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Date : 20030131

Dossier : T-1639-00

Référence neutre : 2003 CFPI 113

ENTRE :

                                                                 DAVID MICLASH

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                              - et -

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                               défenderesse

                                            MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

LE PROTONOTAIRE ARONOVITCH

[1]                 Le 2 mars 2000, David Miclash a été agressé dans sa cellule par deux autres détenus. Il purgeait à l'époque une peine de cinq années d'emprisonnement à l'établissement de Joyceville, un pénitencier à sécurité moyenne près de Kingston (Ontario). M. Miclash soutient essentiellement que le Service correctionnel du Canada (le SCC) a fait preuve de négligence et manqué à son obligation d'assurer sa sécurité pendant qu'il résidait à Joyceville.


[2]                 Voici le contexte dans lequel se sont inscrits les événements du 2 mars. On procède cinq fois par jour à Joyceville à un dénombrement officiel des détenus, dont un a lieu à 16 h 30. Ces dénombrements sont des événements importants de la routine quotidienne d'une prison, un témoin les ayant décrit comme l'un des éléments du « [traduction] Saint Graal » de la sécurité pénitentiaire.

[3]                 Les détenus doivent être dans leur cellule pendant le dénombrement. Deux agents de correction, à portée de vue d'un troisième, s'assurent que les occupants de chaque cellule sont bien présents. Chaque dénombrement dure environ une demi-heure. Une fois un dénombrement effectué, le « surveillant » fait le compte et atteste qu'il est exact. Le compte est effectué dans le poste de garde ou poste de contrôle, communément appelé l' « enceinte vitrée » . Un « ensemble » est une unité distincte de rangées de cellules. Si je comprends bien, on procède dans l'enceinte vitrée à la surveillance vidéo des ensembles.

[4]                 Dans ce contexte, voici les faits tel qu'en conviennent les parties et dans leurs propres mots :

[traduction]

Le demandeur est retourné dans sa cellule l'après-midi du 2 mars 2000 et il a constaté qu'une ou des personnes inconnues de lui y avaient pénétré. Certains des effets du demandeur dans sa cellule avaient été volés.

Le demandeur a d'abord signalé le vol au détenu Boston, qui était le représentant de l'ensemble auprès du comité des détenus. On a décidé que le comité ferait enquête sur l'incident pour établir qui avait commis le vol, comme moyen informel pour régler la situation.

Le comité des détenus n'a pas été en mesure d'identifier le voleur. Le 2 mars 2000, le demandeur a décidé de saisir le SCC directement de la question. Il a approché à cette fin des agents du SCC dans le vestibule du poste de contrôle, au su et au vu du détenu Boston, vers 16 h 30.

Le détenu Boston s'est adressé au demandeur et à une agente de SCC, Tammy Vankoughnett, leur disant qu'il s'occuperait de cette question.

Le demandeur a consenti à régler la question avec le détenu Boston.


Les détenus sont retournés dans leur cellule pour le dénombrement de 16 h 30. Le demandeur était dans une cellule à une seule couchette.

Une fois le dénombrement complété, le détenu Boston a informé le personnel du SCC vers 16 h 55 que les autres détenus ne souhaitaient plus la présence dans l'ensemble du demandeur et que celui-ci devrait être transféré. On a répondu au détenu Boston que la question serait examinée une fois le dénombrement attesté.

Une fois le dénombrement mené à bien, le SCC a appris qu'on avait pénétré dans la cellule du demandeur et que ce dernier avait été frappé au visage. Le demandeur soutient que les auteurs de l'agression étaient le détenu Boston et un autre détenu, connu seulement sous le nom de « Johnny » par le demandeur.

Le demandeur a alors reçu des soins médicaux et on l'a placé en isolement sollicité, pour mieux assurer sa protection. Il a plus tard été transféré de l'établissement de Joyceville à celui de Bath, pour être ensuite transféré volontairement à l'établissement Mountain.

Le SCC a continué de prodiguer des soins médicaux au demandeur. Celui-ci a été envoyé à des spécialistes par les médecins de SCC. Le personnel des services de santé des divers établissements a noté sur des registres l'évolution de l'état de santé du demandeur et les rapports des spécialistes ont été ajoutés à son dossier. Le demandeur reconnaît l'exactitude des rapports médicaux consignés à son dossier de SCC.

Le demandeur a été soigné pour des blessures subies au côté gauche de la mâchoire, pour une perte auditive (il y avait rétablissement complet en décembre 2000), pour des acouphènes et pour des pertes d'équilibre.

