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Date : 20200922


Dossier : T-1281-18

Référence : 2020 CF 923

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 22 septembre 2020

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

STEVAN UTAH

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
ET DARRYL ZELISKO

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Dans la présente requête en jugement sommaire, les défendeurs soutiennent que l’action de M. Utah est prescrite parce qu’il ne l’a pas intentée dans les deux années suivant la découverte du préjudice qu’il invoque. Ils font donc valoir que l’action du demandeur ne soulève aucune véritable question litigieuse. Je ne suis pas d’accord. Il y a encore de nombreux éléments factuels à vérifier et sur lesquels il faut statuer, ce qui nécessite la présentation de témoignages de vive voix et de plaidoiries complètes à l’instruction. Les deux parties ont affirmé, au cours des procédures préalables à l’instruction et des procédures portant sur la gestion de l’instance, que la crédibilité demeure une question centrale. Avant d’expliquer les raisons pour lesquelles je rejette la présente requête en jugement sommaire, je présenterai un aperçu du contexte.

I.  Contexte

[2]  La présente section consacrée au contexte a été élaborée à partir de la documentation produite relativement à la présente requête, qui comprend un exposé conjoint des faits (exposé conjoint). Elle a été préparée aux fins de la présente ordonnance et sera remplacée par les conclusions factuelles qui seront tirées au cours de l’instruction.

[3]  Le demandeur, M. Stevan Utah, est un citoyen de l’Australie. En 2000, il a été témoin d’un crime grave commis par des membres du gang Bandidos en Australie. Quelques années après le crime, il a commencé à travailler comme indicateur de police en Australie et a été appelé à fournir des renseignements sur des bandes de motards criminalisées (BMC), dont le gang Bandidos.

[4]  Après que des membres de ce gang eurent appris ou soupçonné que M. Utah fournissait des renseignements à la police, les Bandidos ont attenté à sa vie. M. Utah a été gravement blessé, mais a réussi à s’enfuir. Il a passé un mois à se rétablir de quelques‑unes de ses blessures puis s’est enfui au Canada, où il est arrivé en juin 2006.

[5]  Au Canada, M. Utah a continué à fournir des renseignements au sujet des BMC, y compris les Bandidos, à des responsables de l’application de la loi tant australiens que canadiens. En août 2007, il s’est rendu aux bureaux des Services de police de Calgary (SPC) et a remis son passeport, puisqu’on lui a dit qu’il devait le faire pour respecter les exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). M. Utah a présenté une demande d’asile en septembre 2007, soit environ un an après son arrivée au Canada.

A.  La demande de protection

[6]  Les circonstances dans lesquelles M. Utah a demandé l’asile étaient les suivantes. Le 19 septembre et le 15 octobre 2007, M. Utah s’est rendu aux bureaux de l’Agence des services frontaliers du Canada de Calgary pour passer des entrevues de premier contact et présenter ce qu’il croyait être une demande de statut de personne à protéger en vertu de l’article 97 de la LIPR. L’agent de l’ASFC, Darryl Zelisko (agent Zelisko), a mené les deux entrevues. Il a écrit le titre [traduction] « Traitement initial de demande d’asile » en haut de ses notes de l’entrevue menée auprès de M. Utah le 19 septembre 2007, puis le titre [traduction] « Suite de l’entrevue de premier contact » dans ses notes de suivi découlant de l’entrevue du 15 octobre 2007.

[7]  L’agent Zelisko n’a cependant jamais tiré de conclusion au sujet de l’admissibilité de la demande de M. Utah, pas plus qu’il n’a inscrit celle-ci dans le système informatique de l’ASFC (le système) ni ne l’a acheminée à la Section de la protection des réfugiés (SPR). Dans l’affidavit qu’il a signé dans le cadre du présent litige, l’agent Zelisko affirme qu’il cherchait à protéger l’identité de M. Utah et croyait que l’inscription de son nom dans le système risquerait de mettre sa vie en danger.

B.  Le processus d’octroi de l’asile en 2007

[8]  À l’époque de la demande de M. Utah, le guide des politiques du gouvernement intitulé « Traitement des demandes de protection au Canada » (PP1) énonçait les procédures à suivre pour le traitement des demandes d’asile. L’agent Zelisko pouvait consulter le guide PP1 afin d’obtenir des directives et des conseils sur la façon de traiter la demande d’asile de M. Utah. Ce guide était fondé sur la législation applicable, soit la LIPR ainsi que les règles et règlements connexes. À l’époque, le guide PP1 comportait les directives suivantes :

En créant l’écran FR, l’agent inscrit dans le champ pertinent la date à laquelle la demande sera déférée à la SPR. Idéalement, la décision est rendue avant la fin de la période de trois jours et la date de la décision est inscrite, ce qui évite d’inscrire la demande comme réputée déférée. Toutefois, si une demande d’asile n’est pas déférée à la SPR dans les trois jours ouvrables, elle est présumée déférée, à moins qu’il y ait interruption de l’étude de la demande ou qu’elle soit jugée irrecevable.

[Non souligné dans l’original.]

[9]  En d’autres mots, selon le guide PP1, l’agent Zelisko devait, comme tout autre agent de l’ASFC menant une entrevue de premier contact, entrer dans le système les renseignements essentiels au sujet de la demande et déférer celle‑ci à la SPR dans les trois jours ouvrables suivants s’il la jugeait recevable.

