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Date : 20060427

Dossier : IMM-3791-05

Référence :  2006 CF 519

Ottawa (Ontario), le 27 avril 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

ENTRE :

TEWODROS NICODEMUS JOSEPH

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demande d’asile de M. Tewodros Joseph a été rejetée et il demande maintenant que soit annulée la décision de rejet rendue par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié  (la Commission).

 

Le contexte

[2]               Le demandeur est arrivé au Canada en provenance d’Éthiopie et il a revendiqué la qualité de personne à protéger en tant que membre d’un parti politique d’opposition, le All Ethiopia Unity Party (AEUP, qui était auparavant désigné par le sigle AAPO). Il a aussi allégué qu’il courait un risque du fait qu’il était membre d’une minorité ethnique; en effet, sa langue est l’amharique.

 

[3]               Le demandeur a prétendu que lui et d’autres membres de sa famille étaient des activistes politiques. Il a témoigné qu’il a adhéré à l’AAPO en 2002 et qu’il a participé à un bon nombre de ses activités politiques. Ces activités ont abouti à deux arrestations et à deux périodes de détention que le demandeur a décrites de manière très crue au cours de son témoignage. Il a affirmé que, à une occasion, à la fin de 2003, il a été arrêté à son domicile, battu et ensuite gardé en détention pendant sept jours. Il a prétendu que, alors qu’il était en détention pour la première fois, il s’est fait interroger au sujet de ses activités politiques mais que, après le premier jour, on l’a plus ou moins laissé tranquille. Il a dit que, alors qu’il était sur le point d’être relâché, il a été amené devant l’agent de service et on l’a averti de ne plus se mêler de politique.

 

[4]               Le demandeur a aussi témoigné qu’il a été frappé au visage au cours de sa première arrestation et que cela a provoqué le déchaussement d’une dent. Il s’est donc rendu dans une clinique dentaire proche et on lui a dit qu’il ne perdrait pas sa dent. Il a dit qu’il n’a pas eu besoin de traitement pour sa dent.

 

[5]               La deuxième arrestation du demandeur a eu lieu en mai 2004, en raison de sa participation à une manifestation politique à Addis Abeba. Selon lui, plus de 500 personnes y ont pris part; à cette occasion, lui et plusieurs autres manifestants ont été arrêtés. Là encore, il a été arrêté à son domicile, menotté et emmené par des officiers de l’armée au septième poste de police où il a été détenu pendant trois jours, d’où il a été transféré au poste de police central dans lequel il a été détenu pendant encore quatre semaines. Il dit que, pendant cette période, il a été battu à cinq reprises si sauvagement qu’il a même cru que sa main était fracturée. Il a déclaré dans son formulaire de renseignements personnels (FRP) qu’il lui était difficile de lever ses bras et il a dit que son corps était « couvert de bleus » et que ses bras étaient enflés. Il a dit que ses interrogateurs l’ont battu, frappé et lui ont donné des coups de pied. Il a dit aussi qu’il s’est senti perdu et qu’il a craint qu’on le ferait « disparaître ». En fin de compte, on l’a relâché, amené devant un juge et on lui a ordonné de ne pas participer à des activités politiques.

 

[6]               Lorsqu’il a été relâché, le demandeur n’a pas cherché à recevoir des traitements médicaux, mais il a décidé de fuir le pays. Il a demandé de l’aide à ses amis et à des membres de sa famille, notamment d’un Somalien qui était un ancien client. Il est arrivé au Canada en passant par le Kenya. Depuis son arrivée au Canada, il a poursuivi ses activités politiques en qualité de membre de la All Ethiopia Unity Cultural and Relief Organization (AEUCRO) à Toronto. Cet organisme a donné une lettre à la Commission par laquelle elle a confirmé que le demandeur était membre de l’AEUP lorsqu’il vivait en Éthiopie.

 

La décision de la Commission

[7]               La Commission n’a pas cru une bonne partie du témoignage du demandeur et elle a conclu que des portions essentielles de celui-ci manquaient de crédibilité. Elle a conclu que, vu que le demandeur n’avait pas cherché à recevoir des traitements médicaux et qu’il y avait absence de séquelles visibles sur son corps, son récit n’était pas vraisemblable et ne correspondait pas à la gravité des blessures qu’il disait avoir subies. La Commission a donc conclu qu’il n’avait pas été battu et torturé comme il le prétendait.