Le demandeur n'a jamais signalé d'incompatibilité avec les détenus Boston et « Johnny » et il n'a jamais eu connaissance d'une telle incompatibilité avant l'agression.

Après ces incidents, M. Miclash a été transféré à l'établissement Mountain, un pénitentier à sécurité moyenne à Agassiz (Colombie-Britannique), où il réside actuellement.

[5]                 Comme il s'agit d'une action simplifiée et qu'aucune autorisation n'a été accordée par ailleurs, le témoignage en interrogation principal des témoins est présenté sous forme d'affidavits faits sous serment avant le procès. Les affidavits de M. Miclash et de M. Matthew G. Yeager ont été déposés pour le compte du demandeur. Le ministère public a déposé les affidavits de M. Karl Niemann, agent de projet régional, sécurité, de SCC, en Ontario, de Mme Tammy Vankoughnett, agente de correction à l'établissement de Joyceville et de M. Jean Pellerin, surveillant correctionnel, également de l'établissement de Joyceville.


Questions préjudicielles

[6]                 Le ministère public a soulevé deux questions préjudicielles. Premièrement, il a fait objection aux rapports médicaux joints par le demandeur à son affidavit et qui n'étaient pas attestés de manière indépendante par les médecins dont les avis étaient ainsi présentés. L'objection ayant été consignée, les parties ont convenu que l'argumentation devait porter sur la valeur probante à accorder, le cas échéant, à ces rapports.

[7]                 La seconde objection concerne le témoignage d'expert de M. Matthew Yeager. Le ministère public a contesté les compétences en tant qu'expert de M. Yeager ainsi que la teneur de son rapport présenté au soutien des prétentions du demandeur.

[8]                 M. Yeager est un criminologue détenteur d'un baccalauréat en criminologie et d'une maîtrise en justice pénale. Au moment du procès, il était candidat au doctorat en sociologie, avec champ de concentration en criminologie et en pénologie, à la Carleton University, à Ottawa.


[9]                 Le demandeur a demandé à ce que M. Yeager soit reconnu compétent dans le domaine de la criminologie, avec spécialité en pénologie, pour qu'il puisse transmettre de l'information à la Cour relativement au « code des détenus » . Une fois présentés les arguments des avocats sur ce point, le témoignage de M. Yeager a été produit spécifiquement en regard des « relations détenus/personnel » , du code des détenus, des actes de violence consécutifs aux violations du code et de la « connaissance du code par le SCC » . M. Yeager a été contre-interrogé au sujet de son curriculum vitae. J'ai ensuite entendu les arguments des parties quant à savoir si M. Yeager devait être reconnu comme expert pour les fins pour lesquelles son témoignage a été présenté. Pour les motifs qui suivent, j'ai statué que le témoignage de M. Yeager ne serait pas admis.

[10]            La Cour suprême du Canada a énoncé dans R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9 les critères à appliquer pour décider si un témoignage d'expert est ou non admissible. Pour être admissible, un témoignage d'opinion doit être pertinent eu égard à une question en litige et être nécessaire pour aider le juge des faits. Le témoignage ne doit pas enfreindre une règle d'exclusion. La preuve doit être présentée par un témoin ayant les compétences requises pour être un expert.


[11]            Tout d'abord, j'ai fait droit à la contestation par le ministère public des compétences de M. Yeager. M. Yeager pourrait être qualifié d'expert dans les domaines de la détermination de la peine et de la libération conditionnelle, tel qu'en attestent son curriculum vitae et ses études, mais je conclus que rien ne permet de le qualifier d'expert en matière de sécurité pénitentiaire ou de relations entre les détenus et le personnel. Il n'a pas travaillé comme agent de correction, ni même à quelque titre que ce soit dans un pénitencier. Bien que, selon son témoignage, il ait eu beaucoup d'entretiens avec des détenus et des agents de correction, je n'ai pu m'assurer dans quel contexte et dans quel but cela s'est produit. M. Yeager n'a fait état ni de données tirées de ces entretiens, ni de publications attestant de son travail dans le domaine. Pour ce qui est des autres critères énoncés dans Mohan, j'ai conclu que l'affidavit de M. Yeager serait de peu d'aide, ou même d'aucune, à la Cour, puisque ses définitions d' « expert » concernant le « code des détenus » et la « chasse aux mouchards » sont essentiellement celles de la jurisprudence qu'il cite. En outre, une partie importante du rapport de M. Yeager consiste en une argumentation, y compris une brève diatribe, au sujet du refus des tribunaux de tenir les établissements correctionnels responsables, ce qui conduit à encore davantage de violence dans les prisons. Le rapport se termine par la conclusion de M. Yeager selon laquelle le SCC est responsable en l'espèce, une question que j'estime être du ressort de la Cour.