[10]  Cependant, étant donné que l’agent Zelisko n’a tiré aucune conclusion sur l’admissibilité de la demande de M. Utah à l’intérieur du délai de trois jours prescrit, ni n’a produit de rapport d’interdiction de territoire aux termes de l’article 44 de la LIPR (rapport visé à l’article 44) – et, qui plus est, n’a pas inscrit la demande de M. Utah dans le système – cette demande n’a pas été déférée à la SPR. Les rapports visés à l’article 44 ont pour effet de déférer à la SPR les personnes que l’agent estime être interdites de territoire et de suspendre le traitement de la demande d’asile de ces personnes jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à ce sujet. En ne prenant aucune action dans le dossier de M. Utah, l’agent Zelisko a empêché celui‑ci d’obtenir les avantages que les demandeurs d’asile obtiennent habituellement au Canada, comme une couverture des soins de santé et un permis de travail.

C.  Le PFSI et les permis de travail

[11]  Les demandeurs d’asile qui se trouvent au Canada sont – et étaient, à la date de la demande de M. Utah – admissibles à bénéficier d’un programme de soins de santé appelé Programme fédéral de santé intérimaire (PFSI), dont l’historique est résumé aux paragraphes 32 à 49 de la décision Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c Canada (Procureur général), [2015] 2 RCF 267, 2014 CF 651. Ils sont également admissibles à obtenir des permis de travail. D’après l’exposé conjoint, M. Utah n’a appris l’existence du PFSI que vers le mois de février 2016.

[12]  En raison de l’action (ou de l’inaction) de l’agent Zelisko, M. Utah n’a jamais obtenu de soins de santé, y compris des soins dentaires d’urgence, ni de permis de travail avant le début de février 2016. Ce n’est qu’à ce moment‑là que l’agent de l’ASFC Darryl Kane (agent Kane), qui a pris en charge en juin 2015 le dossier de M. Utah, a informé ce dernier de la façon de procéder pour obtenir la protection prévue par le PFSI et un permis de travail.

[13]  De septembre 2007 à février 2016 (délai d’attente), M. Utah a continué à conseiller et à aider des responsables de l’application de la loi du Canada, notamment en leur communiquant des renseignements au sujet des BMC, y compris les Bandidos. Pendant cette même période, M. Utah a également rencontré à maintes reprises l’agent Zelisko et des membres des SPC ou leur a parlé au téléphone. Dans quelques courriels qu’il a envoyés à l’agent Zelisko, M. Utah a exprimé son malaise quant au fait de vivre au Canada sans permis de travail ni couverture des soins de santé.

D.  L’ASFC demande un rapport visé à l’article 44

[14]  D’après l’exposé conjoint, l’administration centrale de l’ASFC a demandé en novembre 2011 à l’agent Zelisko de préparer un rapport visé à l’article 44. L’agent Zelisko avait en fait rédigé des notes en vue de l’établissement d’un tel rapport. Cependant, bien qu’il ait envisagé la possibilité d’établir ce rapport et qu’il ait rédigé des notes à cette fin, il n’a jamais produit ce rapport, ni n’a tiré d’autres conclusions concernant l’admissibilité de M. Utah comme demandeur d’asile. Pourtant, la preuve semble indiquer que l’agent Zelisko a continué à travailler dans le dossier de M. Utah. Il a par exemple réclamé cinq heures supplémentaires qu’il aurait consacrées à ce dossier en janvier 2014. Pendant la période en question, l’agent Zelisko a rencontré à maintes reprises M. Utah et des membres des SPC au sujet du dossier de M. Utah.

[15]  Il ressort également du dossier que M. Utah a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (CH) à l’agent Zelisko en novembre 2010, puis à nouveau en février 2011. Bien que l’agent Zelisko ait consigné ces demandes dans ses dossiers, elles n’ont jamais été portées à la connaissance de l’administration centrale de l’ASFC, ni de l’un ou l’autre des deux ministres auxquels elles étaient adressées.

E.  L’agent Kane prend le dossier en charge

[16]  En juin 2015, l’agent Kane a pris en charge le dossier de M. Utah et a invité celui‑ci à se rendre aux bureaux de l’ASFC à Calgary au début de 2016 afin de remplir une demande de traitement initial de demande d’asile. M. Utah soutient que, lorsqu’il a demandé à l’agent Kane pourquoi cette démarche était nécessaire, vu la demande qu’il avait déposée en 2007, l’agent Kane a répondu que des [traduction« erreurs avaient été commises » et qu’il serait en mesure d’obtenir un permis de travail une fois que le formulaire serait rempli.

[17]  Le 4 février 2016 est une journée importante dans le dossier de M. Utah. C’est en effet ce jour-là que M. Utah a rempli un formulaire « Fondement de la demande d’asile » en présence de l’agent Kane et que ce dernier a déposé un rapport visé à l’article 44 au sujet de M. Utah auprès de la Section de l’immigration (SI). Enfin, l’ASFC a signifié une mesure d’interdiction de séjour à M. Utah le même jour. Le 22 février 2016, le renvoi pour enquête du ministre a été porté devant la SI. Après une enquête de deux jours effectuée en juin 2017, la SI a conclu que M. Utah n’était pas interdit de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. Les procédures relatives à la demande d’asile de M. Utah ont été traitées rapidement par la suite. La SPR a tenu une audience le 11 septembre 2017 et a reconnu à M. Utah la qualité de « personne à protéger » le 29 septembre 2017.

