulever. Cet aspect de la compétence devrait plutôt être examiné, en temps opportun,  par le juge qui entendra la demande au fond.

 

La compétence pour interdire la remise d’un fugitif

 


[22]           Pour ce qui concerne la deuxième mesure demandée, à savoir l’interdiction de la remise, le défendeur soutient que la compétence de la Cour fédérale à cet égard a été écartée par l’effet conjoint du paragraphe 17(6) de la Loi sur les Cours fédérales et du paragraphe 57(1) de la Loi sur l’extradition. Le premier dispose que la Cour fédérale n’a pas compétence dans les cas où une loi fédérale donne compétence à un tribunal provincial. Le second porte que, malgré la Loi sur les Cours fédérales, la cour d’appel de la province où l’incarcération a été ordonnée a compétence exclusive pour connaître des demandes de révision judiciaire.

 

[23]           La position du demandeur est somme toute assez simple. Selon lui, la question n’est pas tant sa remise aux autorités étrangères que la prise de l’arrêté introductif d’instance. Il ne s’agit pas ici de contrôler ou d’interdire la remise d’un fugitif, mais plutôt de prononcer, sous le régime de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, un acte à effet de prohibition ou de restriction sur l’arrêté introductif d’instance. Là encore, nous avons des divergences d’opinion que l’état du droit ne permet pas de trancher immédiatement. Comme le faisait observer le juge Strayer dans l’arrêt David Bull, précité, ce sont là des questions qu’il revient d’examiner au juge qui entendra la demande au fond. Une telle question de compétence ne devrait pas être tranchée dans le cadre d’une requête interlocutoire, d’autant moins lorsqu’il s’agit d’une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire.

 

L’assimilation de la demande à un abus de procédure

 


[24]           Le défendeur soutient que la demande est un abus de procédure au motif que le demandeur essaie d’obtenir des documents dont le processus d’extradition ne lui donne pas le droit de prendre connaissance. En outre, fait valoir le défendeur, le demandeur a déjà formé devant la Cour du banc de la Reine du Manitoba, dans le cadre de l’audience d’extradition, une requête ayant entre autres objets la production de divers documents, et la liste de ceux‑ci coïncide peut-être, en partie ou en totalité, avec celle des documents qu’il cherche à obtenir dans le cadre de l’instance de contrôle judiciaire portée devant la Cour fédérale.

 


[25]           L’avocate du défendeur rappelle que les procédures d’extradition, pour ce qui concerne la communication de pièces, relèvent d’un régime différent, par exemple, de celui que définit la Cour suprême dans R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 236. Dans cet arrêt, la Cour suprême se préoccupait de l’obligation de la Couronne de communiquer tous les renseignements pertinents à un accusé de manière à ne pas entraver sa capacité à opposer une réponse complète à l’accusation. En outre, fait valoir le défendeur en se fondant sur les pages 515 à 523 de l’arrêt Dynar, précité, et sur les pages 559, 560, 581 et 582 de l’arrêt États-Unis d’Amérique c . Kwok, [2001] 1 R.C.S. 532, la compétence du juge d’extradition en matière de communication de documents est limitée. Dans Dynar, la Cour suprême fait observer que, contrairement à ce qui était le cas dans le contexte envisagé par Stinchcombe, « il n’existe pas de droit à la procédure la plus favorable qu’on puisse imaginer » (page 516), mais plutôt que « [l]e contexte et l’objet de l’audience d’extradition déterminent l’importance de la protection accordée au fugitif en matière de procédure » (ibid.). Dans l’arrêt Kwok, Madame la juge Arbour, se référant à Dynar, précité, note que l’audience d’incarcération n’a pas pour but de pourvoir à la communication de la preuve ni n’a été conçue à cette fin. Elle fait observer plus loin (à la page 581) que, les procédures d’extradition ne portant pas sur des questions liées à la culpabilité ou à l’innocence, mais s’apparentant plutôt aux enquêtes préliminaires, le juge d’extradition peut seulement ordonner la production des documents pertinents à l’égard des questions soulevées à l’étape de l’incarcération. Essentiellement, la communication  est limitée dans ce cas à la preuve sur laquelle se fonde l’État requérant.