La preuve

[12]            M. Niemann, le premier témoin du ministère public, a occupé divers postes au sein du SCC depuis 1974. Il a commencé à travailler comme agent de correction, puis comme agent de correction principal, agent de sécurité préventive (ASP) et coordonnateur régional des enquêtes et de sécurité, et il occupe actuellement le poste d'agent de projet régional, sécurité, pour l'Ontario. Dans l'exercice de ses fonctions actuelles, M. Niemann se rend dans divers établissements pour assurer le suivi des incidents de violence, il coordonne le travail des ASP dans la région et il s'occupe du signalement d'incidents et des enquêtes en la matière.


[13]            M. Niemann a parlé de la nature de la population carcérale à Joyceville et des stratégies utilisées par le personnel pour assurer la sécurité et empêcher les incidents de violence. Joyceville est un établissement à sécurité moyenne et à population intégrée. L'établissement vise à intégrer les détenus qui ont pu faire l'objet de mesures de « protection » dans d'autres établissements. M. Niemann souligne que la politique ou l'orientation en faveur de l'intégration, autant que possible, des détenus, plutôt que leur maintien à l'écart, donne de bons résultats. Des personnes qui, par exemple, ont témoigné contre d'autres détenus devant le tribunal ont ensuite été intégrées avec succès au sein de la population générale, dans d'autres établissements.

[14]            Le personnel de Joyceville a notamment recours à des mesures de sécurité « statiques » et « dynamiques » . Les mesures statiques consistent en des aménagements matériels, en l'érection de clôtures, en de la surveillance vidéo et en éléments physiques comme des serrures. Parmi les mesures dynamiques, il y a la cueillette d'information par le personnel et l'ASP de l'établissement et, probablement le meilleur outil dynamique selon M. Niemann, l'interaction entre les agents de correction de première ligne et les détenus et l'identification des indices de violence. Il existe des indices connus de violence auxquels le personnel prête attention, comme lorsqu'on sait que des détenus sont incompatibles, ou que des détenus ont des comportements laissant craindre en la possibilité d'actes de violence (par exemple, ils font des réserves de nourriture dans leur cellule ou ils évitent certains secteurs de l'établissement).


[15]            Le SCC tente de recourir à plusieurs moyens pour protéger les détenus et régler les conflits lorsque des détenus sont « incompatibles » . M. Niemann souligne que les agents de correction sont formés en vue de régler les différends par médiation et négociation lorsqu'ils le peuvent. À l'occasion, le personnel met à contribution le « comité des détenus » . Il s'agit d'un groupe de détenus qui sont élus pour représenter la population carcérale à l'égard des questions sociales et de loisirs. On demande aussi parfois la participation de « représentants des détenus » . S'il est souhaitable de séparer des détenus, on y procède de la manière la moins envahissante possible, comme par un changement de cellule ou d'unité. L'isolement est une solution de dernier recours. On dit que les conséquences en sont « difficiles » , cela laissant entendre à la population carcérale que le détenu placé en isolement serait en fait un « mouchard » .

[16]            La définition par M. Niemann de « mouchard » est la même que celle donnée en jurisprudence, à savoir un détenu qui en dénonce d'autres. De l'avis de M. Niemann, toutefois, le « [traduction] code des détenus est souple et dynamique » et la violation en a des conséquences variables. Il précise que les conséquences liées à la qualification de « mouchard » dépendront des circonstances, y compris la nature de la prison carcérale; les incidents sont les plus difficiles à gérer dans les établissements à sécurité maximale. À Joyceville, les interactions entre le personnel et les détenus sont encouragées et courantes. Les détenus ne présument pas automatiquement, par exemple, que toutes les conversations avec des membres du personnel consistent en des dénonciations, à moins M. Niemann précise-t-il, que le détenu fasse lui-même savoir qu'il s'est plaint au personnel d'autres détenus.


[17]            M. Niemann concède qu'il y a lieu de s'inquiéter lorsqu'un détenu adresse au personnel, au sujet du comportement d'autres détenus, une plainte même de nature générale, c'est-à-dire signale une situation sans nommer ou identifier un détenu en particulier. Dans de telles situations, selon M. Niemann, le personnel donnerait suite à la plainte et ferait enquête sur son bien-fondé et, essentiellement, demeurerait aux aguets. Le personnel pourrait choisir de mettre le comité des détenus à contribution. Si un agent avait connaissance d'une tentative ayant échoué de règlement d'un différend par le comité, cela justifierait de surveiller la situation de plus près.