 

[8]               La Commission a conclu à l’absence de toute preuve objective tendant à prouver l’appartenance du demandeur à l’AEUP et elle a rejeté la lettre émanant de l’AEUCRO, qu’elle a qualifiée d’orientée. La Commission a conclu que le demandeur n’avait pas prouvé qu’il avait été un activiste politique en Éthiopie.

 

[9]               La Commission a aussi conclu que le témoignage du demandeur au sujet de sa famille éthiopienne et de la destruction de son domicile était contradictoire et qu’il n’était pas digne de foi. Plus précisément, elle a conclu que, lorsqu’il a témoigné qu’il n’avait pas contacté sa famille en Éthiopie, cela n’était pas vraisemblable.

 

[10]           Enfin, la Commission a constaté des contradictions dans le témoignage du demandeur relativement à sa fuite d’Éthiopie et, plus précisément, relativement à l’identité des personnes qui l’ont alors aidé.

 

Analyse

[11]           Lorsqu’il s’agit de conclusions relatives à la crédibilité, la norme de contrôle est la décision manifestement déraisonnable et la jurisprudence enseigne clairement qu’une grande retenue s’impose alors : voir Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 732, (1993) 160 N.R. 315 (C.A.F.), à la page 316. Même si la Commission fait des erreurs évidemment sans importance lorsqu’elle apprécie la preuve, sa décision peut résister au contrôle judiciaire; cependant, lorsqu’elle ne tient pas compte d’éléments de preuve ou les interprète de manière erronée, sa décision est susceptible d’être annulée.

 

[12]           La Commission a tiré un certain nombre de conclusions importantes; elle a notamment dit que le demandeur n’était pas membre de l’AEUP. Elle n’a pas cru son témoignage relatif à ses activités politiques et elle a rejeté la lettre par laquelle l’AEUCRO a confirmé sa qualité de membre.

 

[13]           La Commission a fondé ce rejet sur le fait que la seule source de renseignement concernant sa qualité de membre était le demandeur et qu’aucune vérification indépendante n’avait été effectuée à ce sujet. La Commission a fait les observations suivantes quant au témoignage du demandeur sur ce point :

La seule preuve fournie relativement à son adhésion à l’AEUP est une lettre de la All Ethiopia Unity Cultural and Relief Organization de Toronto[1]. L’auteur indique que M. Joseph était membre de l’AEUP en Éthiopie. Interrogé sur la façon dont l’auteur de la lettre aurait obtenu cette information, le demandeur d’asile a répondu lui avoir dit qu’il était membre du parti.

 

 

[14]           Cependant, au cours de son témoignage, le demandeur a bel et bien fait allusion à d’autres recherches effectuées par l’AEUCRO afin de vérifier la véracité de ce qu’il leur avait dit. C’est donc à tort que la Commission a conclu que le demandeur avait confirmé qu’il était la seule source de renseignement contenue dans la lettre de l’AEUCRO. Il s’agit d’une erreur importante parce que la Commission s’est fondée sur cela pour contester la valeur de la lettre de l’AEUCRO comme corroboration indépendante des activités politiques du demandeur en Éthiopie.

 

[15]           Le demandeur a fait valoir un deuxième argument au sujet de la lettre de l’AEUCRO. Après que la Commission eut rendu sa décision, il a été révélé que la trousse documentaire normale concernant l’Éthiopie produite en l’espèce était quelque peu obsolète. Il n’y figurait pas la réponse à la demande d'information qu’avait faite la Section du statut de réfugié plusieurs mois avant l’audition de la cause, qui confirmait que l’AEUCRO avait pour habitude de faire des vérifications lorsqu’une personne se disait membre de l’AEUP. Ce rapport disait ceci :

[TRADUCTION] Le 26 mai 2004, au cours d’une entrevue téléphonique, le président de l’AEUCRO a expliqué que le bureau de Toronto est le seul organisme d’aide au Canada qui vérifie les dires des personnes qui prétendent être membres du nouveau AEUP et remet des attestations concernant la qualité de membre. Pour faire des vérifications en la matière, le bureau de Toronto contacte le bureau de l’AEUP à Addis Abeba (AEUCRO, le 26 mai 2004). Le représentant de l’AEUP en Éthiopie a confirmé que les organismes d’aide comme l’AEUCRO contactent souvent le quartier général afin de faire confirmer la qualité de membre des intéressés (le 31 mai 2004).