F.  La demande AIPRP et la déclaration

[18]  Au début de l’année 2018, M. Utah a déposé une demande d’accès à l’information et de protection des renseignements personnels (AIPRP) afin d’obtenir des documents de l’ASFC. Il soutient que ce n’est que lorsqu’il a reçu la réponse à la demande d’AIPRP en juin 2018 qu’il a appris que les documents relatifs à sa demande d’asile qu’il avait remplis en septembre 2007 en présence de l’agent Zelisko n’avaient jamais été présentés à la SPR, ni traités d’une autre façon.

[19]  M. Utah a déposé sa déclaration le 29 juin 2018. Il y allègue que l’agent Zelisko a commis les délits de faute dans l’exercice d’une charge publique et d’enquête négligente et a, de ce fait, porté atteinte aux droits que lui reconnaissent les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constituent la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, soit l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11. Plus précisément, M. Utah soutient que, pendant le délai d’attente, les défendeurs lui ont fait subir plusieurs préjudices. Ils l’ont notamment empêché de travailler, d’obtenir une couverture des soins de santé ou soins dentaires, d’ouvrir un compte bancaire et un dossier de crédit, d’obtenir un permis de conduire et d’autres pièces d’identité, et d’obtenir toute forme d’aide sociale.

II.  Question soulevée

[20]  La présente requête soulève une unique question, soit celle de savoir s’il existe une véritable question litigieuse. Les requérants – les défendeurs dans l’action – soutiennent que l’action du demandeur est prescrite en raison du délai de prescription prévu dans la Limitations Act, RSA 2000, c L‑12 (Limitations Act) de l’Alberta, étant donné que M. Utah a déposé l’action en juin 2018, mais savait ou aurait dû savoir plus de deux ans auparavant (i) qu’il avait subi les préjudices mentionnés dans ses actes de procédure, (ii) que ces préjudices étaient attribuables à la conduite des défendeurs et (iii) qu’ils justifiaient l’introduction de l’instance. Selon les défendeurs, comme les préjudices – et non la cause d’action – pouvaient être découverts à différents moments pendant le délai d’attente, l’action de M. Utah de juin 2018 ne soulève aucune véritable question litigieuse et doit donc être rejetée dans le cadre du mécanisme de jugement sommaire prévu à l’article 215 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (Règles).

A.  La véritable question litigieuse

(1)  Éléments clés à examiner selon les règles applicables aux jugements sommaires

[21]  Les règles relatives aux jugements sommaires visent à promouvoir le règlement efficace des actions en permettant aux tribunaux de trancher certaines questions par voie sommaire. Voici les extraits pertinents des Règles :

215 (1) Si, par suite d’une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence.

215 (1) If on a motion for summary judgment the Court is satisfied that there is no genuine issue for trial with respect to a claim or defence, the Court shall grant summary judgment accordingly.

[…]

(3) Si la Cour est convaincue qu’il existe une véritable question de fait ou de droit litigieuse à l’égard d’une déclaration ou d’une défense, elle peut :

(3) If the Court is satisfied that there is a genuine issue of fact or law for trial with respect to a claim or a defence, the Court may

a) néanmoins trancher cette question par voie de procès sommaire et rendre toute ordonnance nécessaire pour le déroulement de ce procès;

(a) nevertheless determine that issue by way of summary trial and make any order necessary for the conduct of the summary trial; or

b) rejeter la requête en tout ou en partie et ordonner que l’action ou toute question litigieuse non tranchée par jugement sommaire soit instruite ou que l’action se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale.

(b) dismiss the motion in whole or in part and order that the action, or the issues in the action not disposed of by summary judgment, proceed to trial or that the action be conducted as a specially managed proceeding.

[22]  Les défendeurs se fondent grandement sur l’arrêt Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7 [Hryniak], pour soutenir que la Cour suprême du Canada a encouragé le recours aux jugements sommaires lorsque l’intérêt de la justice ne commande pas la tenue d’un procès. Les défendeurs invoquent également des décisions que les Cours fédérales ont rendues après l’arrêt Hryniak pour affirmer que les exigences de l’article 215 des Règles sont respectées.

[23]  Les principales décisions relatives aux jugements sommaires qui ont été rendues après l’arrêt Hryniak et les principes qui y sont énoncés au sujet de l’article 215 des Règles ont récemment été révisés respectivement par la juge Anne Mactavish dans la décision Milano Pizza Ltd c 6034799 Canada Inc, 2018 CF 1112 [Milano Pizza], puis par la juge Janet Fuhrer, qui s’est exprimée comme suit dans la décision Rallysport Direct LLC c 2424508 Ontario Ltd, 2019 CF 1524 [Rallysport], au paragraphe 42 :

[42]  Dans la décision Milano Pizza, la juge Mactavish (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) a effectué une analyse approfondie du droit relatif aux jugements sommaires tel qu’il s’applique aux cours fédérales depuis l’arrêt Hryniak de la Cour suprême, précité : Milano Pizza, précitée, aux par. 24-41. Ces principes sont les suivants :

A. Le jugement sommaire a pour objet de permettre à la Cour de (i) statuer sommairement sur des actions qui ne soulèvent pas de véritable question litigieuse qui devrait donner lieu à un procès, (ii) d’épargner ainsi les ressources judiciaires limitées et (iii) d’améliorer l’accès à la justice : Milano Pizza, précitée, au par. 25.