[18]            Quant à la question de savoir ce qu'il ferait dans de telles circonstances, à savoir un vol dans une cellule signalé à un agent de correction par un détenu suivi d'une demande de transfèrement de ce dernier par d'autres détenus, M. Niemann a répondu qu'il ferait « [traduction] assurément » procéder à un tel transfert. Quant à la vitesse à laquelle cela devrait être fait, il faudrait notamment prendre en compte le moment où l'on se trouve dans la journée et la disponibilité de membres du personnel à cette fin. M. Niemann se fierait sur l'appréciation par l'agent sur les lieux pour ce qui est de la nécessité immédiate du placement en isolement de l'intéressé. Il a convenu qu'on pourrait disposer de bien peu de temps pour réfléchir dans de telles situations et que, si cela s'avère nécessaire, un transfèrement et un placement en isolement peuvent être effectués en quelques minutes.

La relation des faits par le demandeur

[19]            Pour ce qui est maintenant des dépositions de M. Miclash et de Mme Vankoughnett, la seule divergence importante entre elles a trait à ce que M. Miclash aurait dit à Mme Vankoughnett lors de leurs conversations après le vol.


[20]            Voici l'essentiel de la déposition par affidavit de M. Miclash. M. Boston n'ayant pu identifier l'auteur du vol dont il avait fait l'objet, M. Miclash a décidé de saisir de la question le personnel de l'établissement de Joyceville. Il l'a fait au su et au vu de M. Boston et à portée de vue de certains détenus de son unité qui ont pu l'observer parlant avec des membres du personnel dans l'enceinte vitrée.

[21]            M. Miclash s'attendait à devoir quitter l'ensemble en signalant le vol, mais à ne plus être victime d'autres vols par la suite. Plutôt que de prendre la situation au sérieux, le personnel de Joyceville lui a simplement dit d'être plus prudent à l'avenir. On n'a pas tenté de le tenir à l'écart des autres détenus de l'ensemble, bien que, à ce qu'affirme M. Miclash, il est notoirement connu par les détenus et le personnel qu'un détenu fait face à des répercussions, qui peuvent mettre sa vie en danger, s'il signale au personnel des incidents survenant entre détenus.

[22]            M. Miclash dit avoir insisté pour qu'on le place en isolement protecteur et qu'on lui a alors dit de retourner dans sa cellule pour le dénombrement, faute de quoi il serait accusé de l'avoir retardé. Il est donc retourné dans sa cellule pour ne pas être accusé.


[23]            Lors de son contre-interrogatoire, M. Miclash a répété qu'il en avait assez qu'on entre de force dans sa « [traduction] maison » . Il voulait absolument quitter l'unité et il l'a fait savoir clairement à Mme Vankoughnett, à qui il a demandé avec insistance d'être transféré hors de l'ensemble. Il a également expliqué que, lorsqu'il a décidé de signaler le vol au personnel, le détenu Boston en était contrarié. M. Miclash a déclaré qu'il a pu le constater par l' « [traduction] expression » de M. Boston. M. Miclash n'en a rien dit à Mme Vankoughnett.

[24]            Au moment de l'agression, M Miclash était dans sa cellule, à une seule couchette. La porte de sa cellule était fermée et recouverte d'une pièce de cuir. La porte était, comme on dit, fermée hermétiquement. M. Miclash a répondu ce qui suit quant au moment où est survenu l'incident.

[traduction]

Q. Bien. Encore une fois, c'est après le dénombrement que vous avez été agressé?

R. Tout de suite après le dénombrement, ils ont verrouillé la porte. Trois minutes ou deux minutes plus tard, il n'était pas même 18 h 30, environ une minute ou une minute et demie, Boston est entré chez moi.

La déposition de l'agente de correction

[25]            Le récit par Mme Vankoughnett de ce qui s'est passé entre elle et M. Miclash diffère sur un point important. Mme Vankoughnett est arrivée à Joyceville en février 2000, un mois avant l'incident en cause. Agente de correction depuis 1994, elle travaillait à Millhaven, un établissement à sécurité maximale, avant de se retrouver à Joyceville. Par contraste avec ce qui se passait à Millhaven, où les contacts avec le personnel étaient rares et où aucun détenu ne se présentait au poste de contrôle, Mme Vankoughnett a constaté que les détenus entraient plus facilement en contact avec le personnel à Joyceville. Il y avait davantage d'interaction et de discussions entre le personnel et les détenus, notamment dans l'enceinte vitrée où ceux-ci se rendaient.