 

 

[16]           Le demandeur a soutenu que la Commission était tenue, en toute équité, de se procurer ces renseignements et que, si elle l’avait fait, elle n’aurait pas rejeté la lettre de l’AEUCRO en disant qu’elle n’était pas fiable. Le demandeur fait valoir cet argument en s’appuyant sur la décision Omar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 463, rendue par le juge Max Teitelbaum et sur la décision Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1787, 2001 CFPI 1312, rendue par le juge Andrew MacKay. Le défendeur distingue cette jurisprudence et s’appuie plutôt sur la décision Tambwe-Lubemba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 511, rendue par le juge McKeown et qui a été ultérieurement confirmée par la Cour d’appel dans l’arrêt Tambwe-Lubemba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1874, dans lequel elle a formulé les observations suivantes au paragraphe 5 au sujet des éléments de preuve découverts ultérieurement :

La deuxième question est de savoir si la commissaire avait l'obligation continue, après l'audience et avant de signer ses motifs écrits, d'examiner les documents qui n'avaient pas été déposés à l'audience mais dont avait été saisie la Section du statut dans l'intervalle. Rien ne prouve en l'espèce que la commissaire a vu le document en cause avant de signer ses motifs écrits. Encore une fois, nous souscrivons aux motifs de jugement du juge McKeown et concluons que la commissaire n'avait pas une telle obligation continue.

 

 

[17]           Sur ce point, je pense que le défendeur a raison. Les décisions Omar et Chen constituent des exceptions à la règle générale énoncée dans l’arrêt Tambwe-Lubemba, précité. Dans l’affaire Omar, il s’agissait de documents qui étaient en la possession de la Section du statut de réfugié mais qui n’étaient pas par ailleurs accessibles au public. Dans l’affaire Chen, la Commission s’était fiée à un rapport obsolète qui avait été remplacé par des renseignements contradictoires donnés en réponse à une demande d'information provenant de commissaires. Cependant, en l’espèce, le rapport était accessible au demandeur, mais il n’a pas été trouvé ou produit en preuve. Je ne pense pas que la Commission était légalement tenue de se le procurer, même si, dans les cas de ce genre, la pratique préférable consiste à faire en sorte que les renseignements les plus récents soient versés au dossier afin d’éviter les problèmes de ce genre.

 

[18]           L’un des points essentiels sur lesquels la Commission a tiré une conclusion d’invraisemblance se rapporte à son appréciation de la preuve relative aux blessures du demandeur et sur le fait qu’il n’a pas cherché à se faire soigner après avoir été relâché la deuxième fois. La Commission a conclu qu’il n’était pas vraisemblable qu’il n’ait pas cherché à se faire soigner vu la description qu’il a faite de ses blessures et elle n’a pas cru qu’il s’en serait rétabli complètement sans séquelles.

 

[19]           Le demandeur soutient que la Commission a dépassé les bornes à cet égard en s’aventurant dans un domaine dans lequel son expertise ne lui permettait de tirer aucune conclusion, et il s’appuie sur la décision Iantbelidze c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [2002] A.C.F. no 1243, 2002 CFPI 932 et sur l’arrêt Attakora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. no 444, (1989) 99 N.R.168 (C.A.F.). Le défendeur prétend que les conclusions tirées par la Commission n’avaient rien de médical, et qu’elles ne reflètent que le simple bon sens.