B. Les règles régissant les jugements sommaires doivent recevoir une interprétation large et propice à la proportionnalité et à l’accès équitable à un règlement abordable, expéditif et juste des demandes; pour être « juste et équitable », la procédure « doit permettre au juge de dégager les faits nécessaires au règlement du litige et d’appliquer les principes juridiques pertinents aux faits établis » : Milano Pizza, précitée, au par. 29, citant Hryniak, précité, aux par. 5 et 28.

C. Pour savoir s’il n’existe aucune véritable question litigieuse, il faut se demander si le succès de la demande est tellement douteux que celle‑ci ne mérite pas d’être examinée par le juge des faits dans le cadre d’un éventuel procès; ou, subsidiairement, si la demande n’a pas de fondement juridique d’après le droit ou les éléments de preuve présentés. Les jugements sommaires ne sont pas réservés aux affaires « particulièrement claires » : Milano Pizza, précitée, aux par. 31 et 33, citant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Campbell, 2014 CF 40, au par. 14, Itv Technologies Inc. c Wic Television, 2001 CAF 11, aux par. 4-6, Premakumaran c Canada, 2006 CAF 213, aux par. 9-11; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Schneeberger, 2003 CF 970, au par. 17; Manitoba c Canada, 2015 CAF 57, aux par. 15-16; et Burns Bog Conservation Society c Canada, 2014 CAF 170, aux par. 35-36.

D. Lorsque les faits nécessaires ne permettent pas de régler le litige de manière juste et équitable, ou lorsqu’il serait injuste de rendre une conclusion sur ces seuls faits, un jugement sommaire ne sera pas rendu : Milano Pizza, précitée, aux par. 29 et 36, citant Hryniak, précité, au par. 28.

E. Il serait injuste de rendre une conclusion sur les seuls faits lorsque les questions n’ont pas été soulevées par une partie, car cela les empêcherait de connaître la cause à instruire : Milano Pizza, précitée, aux par. 107-108 et 112, citant Albian Sands Energy Inc. c Positive Attitude Safety System Inc., 2005 CAF 332 [Albian Sands], au par. 45.

F. Le tribunal saisi d’une requête en jugement sommaire ne doit pas se prononcer sur les questions de crédibilité. Le juge qui entend et observe le témoignage et le contre-interrogatoire des témoins est mieux à même de tirer des inférences et d’apprécier la preuve que le juge qui doit uniquement se fonder sur des affidavits et des éléments de preuve : Milano Pizza, précitée, aux par. 37-38, citant TPG Technology Consulting Ltd. c Canada, 2013 CAF 183, au par. 3; Newman c Canada, 2016 CAF 213, au par. 57; Suntec Environmental Inc. c Trojan Technologies Inc., 2004 CAF, 140 [Suntec], aux par. 20, 28-29; Succession MacNeil c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), 2004 CAF 50, au par. 38.

G. L’existence d’une apparente contradiction de preuves n’empêche pas en soi le tribunal de soulever des questions de crédibilité et de prononcer un jugement sommaire. Les juges doivent « se pencher de près sur le fond de l’affaire » et décider s’il y a des questions de crédibilité à trancher : Milano Pizza, précitée, au par. 39, citant Granville Shipping Co. c Pegasus Lines Ltd. S.A., 1996 CanLII 4027 (CF), au par. 7.

H. Le prononcé d’un jugement sommaire fera en sorte que la partie ne pourra pas présenter de preuve à l’instruction; autrement dit, la partie qui n’a pas gain de cause perdra la possibilité de se faire entendre en cour : Milano Pizza, précitée, au par. 40, citant Apotex Inc. c Merck & Co. Inc., 2004 CF 314, au par. 12, conf. par 2004 CAF 298.

[24]  Enfin, en ce qui concerne le fardeau de la preuve, il incombe au requérant d’établir tous les faits nécessaires pour obtenir un jugement sommaire, ce qui est un lourd fardeau, tandis que la partie intimée doit prouver l’existence d’une véritable question litigieuse. Il appartient aux parties de présenter leurs meilleurs arguments (Gemak c Jempak, 2020 CF 644 au para 133).

[25]  En ce qui a trait au dernier aspect, les deux parties ont produit une abondante documentation à l’égard de la requête afin de présenter leurs meilleurs arguments : leurs dossiers de requête comportent respectivement environ 900 et 2 650 pages. Ils comprennent plusieurs affidavits et transcriptions d’interrogatoires préalables très importants qui constituent le fondement de l’exposé conjoint, et leurs observations font ressortir de vives controverses factuelles qui opposent les parties, notamment sur des questions de crédibilité soulevées de part et d’autre. Les documents de la requête comprennent également une argumentation détaillée ainsi que des extraits de jurisprudence au soutien des propositions soulevées.