[26]            Les vols signalés ont constitué le premier incident de ce type auquel Mme Vankoughnett était confrontée à Joyceville. Elle n'était toutefois pas surprise ni effrayée lorsque M. Miclash et un autre détenu, M. Ouimet, l'ont approchée. M. Miclash a rapporté qu'on avait volé ses « [traduction] médic. » dans sa cellule. M. Ouimet a déclaré qu'on lui avait aussi volé les siens. M. Miclash a demandé pourquoi sa cellule n'était pas fermée à double tour en son absence. Mme Vankoughnett s'est engagée auprès de M. Miclash à noter dans son registre qu'il fallait fermer la porte de sa cellule à double tour en son absence, et à informer les services de santé que ses médicaments avaient été volés. Elle a ensuite demandé à M. Miclash d'aller voir l'infirmière au moment prévu à cette fin, soit à 17 h 30. Selon le rapport d'incident rédigé par Mme Vankoughnett après le départ du premier détenu, M. Miclash aurait signalé à celle-ci que ce n'était pas la première fois que ses biens étaient volés, puis il serait retourné dans l'ensemble.

[27]            À environ 16 h 30, M. Miclash est retourné voir Mme Vankoughnett muni de deux emballages coques vides, pour lui montrer quels médicaments avaient été volés. C'est lors de cet échange que M. Boston est entré dans le poste pour parler à M. Miclash et offrir de s'occuper de la question. Les deux hommes ont ensuite quitté ensemble l'enceinte vitrée et sont retournés vers l'ensemble où le dénombrement avait débuté. Mme Vankoughnett ne savait pas à ce moment-là que M. Boston s'était déjà occupé des vols ni qu'il avait échoué dans sa tentative de trouver leur auteur.


[28]            Vers 16 h 55, une fois le dénombrement complété mais non encore certifié, M. Boston s'est rendu au poste de contrôle où il a demandé à parler au responsable de l'unité. Il a informé les agents que les détenus souhaitaient le départ de l'ensemble de M. Miclash. On a dit à M. Boston qu'une fois le dénombrement mené à bien ou compilé, le SC J. Pellerin se rendrait à l'unité pour discuter du problème avec les détenus concernés.

[29]            Le dénombrement a été certifié peu après (17 h 10), par suite de quoi Mme Vankoughnett et le SC Pellerin ont rencontré M. Miclash. Au dire de tous, la rencontre a eu lieu à 17 h 15 au poste de contrôle. M. Miclash était là, avec quelques effets déjà emballés. « [traduction] J'ai failli mourir là-bas » , a-t-il dit aux agents. Un détenu l'avait menacé d'une tige (une arme maison) tandis qu'un autre lui avait asséné des coups. M. Miclash n'a pas identifié ses assaillants. Les agents ont constaté qu'il avait des lésions au côté droit de son visage. On a offert à M. Miclash de le transférer à une autre unité, mais celui-ci estimait qu'il n'y serait pas en sécurité. Il a également refusé qu'on demande au comité des détenus de tenter de régler la situation. Les agents ayant conclu qu'aucune autre option n'était disponible, M. Miclash a été conduit à l'unité d'isolement, où il est arrivé vers 17 h 30.

[30]            Mme Vankoughnett a affirmé, lors de son contre-interrogatoire, que M. Miclash n'avait pas demandé à être transféré hors de l'ensemble. Il n'avait jamais mentionné pendant un entretien avec elle qu'il se sentait menacé ou qu'il craignait pour sa sécurité. Mme Vankoughnett a également déclaré qu'elle ne s'était pas débarrassée de M. Miclash, ni ne l'avait renvoyé vers l'ensemble pour le dénombrement.


[31]            Lorsqu'on lui a demandé pourquoi on n'avait pas cherché à garder M. Miclash dans l'enceinte vitrée jusqu'à ce que le dénombrement soit effectué, Mme Vankoughnett a répondu qu'il fallait que les détenus soient dans leur cellule pendant le dénombrement. De plus, elle n'avait aucun motif de croire que la situation était grave ou devait avoir des répercussions sur le dénombrement. M. Miclash semblait content que ses médicaments soient remplacés et que sa porte soit fermée à double tour. Pour Mme Vankoughnett, l'affaire était close. M. Miclash est retourné volontairement à sa cellule. Il ne semblait pas menacé, ni n'a « fait savoir » à Mme Vankoughnett qu'il se sentait menacé. Cela ne lui a pas effleuré l'esprit, à ce stade, qu'il pouvait être en difficulté. Elle a également déclaré que, lorsque M. Boston est venu signaler une fois le dénombrement complété que les autres détenus souhaitaient le départ de l'ensemble de M. Miclash, elle n'avait toujours pas compris que ce dernier pouvait être en difficulté. Elle a estimé que les propos et le comportement de M. Boston étaient prosaïques, et non menaçants.