 

[20]           La conclusion d’invraisemblance tirée par la Commission du fait que le demandeur n’a pas cherché à recevoir des traitements médicaux ressemble beaucoup à un diagnostic médical qui ne s’appuie sur aucun élément de preuve; cependant, je ne pense pas qu’elle soit manifestement déraisonnable. Par contre, lorsque la Commission a dit qu’elle ne pouvait pas croire le demandeur parce qu’il avait dit ne pas avoir subi de séquelles, elle est allée très au-delà des conclusions qu’elle pouvait raisonnablement tirer en l’absence de preuves médicales. Au mieux, le demandeur a décrit des blessures aux tissus mous qui ne permettaient à personne de conclure qu’il y aurait eu des séquelles durables.

 

[21]           La Commission a tiré d’autres conclusions de fait sujettes à caution; en elles-mêmes, elles ne sont pas forcément importantes, mais cumulées aux erreurs plus graves signalées plus haut, elles rendent encore plus justifiée l’intervention de la Cour. Par exemple, la Commission a dit que le demandeur avait affirmé ne pas avoir contacté sa famille en Éthiopie depuis son départ de ce pays, et elle s’est déclarée sceptique. En fait, il a témoigné qu’il avait parlé au téléphone avec ses parents au sujet de sa situation et qu’il savait que ces renseignements seraient communiqués à son épouse. Il a aussi témoigné qu’il était réticent à entrer directement en contact avec son épouse parce qu’il craignait des conséquences possibles. La Commission n’a nullement mentionné cette explication.

 

[22]           La Commission a interprété le témoignage du demandeur selon lequel il avait subi « de graves dommages aux dents » une des fois où il a été battu, mais elle s’est étonnée de ce qu’il n’ait pas eu besoin de soins dentaires. En fait, le demandeur a bel et bien témoigné qu’une dent s’est déchaussée et que le dentiste lui a dit ultérieurement qu’il ne la perdrait pas. Ce témoignage était plausible et n’aurait pas dû troubler la Commission.

 

[23]           La Commission s’est dite troublée par le témoignage du demandeur selon lequel sa maison en Éthiopie avait été démolie et elle s’est demandée comment il aurait pu en être au courant. Là encore, il semble que la Commission ait mal interprété le témoignage du demandeur, selon lequel toute la zone où s’était trouvée sa maison avait été démolie à des fins de réaménagement urbain et que ces renseignements lui avaient été transmis par l’intermédiaire de contacts qu’il avait à Toronto auprès de l’AEUCRO. La Commission a estimé que ce témoignage n’était pas crédible, mais cela semble injustifié vu la teneur de ses déclarations.

 

 

Conclusion

[24]           En l’espèce, la Commission a, à plusieurs reprises, mal interprété le témoignage du demandeur ou elle n’a pas tenu compte des éléments de preuve qui contredisaient ses conclusions. Je ne veux pas laisser entendre par là que nulle partie de ce témoignage ne posait problème, bien au contraire. Cependant, les erreurs de la Commission sont suffisamment graves et elles ont cumulativement pour effet de rendre sa décision annulable parce que je ne peux pas « être certain que la Commission, eût-elle correctement apprécié les faits, aurait nécessairement tiré la même conclusion » : voir l’arrêt Moagi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] A.C.F. no 326, (1986) 69 N.R. 229 (C.A.F.). Je vais donc renvoyer l’affaire à une formation différemment constituée de la Commission pour réexamen.

 

[25]           Aucune partie n’a proposé que soient certifiées des questions, et nulle question ne le sera.

 

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la présente affaire soit renvoyée à une formation différemment constituée de la Commission pour réexamen au fond.

 

 

 

                                                                                                « R. L. Barnes »

                                                                                                         Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, LL.B., B.C.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER  :                                       IMM-3791-05

 

INTITULÉ :                                        TEWODROS NICODEMUS JOSEPH

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 18 AVRIL 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 ET JUGEMENT :                             LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 26 AVRIL 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Micheal Crane                                                             POUR LE DEMANDEUR

 

Jeremiah Eastman                                                         POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Micheal Crane                                                              POUR LE DEMANDEUR

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Le sous-procureur général du Canada                           POUR LE DÉFENDEUR

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)



5 Pièce C-5, lettre de la All Ethiopia Unity Cultural and Relief Organization de Toronto, datée du 5 mars 2005.

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