 

[26]            Le demandeur, quant à lui, nie que sa démarche soit un abus de procédure, étant donné qu’il ne cherche pas à obtenir sournoisement la communication de documents, pas plus qu’il n’a mis de retard à former la demande considérée. Cependant, l’axe principal de ses moyens est que la question ici en litige est le contrôle de la prise de l’arrêté introductif d’instance, et non l’extradition en soi.  Or, il est possible de soutenir que c’est la Cour fédérale qui doit être saisie de cette contestation. Sur ce sujet, l’argumentation des deux parties est assez limitée. Toutefois, tout en reconnaissant que  la question de la culpabilité ou de l’innocence n’est pas pertinente dans le cadre de la procédure d’extradition et que le droit à communication y est par conséquent restreint, j’admets aussi le caractère défendable de l’argument du demandeur selon lequel les actes du ministre sont susceptibles de contrôle judiciaire; par exemple, si la production des documents demandés permettait d’établir que le ministre ne disposait pas de preuves que le demandeur eût effectivement été inculpé aux États-Unis, l’arrêté introductif d’instance pourrait être annulé. Le dossier de la présente requête comprend en effet un affidavit selon lequel il se pourrait que le demandeur  ne soit pas inculpé aux États-Unis, sa dernière inculpation y ayant été levée le 5 mars 1999.

 


CONCLUSION

 

[27]           Les motifs de radiation invoqués par le défendeur n’appellent pas une réponse évidente, pas plus que ne se révèle concluant le droit qu’il cite à leur appui. Les questions soulevées sont discutables et, en fait, n’étayent pas la thèse que la demande considérée serait manifestement irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie. Il ne s’agit donc pas là de l’un de ces très rares cas où la demande de contrôle judiciaire devrait être sommairement radiée.

 


[28]           L’avocate du défendeur, le ministre de la Justice, demande les dépens dans les conclusions écrites qu’elle a déposées au nom de son client. Or, c’est le demandeur, M. David Coffey, qui a ici obtenu gain de cause, sauf en ce qui concerne la procédure orale qu’il a sollicitée : c’est donc à lui qu’il convient d’adjuger les dépens. Comme je le disais au début du présent exposé des motifs, on forme souvent des requêtes en radiation d’une demande de contrôle judiciaire par suite d’un excès d’optimisme, sans tenir compte de la difficulté de remplir le critère de radiation énoncé dans l’arrêt David Bull, précité, ni de l’avertissement qu’on y trouve à la page 600, selon lequel « [c]es cas doivent demeurer très exceptionnels et ne peuvent inclure des situations comme celle dont nous sommes saisis, où la seule question en litige porte simplement sur la pertinence des allégations de l’avis de requête ». Dans la présente espèce, tous les arguments avancés par le défendeur sont discutables, et ils ne résistent certainement pas à l’épreuve du critère rigoureux de David Bull. Je n’irais certainement pas jusqu’à qualifier d’abus de procédure, comme l’avocat du demandeur, le fait de soulever des questions discutables dans le contexte de la radiation. Mais la quantité considérable d’éléments auxquels le demandeur s’est vu obligé de répondre justifie néanmoins l’adjudication de dépens plus élevés que la normale. Me fondant sur l’article 5, colonne IV, du tarif B, je fixe les dépens forfaitaires, débours compris, à la somme de 1 000 dollars, payable sans délai.

 

[29]           Il est accordé au défendeur la prorogation de délai voulue, que fixe une ordonnance en date de ce jour.

 

                                 « John A. Hargrave »       

                                                                                                                 Protonotaire

 

 

 

 

Vancouver (Colombie-Britannique),

le 3 décembre 2004

 

 

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                                             COUR FÉDÉRALE

 

                                             AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

REQUÊTE EXAMINÉE SUR DOSSIER, SANS COMPARUTION DES PARTIES

 

 

DOSSIER :                                        T-1875-04

 

INTITULÉ :                                        DAVID B. COFFEY c. LE MINISTRE DE LA JUSTICE

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :   LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 3 DÉCEMBRE 2004

 

 

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PRÉSENTÉES PAR :   

 

David H. Davis                                                                      POUR LE DEMANDEUR

 

 

Sharlene Telles-Langdon                                                     POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Davis & Associates Law Office                                                      POUR LE DEMANDEUR

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

 

Morris A. Rosenberg                                                            POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Winnipeg (Manitoba)

 


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