[32]            Contre-interrogée plus avant, Mme Vankoughnett a toutefois admis qu'à 17 h, c'est-à-dire après la visite de M. Boston, elle s'était bien rendue compte qu'il fallait agir et, par conséquent, M. Pellerin et elle-même ont rencontré M. Miclash pour voir si le problème pouvait être réglé. De l'aveu de tous, aucune tentative n'avait été faite dans l'intervalle pour communiquer avec M. Miclash, ni pour surveiller l'ensemble, et particulièrement M. Miclash, à partir du poste de contrôle.

[33]            Sur la foi de la preuve, je tire les conclusions de fait qui suivent.


[34]            Je suis convaincue, premièrement, que l'agression avait pour cause le signalement par M. Miclash aux responsables de l'administration pénitentiaire du vol survenu dans sa cellule.

[35]            Pour ce qui est du moment de l'agression, seule la déposition de M. Miclash a été présentée à cet égard. Ce dernier a été vague quant au moment où les événements sont survenus l'après-midi en question; il a toutefois déclaré, tel que je l'ai noté, que l'agression a eu lieu peu après le dénombrement. L'on peut présumer que, lorsque M. Miclash dit qu'il « [traduction] n'était même pas 18 h 30 » , il veut dire qu'il n'était pas encore 17 h 30. On s'accorde pour reconnaître qu'au moment où M. Boston s'est présenté au poste de contrôle, à environ 17 h, le dénombrement était complété mais n'avait pas encore été compilé. Je conclus par conséquent que l'agression s'est produite entre la fin du dénombrement, à 17 h selon mon estimation, et 17 h 10, le moment où l'exactitude du dénombrement a été attestée.


[36]            Pour ce qui est de savoir ce que M. Miclash a bien pu dire à Mme Vankoughnett, je crois cette dernière lorsqu'elle déclare qu'il ne lui a pas dit vouloir être transféré hors de l'ensemble, et n'a assurément pas insisté pour l'être. Mme Vankoughnett s'est montrée ouverte, son récit des événements était cohérent, et celui-ci a résisté au contre-interrogatoire et était conforme à tous égards au récit des événements qu'elle a consigné dans son rapport d'incident au moment où les événements se sont déroulés. Je conclus également que M. Miclash a fait part à Mme Vankoughnett des vols dont il avait fait l'objet précédemment, mais qu'il ne lui a pas dit avoir sollicité l'aide de M. Boston pour au moins l'un d'entre eux. Nous savons déjà que M. Miclash n'a pas dit à Mme Vankoughnett que M. Boston savait qu'il signalerait le vol à un agent de correction et que M. Boston était visiblement hostile à cette idée.

Analyse et conclusions

[37]            Le ministère public concède aisément que le SCC a une obligation de diligence envers les détenus dont il assure la garde. La question à trancher est celle de savoir si, selon la prépondérance des probabilités, le préjudice subi par M. Miclash était raisonnablement prévisible, c'est-à-dire si le personnel de Joyceville savait ou aurait dû savoir que M. Miclash était vraisemblablement en danger et, dans l'affirmative, si des mesures raisonnables ont été prises pour le protéger. (Se reporter à Coumont c. Canada (Service correctionnel), [1994] A.C.F. n ° 655 et à Eng c. Canada et al. (1997) 129 F.T.R. 25.)

[38]            Le demandeur affirme que le risque qu'il courait aurait dû être évident, puisqu'il avait enfreint le « code des détenus » en dénonçant d'autres détenus. En signalant le vol au personnel, M. Miclash « mouchardait » d'autres détenus de son ensemble. M. Miclash déclare que le SCC aurait par conséquent dû l'isoler immédiatement pour l'empêcher de subir un préjudice, lequel aurait dû lui apparaître comme étant inévitable.


[39]            M. Niemann et Mme Vankoughnett concèdent tous deux qu'une plainte générale au personnel de la prison, c'est-à-dire une plainte visant comme en l'espèce les détenus de l'ensemble de manière générale sans en identifier aucun, peut être considérée comme une dénonciation contraire au « code des détenus » et susceptible d'engendrer conflit et violence. M. Niemann a ajouté un commentaire qui a retenu mon attention, soit que les détenus de Joyceville ne déduiraient pas nécessairement qu'il y a dénonciation lorsqu'un détenu se rend au poste de contrôle pour parler à un agent de correction, à moins qu'il ne le laisse lui-même savoir. Cela veut dire, en l'espèce, à moins que les détenus n'apprennent que M. Miclash signalait à un agent de correction un vol dans une cellule de l'ensemble.