[26]  J’examinerai maintenant la preuve présentée par les deux parties sous l’angle des règles et des principes applicables aux jugements sommaires. Compte tenu de la contestation relative à la prescription, cette question clé concerne la date à laquelle la découverte devient possible. Si je conclus que l’action de M. Utah est effectivement prescrite aux termes de la Limitations Act de l’Alberta, cette conclusion l’empêcherait d’introduire la présente action et justifierait le règlement par voie sommaire de l’affaire par la Cour fédérale.

(2)  Délai de prescription prévu par la loi

[27]  En l’espèce, nous devons d’abord examiner la loi albertaine régissant la prescription. Voici la disposition applicable de la Limitations Act de l’Alberta :

[traduction]

3(1) Sous réserve des paragraphes (1.1) et (1.2) et des articles 3.1 et 11, le défendeur qui invoque la présente loi comme moyen de défense est exonéré de toute responsabilité à l’égard de la demande si le demandeur ne cherche pas à obtenir une ordonnance de réparation :

a) dans les deux années suivant la date à laquelle il a appris ou, eu égard aux circonstances, aurait dû apprendre :

(i) que le préjudice visé par la demande a été subi,

(ii) que le préjudice est attribuable à la conduite du défendeur, et

(iii) que le préjudice, à supposer que le défendeur en soit responsable, justifie l’introduction d’une instance;

[…]

[28]  La Cour suprême du Canada a récemment décidé que la règle de la possibilité de découvrir exige que le demandeur fasse preuve de diligence raisonnable (Pioneer Corp c Godfrey, 2019 CSC 42 au para 31[Pioneer]). Il s’agit d’un critère objectif. La connaissance présumée, en plus de la connaissance réelle, déclenchera le moment où le délai de prescription commencera à courir (Yugraneft Corp c Rexx Management Corp, 2010 CSC 19 au para 60). Si le demandeur n’était pas effectivement au courant d’un préjudice, le tribunal devra décider ce qu’une personne raisonnable aurait appris ou aurait pu découvrir en faisant preuve de diligence raisonnable.

[29]  La connaissance et les intérêts du demandeur sont pertinents quant à la question de savoir si le demandeur « aurait dû apprendre » l’existence des éléments énoncés à l’alinéa 3(1)a) de la Limitations Act (Another Look Ventures Inc v 642157 Alberta Ltd, 2012 ABCA253 au para 11). Aux fins du calcul du délai de prescription, l’examen [traduction« met l’accent sur la connaissance du préjudice, et non sur la cause d’action » (Lay v Lay, 2019 ABCA 21, au para 29 [Lay]). Un simple doute ne suffit pas pour déclencher le moment où le délai de prescription commence à courir; le demandeur ne peut « apprendre » l’existence d’un préjudice que lorsqu’il a en main des éléments permettant de susciter le doute (Lay, au para 30; Stack v Hildebrand, 2010 ABCA 108 au para 14).

[30]  Dans les cas où l’auteur du délit a dissimulé sa faute, la doctrine de la dissimulation frauduleuse peut permettre la suspension du délai de prescription jusqu’au moment où le demandeur aurait dû découvrir la fraude, comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué dans l’arrêt Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335 à la p 390, [1984] ACS no 45 (QL) :

Il est bien établi qu’en cas de dissimulation frauduleuse de l’existence d’une cause d’action, le délai de prescription ne commence à courir qu’à partir du moment où le demandeur découvre la fraude, ou du moment où, en faisant preuve de diligence raisonnable, il aurait dû la découvrir. Il n’est pas nécessaire que la dissimulation frauduleuse requise pour interrompre ou suspendre l’application de la loi constitue une tromperie ou une fraude de common law.

[31]  Enfin, la Cour fédérale a conclu qu’il n’est pas approprié de rendre un jugement sommaire sur une question qui ne peut être dissociée des autres questions de l’action (Première nation Samson c Canada, 2015 CF 836 au para 98).

[32]  Étant donné qu’un désaccord fondamental existe entre les parties au sujet des faits de la présente affaire, notamment en ce qui concerne la possibilité de découvrir le préjudice, je résumerai d’abord les arguments respectifs des parties, puis j’expliquerai les raisons pour lesquelles j’estime qu’il existe de véritables questions litigieuses, en tenant compte du délai de prescription.

B.  La position des défendeurs (requérants)

[33]  Les défendeurs soulignent que le délai de prescription de deux ans en vigueur en Alberta commence à courir dès que le demandeur a appris ou, selon les circonstances, aurait dû savoir que les trois critères énoncés au paragraphe 3(1) de la Limitations Act étaient remplis, soit (i) que le préjudice a été subi, (ii) qu’il est attribuable à la conduite des défendeurs et (iii) qu’il justifiait l’introduction de l’action au plus tard en janvier 2016. Les défendeurs ajoutent que, comme M. Utah n’a pas agi dans le délai de deux ans suivant la découverte du préjudice, son recours est prescrit par la loi et il ne peut intenter la présente action.