[40]            Je conviens avec M. Niemann que le SCC ne garantit pas ni ne peut garantir la sécurité des détenus, le milieu carcéral étant intrinsèquement susceptible de violence. On ne peut s'attendre à ce que le SCC protège les détenus de dangers imprévisibles. Les parties conviennent également que l'un des facteurs de violence les plus courants, soit l'incompatibilité entre détenus, en l'occurrence MM. Miclash et Boston, n'était pas en cause en l'espèce.

[41]            Je relève également que les conséquences de violations du « code des détenus » ne sont pas fixes et invariables. Une intervention du personnel peut régler ou calmer des situations. Il faut, enfin, se fier dans une certaine mesure sur l'appréciation par les agents de première ligne du degré de risque couru à un moment donné par l'un ou l'autre détenu. Cela étant dit, bien que les événements en cause se soient produits dans un délai relativement court, et en l'absence de facteurs tels que l'incompatibilité de détenus, je conclus que n'était pas prévisible, bien au contraire, la possibilité que M. Miclash subisse un préjudice dans les circonstances.


[42]            Mme Vankoughnett est compétente, j'en suis sûre. Elle travaillait depuis peu toutefois à Joyceville, un milieu de sécurité moyenne, et l'expérience en contexte est de grande importance pour se former le jugement. L'après-midi en question, elle était à Joyceville depuis un mois. C'était la première fois qu'un détenu de cet établissement lui signalait un vol en cellule. Elle n'était pas au courant des tentatives d'intervention antérieures de M. Boston, mais M. Miclash lui a dit qu'il avait déjà fait l'objet de plusieurs vols. Je conviens que M. Miclash ne lui a pas demandé à quitter l'ensemble ni ne lui a dit qu'il se sentait menacé. Elle a toutefois conclu trop facilement qu'elle avait réglé le problème pour de bon en offrant que la cellule soit fermée à double tour. Dans de telles circonstances, selon la déposition de M. Niemann, un agent d'expérience serait allé plus loin et aurait examiné la plainte. Mme Vankoughnett ne semble pas avoir songé aux répercussions possibles de la plainte de M. Miclash. Elle n'a pas été alarmée par le fait que M. Boston soit venu comme par hasard au poste de contrôle pendant que M. Miclash s'y trouvait, qu'il soit également un détenu de l'ensemble et qu'il apprenne de première bouche que M. Miclash signalait un vol dans une cellule de l'ensemble. Elle semble s'être fiée sans réserve sur le comportement de M. Miclash et l'offre désintéressée de M. Boston.


[43]            De fait, Mme Vankoughnett a d'abord déclaré dans sa déposition avoir fait peu de cas de l'annonce par M. Boston que les autres détenus de l'ensemble souhaitaient le départ de M. Miclash. Son ton n'avait rien de menaçant, a-t-elle dit. Il l'avait informée de manière prosaïque qu'il n'y avait rien qu'il puisse faire et que les détenus désiraient le transfèrement de M. Miclash. Seulement après qu'on a insisté, Mme Vankoughnett a admis avoir su, par suite de la visite de M. Boston, qu'il y avait bel et bien un problème à régler. Cela fait nettement contraste avec la réaction de M. Niemann qui aurait « assurément » retiré M. Miclash des lieux après l' « avis d'expulsion » de M. Boston.

[44]            La réponse de M. Niemann était sans équivoque quant à l'importance du message des détenus de l'ensemble transmis par M. Boston. Il a toutefois concédé que le moment où une mesure pouvait être prise dépendait de facteurs tels que le dénombrement et la disponibilité de ressources. Il est clair que Mme Vankoughnett estimait le dénombrement important, mais elle n'avait non plus « aucune idée » du danger que pouvait courir M. Miclash. Elle a insisté à diverses reprises sur le comportement de M. Miclash et sur le fait que ce dernier ne l'avait pas avertie d'un danger. C'est toutefois le jugement de Mme Vankoughnett qui est ici en cause. Je conclus que, dans les circonstances, Mme Vankoughnett avait des motifs, comme on lui avait signalé en tant qu'agente de correction de multiples incidents de vol, d'envisager et aurait dû envisager la possibilité d'un conflit et d'autres incidents et aurait dû considérer qu'il s'agissait là d'une situation devant faire l'objet de surveillance.