[34]  Les défendeurs admettent que l’agent Zelisko n’a pas inscrit la date de la demande de M. Utah dans le système, ni n’a déféré la demande d’asile de M. Utah ou établi un rapport visé à l’article 44 aux fins de l’évaluation de l’interdiction de territoire. Les défendeurs affirment que l’agent Zelisko a agi de la sorte (ou omis d’agir) parce qu’il se préoccupait de la sécurité de M. Utah et voulait le protéger. Au soutien de leur allégation, les défendeurs soulignent que M. Utah avait lui‑même affirmé que les Bandidos le recherchaient tant au Canada qu’en Australie et que les fonctionnaires de ce dernier pays étaient corrompus. L’agent Zelisko a expliqué que le fait que les agents des SPC accompagnaient souvent le demandeur à leurs réunions conférait un certain degré de crédibilité à ces allégations, ce qui a probablement eu une incidence sur la décision de ne pas présenter la demande de la manière habituelle.

[35]  Les défendeurs contestent également les allégations d’ignorance de M. Utah, faisant valoir qu’il aurait pu intenter son action à plusieurs moments pendant la décennie en question, au cours de laquelle il était pleinement conscient de ses problèmes quant à la couverture des soins de santé et à l’obtention d’un permis de travail. Les défendeurs soulignent qu’il a consulté plusieurs avocats ou retenu des services de plusieurs avocats au fil des ans et que l’un d’eux aurait pu lui fournir les éclaircissements nécessaires.

[36]  Les défendeurs soutiennent que M. Utah a découvert l’existence de sa cause d’action au plus tard lorsqu’il a appris de l’agent Kane qu’il devait présenter une nouvelle demande d’asile en juin 2015 ou au début de 2016. Dans son affidavit, l’agent Kane déclare que, après avoir pris en charge le dossier en mai 2015, il a rencontré M. Utah le 23 juin 2015 et lui a fait savoir que la demande n’avait pas été présentée à la CISR et [traduction] « [qu’]un nouveau processus devait être enclenché parce qu’il n’était pas possible de poursuivre le processus précédent, étant donné [qu’ils] n’utilis[aient] plus ce système informatique ». L’agent Kane ajoute qu’il a [traduction« également dit à M. Utah que, pour déférer la demande, [ils] dev[aient] recommencer le processus dans le nouveau système ».

[37]  Dans le même affidavit, réagissant au fait que le demandeur lui avait demandé, en janvier 2015, pourquoi il devait se présenter aux bureaux de l’ASFC pour remplir une nouvelle fois des documents relatifs à une demande d’asile, l’agent Kane relate un échange de courriels dans le cadre duquel il a informé le demandeur que [traduction« des erreurs [avaient] été commises par un agent précédent et [que] la demande n’[avait] pas été présentée ». L’agent Kane affirme également avoir avisé M. Utah que la nouvelle demande qu’il remplirait lui donnerait le droit de demander la protection habituelle (notamment la couverture offerte par le PFSI et un permis de travail).

[38]  Le 4 février 2016, l’agent Kane a remis à M. Utah les formulaires de demande d’asile à remplir et lui a fait parvenir une preuve du sursis de l’étude de sa demande d’asile fondé sur le paragraphe 103(1) de la LIPR. Les défendeurs font valoir que, comme l’action a été déposée plus de 26 mois plus tard (à la fin de juin 2018), le recours du demandeur est prescrit et il n’y a donc aucune véritable question litigieuse.

C.  La position du demandeur

[39]  M. Utah n’est pas d’accord avec les défendeurs et soutient que les événements qui se sont produits vont tout à fait à l’encontre de la description que les défendeurs ont faite : selon M. Utah, les omissions de la part de l’agent Zelisko d’inscrire les données et déférer la demande et de lui transmettre l’information et la demande, ainsi qu’à d’autres personnes, constituaient des actes de dissimulation délibérée visant à lui créer des problèmes au Canada. Au soutien de cette allégation, M. Utah fait valoir que les éléments de preuve réunis au cours des étapes préparatoires de l’instance comprennent des admissions en contre‑interrogatoire des agents Zelisko et Kane selon lesquelles le système était sûr. M. Utah est d’avis que la conduite visait à lui nuire plutôt qu’à le protéger. En le privant de la possibilité d’obtenir des moyens de subsistance, y compris un revenu et la couverture des soins de santé, les autorités souhaitaient, selon lui, qu’il se décourage, qu’il abandonne sa demande et qu’il retourne en Australie, ce qui constitue à ses yeux un méfait public.

[40]  M. Utah présente également des éléments de preuve démontrant qu’il avait de véritables raisons de croire que sa demande d’asile avait été déposée en septembre 2007. Il ressort de courriels échangés entre septembre 2007 et mai 2015 qu’il a discuté à maintes reprises de sa demande d’asile avec l’agent Zelisko et des membres des SPC. M. Utah ajoute que l’agent Zelisko ne l’a jamais informé (i) que sa demande d’asile n’avait pas été déposée ou (ii) qu’il n’avait pas déféré sa demande parce qu’il craignait pour la sécurité de M. Utah. Enfin, M. Utah souligne que d’autres personnes qui l’aidaient (notamment trois enquêteurs des SPC) étaient également dans l’ignorance totale et ont été [traduction« activement induites en erreur » par l’agent Zelisko, invoquant à cet égard des éléments de preuve comme l’affidavit de l’enquêteur Robson.

[41]  En ce qui concerne les déclarations que l’agent Kane a faites dans son affidavit, M. Utah soutient qu’il n’a pas compris la nature de l’« erreur » à laquelle l’agent Kane a fait allusion dans ses communications avec lui. De plus, M. Utah a constamment affirmé sous serment qu’il n’a appris que sa demande n’avait pas été déférée à la CISR que lorsqu’il a reçu sa trousse de documents d’AIPRP en juin 2018 et que, s’il avait compris ce fait, il aurait réagi rapidement. Cependant, étant donné qu’il ne l’a pas compris et qu’il n’a découvert la raison de ses problèmes qu’à cette date tardive, il n’a pas pu intenter son action plus rapidement.

[42]  Enfin, M. Utah fait valoir qu’étant donné que l’agent Zelisko admet (dans son affidavit) les faits sur lesquels repose le méfait délictueux, le délai de prescription qui s’appliquait à lui n’a commencé à courir qu’en juin 2018, lorsqu’il a reçu les documents d’AIPRP, en raison de la dissimulation frauduleuse.

III.  Analyse

[43]  Je souligne que la présente affaire est inhabituelle puisque, au cours de la période pendant laquelle sa situation était incertaine, M. Utah a rencontré à maintes reprises l’agent Zelisko, d’autres agents de l’ASFC et des enquêteurs des SPC, et a communiqué avec eux à de nombreuses occasions. Pendant cette période, M. Utah n’a pas caché sa principale préoccupation, à savoir obtenir une décision relativement à sa demande d’asile, mais il a également affirmé clairement qu’il souhaitait obtenir une couverture des soins de santé et des soins dentaires (disponibles en vertu du PFSI) ainsi qu’un permis de travail. À la même époque, les renseignements sur les permis de travail et le PFSI étaient clairement affichés sur le site Web publiquement accessible du gouvernement, ce que M. Utah ne nie pas.

[44]  Il y a également des facteurs qui militent en faveur des défendeurs. L’agent Zelisko affirme qu’à l’instar d’autres personnes au sein de l’ASFC, il avait des préoccupations liées au casier judiciaire de M. Utah en Australie et à des allégations relatives aux activités criminelles de M. Utah au Canada. Les défendeurs ont présenté des éléments de preuve démontrant que l’agent Zelisko a attendu un certain temps avant que M. Utah lui fournisse des documents visant à l’aider à évaluer son admissibilité en qualité de demandeur d’asile et son interdiction de territoire au Canada, afin d’expliquer pourquoi l’agent Zelisko n’a pas traité la demande d’asile de M. Utah entre 2007 et 2015.

[45]  La Cour est donc saisie, dans la présente affaire hors du commun, de deux versions très différentes des mêmes événements. Bien qu’ils aient rédigé ensemble l’exposé conjoint utile dans lequel ils ont résumé les étapes clés qui ont marqué la période allant de 2007 à 2017, le demandeur et les défendeurs présentent des exposés narratifs tout à fait différents des événements sous‑jacents qui sont survenus pendant cette décennie. Leurs descriptions font ressortir un contraste saisissant entre la façon dont chacun d’eux dépeint le présent litige. C’est ce contraste qui me convainc qu’il n’est pas approprié en l’espèce de rendre un jugement sommaire suivant les principes des décisions Milano Pizza et Rallysport, exposés ci‑dessus, pour deux motifs clairs.

[46]  Premièrement, la présente affaire comporte des faits et soulève des questions qui justifient un examen dans le cadre d’un procès : il y a de très bonnes raisons d’avoir une instruction en bonne et due forme, tant au vu de la preuve que du droit. Il faut se rappeler que le délai de deux ans prévu dans la Limitations Act repose sur la date à laquelle le demandeur a appris ou, selon les circonstances, aurait dû apprendre non seulement que le préjudice a été subi (sous‑alinéa 3(1)a)(i)), mais également qu’il était attribuable à la conduite du défendeur (sous‑alinéa 3(1)a)(ii)) et que le préjudice, à supposer que le défendeur en soit responsable, justifie l’introduction d’une instance (sous‑alinéa 3(1)a)(iii)).

[47]  En conséquence, le délai de prescription de deux ans repose sur la découverte non seulement du préjudice, mais également de l’auteur du préjudice, ainsi que sur la date à laquelle l’identité de celui-ci a été portée à la connaissance du demandeur. Selon la preuve de M. Utah résumée ci-dessus, lui‑même et d’autres personnes n’ont su que le préjudice était attribuable à l’agent Zelisko et justifiait l’introduction d’une instance que lorsqu’ils ont pris connaissance des résultats de sa demande d’AIPRP en juin 2018.

[48]  Si les allégations de fait de M. Utah résistent au contre‑interrogatoire, le principal moyen qu’il invoque, à savoir le méfait, semble reposer sur un fondement solide en droit. Je conviens également que si les arguments de M. Utah sont appuyés par des conclusions factuelles, ils pourraient donner lieu à l’application de la doctrine de la dissimulation frauduleuse exposée précédemment en raison du caractère abusif de la conduire reprochée (Pioneer, au para 54).