[45]            Je conclus qu'elle s'est fiée de manière injustifiée sur le fait que M. Boston, qui avait entendu de sa bouche même la dénonciation de M. Miclash, était le représentant des détenus, que les deux hommes n'étaient pas connus comme étant « incompatibles » et que M. Miclash est retourné volontairement vers l'ensemble avec M. Boston. Il ne pouvait guère faire autre chose à ce moment-là. Le fait que M. Boston ait été un agresseur, et probablement l'auteur du vol en cellule, montre combien la confiance de Mme Vankoughnett était injustifiée.


[46]            Je conclus que dans les circonstances, Mme Vankoughnett ayant été informée de multiples vols, elle aurait dû savoir qu'il fallait faire preuve de vigilance, d'autant que le signalement du vol par M. Miclash devenait public du fait que M. Boston en avait connaissance. Et sa vigilance aurait dû croître encore après avoir entendu que les autres détenus souhaitaient le départ de M. Miclash.

[47]            Pour ce qui est de savoir s'il pouvait être justifié que Mme Vankoughnett diffère la prise de mesures jusqu'après la compilation du dénombrement, le ministère public n'a produit aucune preuve quant au nombre de personnes présentes dans le poste de contrôle au moment concerné, ou quant au nombre de personnes requises pour compiler le dénombrement. Il n'y a eu aucune preuve démontrant qu'on ne disposait pas des ressources requises pour se rendre dans l'ensemble et observer la situation ou informer M. Miclash du désir des autres détenus qu'il soit transféré, ni même pour surveiller la zone plus étroitement ou plus spécifiquement. Tout laisse croire que personne n'a réfléchi à ce qui pouvait être fait pendant la période allant de la fin du dénombrement jusqu'à la rencontre de M. Pellerin et Mme Vankoughnett avec M. Miclash. Je conclus par conséquent que, dans les circonstances, le SCC a manqué à son obligation de vigilance et n'a pas fait preuve de la diligence nécessaire pour protéger M. Miclash.


Dommages

[48]            Les parties s'entendent pour dire qu'en raison de l'agression subie, le demandeur a eu une mâchoire fracturée et une perte auditive temporaire et qu'il a ensuite été traité pour des vertiges et des acouphènes. La perte auditive temporaire avait disparu en décembre 2000.

[49]            La pièce A jointe à l'affidavit du demandeur est datée du 3 mai 2001 et provient du Dr Ho; la pièce B, également jointe à cet affidavit, est datée du 24 mai 2001 et provient du Dr Steinberg. Le Dr Ho fait état d'étourdissements continus qui empêchent M. Miclash de travailler autour de matériel lourd, une situation qui pourrait s'améliorer avec le temps. Le Dr Steinberg fait aussi état de vertiges, vraisemblablement incurables, ainsi que d'acouphènes à l'oreille gauche qui persistent en date de la lettre. Le Dr Steinberg conseille à M. Miclash d'éviter de travailler en hauteur si ses étourdissements devaient persister.


[50]            Il ne fait aucun doute que les deux rapports, tel qu'ils ont été produits, constituent des ouï-dire. M. Miclash n'a pas une connaissance directe de leur teneur. Les Drs Ho et Steinberg ne sont pas disponibles pour être contre-interrogés sur leurs rapports. Je ne puis donc accorder à ceux-ci un grand poids. Les lettres attestent, à la date où elles ont été écrites, que les activités de M. Miclash sont restreintes dans une certaine mesure. Cela étant dit, les rapports sont équivoques et ne font pas état d'une atteinte ou d'une restriction des activités en permanence du demandeur. En l'absence de preuve de conséquences permanentes des blessures subies, j'évaluerais à 12 000 $ les dommages du demandeur.

JUGEMENT

1.                    Jugement est rendu en faveur du demandeur contre la défenderesse pour des dommages-intérêts généraux de 12 000 $.

2.                    Si les parties ne peuvent s'entendre, elles peuvent présenter de brèves observations sur les intérêts et les dépens dans les vingt (20) jours de la date du jugement.

             « Roza Aronovitch »             

Protonotaire                   

Ottawa (Ontario)

Le 31 janvier 2003

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           T-1639-00

INTITULÉ :                                        DAVID MICLASH

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :              LE 3 JUIN 2002

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE PROTONOTAIRE ARONOVITCH

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 31 JANVIER 2003

COMPARUTIONS :

M. J. L. HILL                                                                               POUR LE DEMANDEUR                    

M. D. EDWARDS                                                                         POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :                                

Avocat                                                                                            POUR LE DEMANDEUR

127, avenue Bishop

Toronto (Ontario) M2M 1Z6

                                                                                                      

Morris Rosenberg                                                                           POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

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