[49]  Deuxièmement, plusieurs conclusions factuelles clés qui sont nécessaires pour trancher le litige de façon juste et équitable et qui font l’objet de divergences importantes ne peuvent être tirées au vu des documents déposés à l’égard de la présente requête (Stankovic v 1536679 Alberta Ltd, 2019 ABCA 187 aux para 3‑4). Malgré l’abondante documentation déposée, y compris plusieurs affidavits de témoins clés et plusieurs transcriptions de contre‑interrogatoires préalables sur ces affidavits, d’importantes questions de crédibilité demeurent sans réponse. La justice serait compromise si une décision sommaire était rendue sans l’éclairage complet qu’apporterait l’instruction (voir Milano Pizza, aux para 29, 36; Hryniak, au para 28).

[50]  Bref, à la présente étape de l’instance, soit moins de six semaines avant l’instruction, il se dégage clairement des documents de la requête déposés devant la Cour que la présente affaire soulève des questions centrales de crédibilité et comporte des différences factuelles qu’il est nécessaire de clarifier et de trancher dans le cadre d’un procès.

[51]  Du point de vue du demandeur, il faut se rappeler que M. Utah se trouvait dans une situation tout à fait particulière : il était vulnérable et attendait l’issue d’une demande d’asile depuis plus d’une décennie (jusqu’à ce qu’il reçoive une décision favorable le 29 septembre 2017). Afin de faire reconnaître sa qualité de personne à protéger au Canada et de résoudre les problèmes auxquels il se heurtait, il a maintenu des communications régulières pendant cette période avec différents fonctionnaires de l’ASFC, dont les agents Zelisko et Kane. Il a exprimé très clairement ses priorités, soulignant qu’il souhaitait d’abord et avant tout obtenir un statut au Canada, étant donné qu’il ne pouvait obtenir de protection en Australie, tout en exprimant clairement son besoin de travailler et d’avoir une couverture des soins de santé. Comme l’a indiqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Novak c Bond, [1999] 1 RCS 808 au para 90, [1999] ACS no 26 (QL), « dans chaque cas, la tâche consiste à déterminer le moment où le demandeur aurait pu raisonnablement intenter une action, compte tenu de son intérêt et des circonstances qui lui sont propres ».

[52]  Les défendeurs soutiennent que la Cour fédérale devrait être convaincue, à la lumière de l’arrêt Hryniak, qu’elle doit rendre une décision sommaire en faveur des défendeurs sur le fondement du dossier de la requête. Ils ajoutent que le dossier comporte suffisamment d’éléments de preuve tant subjectifs qu’objectifs pour lui permettre de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que M. Utah pouvait et aurait dû, au plus tard en janvier 2016, découvrir les préjudices qu’il a subis.

[53]  Je ne crois pas que les défendeurs aient démontré, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur a dépassé le délai de prescription qui s’appliquait à lui. J’estime plutôt qu’il existe des aspects importants qui doivent être déterminés au regard de questions de crédibilité, ainsi que les faits et les règles de droit applicables, de sorte que les défendeurs n’ont pas réussi à démontrer qu’il n’existait aucune véritable question litigieuse.

[54]  Enfin, en ce qui a trait aux décisions que les Cours fédérales ont rendues sur la question, les principes de l’arrêt Hryniak sont évoqués dans les principes relatifs aux jugements sommaires qui ont été résumés dans la décision Milano Pizza et énoncés plus tard dans la décision Rallysport. De plus, dans l’arrêt Manitoba c Canada, 2015 CAF 57, la Cour d’appel fédérale a précisé, aux paragraphes 15 et 16, que les pouvoirs mentionnés dans la décision Hryniak n’interviennent que dans le cadre des procès sommaires pouvant être tenus sous le régime de l’article 216 des Règles par suite d’une requête en jugement sommaire. Cependant, étant donné que l’instruction doit avoir lieu en l’espèce d’ici quelques semaines, un procès sommaire n’est pas une option viable dans les circonstances.

IV.  Conclusion

[55]  En fin de compte, s’il y a une chose qui ressort clairement de la présente requête : des éléments factuels centraux sont contestés. Les documents déposés jusqu’à maintenant donnent à penser que M. Utah n’a appris que l’agent Zelisko n’avait jamais traité sa demande d’asile de septembre 2007 que lorsqu’il a reçu la réponse à sa demande d’AIPRP, soit neuf jours avant qu’il dépose sa déclaration le 29 juin 2018. En conséquence, les défendeurs n’ont pas réussi à prouver, comme ils devaient le faire, qu’il n’existe aucune véritable question litigieuse. En revanche, M. Utah a établi clairement l’existence d’au moins une question litigieuse. En conséquence, la présente requête en jugement sommaire sera rejetée. L’affaire sera instruite à compter du 3 novembre 2020. Les dépens de la requête seront adjugés au demandeur et devront être payés sans délai.


ORDONNANCE dans le dossier T-1281-18

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête est rejetée.

  2. Les défendeurs doivent payer sans délai les dépens à M. Utah.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1281-18

INTITULÉ :

STEVAN UTAH c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET DARRYL ZELISKO

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

TORONTO (ONTARIO) (par vidéoconférence)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 SEPTEMBRE 2020

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 22 SEPTEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

M. William S. Klym

Mme Susan Lawson

POUR LE DEMANDEUR

Mme Jennifer Lee

Mme Meenu Ahluwalia

M. Matthew Chao

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DD West LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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