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Date : 20201113


Dossier : IMM-1974-19

Référence : 2020 CF 1055

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 novembre 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

AZHAR NAZIR CHEEMA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) d’Azhar Nazir Cheema a été rejetée parce que l’agent d’ERAR n’a pas cru qu’il était en danger au Pakistan à cause de fondamentalistes comme il l’affirmait. Dans une procédure de contrôle judiciaire, la Cour doit faire preuve d’une grande retenue à l’égard de telles conclusions défavorables quant à la crédibilité, compte tenu du mandat de l’agent d’ERAR de prendre une décision à cet égard, des avantages qu’il possède quant à l’évaluation des éléments de preuve et de l’importance d’éviter la remise en cause de questions déjà tranchées.

[2]  Les conclusions relatives à la crédibilité ne sont toutefois pas à l’abri d’un contrôle judiciaire. Lorsqu’elles sont inexpliquées, ne sont pas étayées par le dossier de preuve, ne tiennent pas compte de renseignements pertinents, s’appuient sur des incohérences inexistantes ou ayant peu d’importance ou écartent des explications sans raison valable, elles peuvent être annulées au motif qu’elles sont déraisonnables. Je conclus que les conclusions relatives à la crédibilité tirées par l’agent d’ERAR en l’espèce sont de cette nature. Elles constituaient un élément central de sa décision et rendent celle‑ci déraisonnable dans son ensemble.

[3]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Bien que M. Cheema me demande de substituer ma décision à celle qui a été rendue et d’ordonner que sa demande d’ERAR soit accueillie, je ne suis pas d’avis que la présente affaire relève de la rare catégorie d’affaires justifiant une telle réparation. La décision de l’agent d’ERAR est donc annulée, et la demande d’ERAR de M. Cheema est renvoyée à un autre agent pour décision.

II.  Questions en litige et norme de contrôle

[4]  M. Cheema a invoqué divers motifs pour contester la décision de l’agent d’ERAR, notamment l’omission de prendre en considération les éléments de preuve relatifs aux conditions au Pakistan, l’omission de tenir expressément compte de deux décisions du Comité des droits de l’homme des Nations Unies (Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés – HCR) et le manque d’équité du processus. À la fin des présents motifs, j’aborderai brièvement ces questions, que j’estime peu convaincantes. Je conclus plutôt que la question déterminante à l’égard de la demande est la suivante :

Les conclusions défavorables de l’agent d’ERAR quant à la crédibilité étaient-elles raisonnables?

[5]  Les parties conviennent que les décisions des agents d’ERAR sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 11; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16–17, 23‑25. Les conclusions de fait, et les conclusions en matière de crédibilité en particulier, sont également assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable : Vavilov, aux para 125‑126; Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 941 aux para 17‑18.

[6]  On dit souvent que les conclusions relatives à la crédibilité appellent « la plus grande retenue », « un degré élevé de déférence » ou « une retenue considérable » : voir, par exemple, Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 au para 22; Su c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1052 au para 19; Rahman, au para 17. Comme je l’ai déjà mentionné, cela ne change pas la norme de contrôle, qui demeure la norme unique de la décision raisonnable, mais cela indique que les décideurs jouissent d’une latitude considérable pour parvenir à leurs conclusions quant à la crédibilité et que de telles conclusions ne doivent pas être modifiées à la légère : George c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1385 aux para 27‑28; Amador Ordonez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1216 au para 6; Vavilov, aux para 88‑90. Cette latitude fait partie du « contexte » dont tient compte la norme unique de la décision raisonnable : Vavilov, aux para 88‑90.

[7]  Bien que l’arrêt Vavilov ne traite pas des conclusions relatives à la crédibilité en particulier, les évaluations de la crédibilité font partie du processus de recherche des faits. La Cour suprême a souligné le rôle des décideurs dans l’appréciation et l’évaluation de la preuve, notant que la cour de révision ne devrait pas apprécier ou évaluer à nouveau la preuve : Vavilov, au para 125. Comme les autres conclusions de fait, les conclusions quant à la crédibilité doivent être justifiées au regard des faits et de la preuve versée au dossier : Vavilov, au para 126. Une méprise sur les éléments de preuve ou le défaut d’en tenir compte, ou des conclusions qui ne reposent pas sur la preuve, peuvent rendre une décision déraisonnable : Vavilov, au para 126.

III.  Analyse

A.  Demande d’examen des risques avant renvoi de M. Cheema

[8]  La demande d’ERAR de M. Cheema est fondée sur une crainte des extrémistes islamiques d’Islamabad, au Pakistan. L’épouse de M. Cheema, Azra Azhar, était une travailleuse sociale à Islamabad qui dirigeait des foyers pour filles et était une fervente défenseure des droits des femmes et une détractrice de l’extrémisme religieux. En 2014, après que Mme Azhar eut prononcé quelques discours, elle a fait l’objet de demandes d’extorsion, de menaces et d’une fusillade. Les deux personnes identifiées comme étant les principaux instigateurs de ces actes étaient Zubair Safdar et Mian Mohammad Aslam. M. Safdar est considéré comme un dirigeant de Jamaat‑e‑Islami à Islamabad, un parti politique islamiste, et l’instigateur initial de la persécution. Quant à M. Aslam, il a été reconnu comme étant un ancien député de l’Assemblée nationale (AN) et un dirigeant de Jamaat‑e‑Islami. M. Cheema et Mme Azhar s’étaient initialement tournés vers lui dans l’espoir qu’il les aide, mais il s’est rangé du côté de M. Safdar.

[9]  Après la fusillade, M. Safdar et un imam ont convoqué M. Cheema à une jirga, décrite comme étant une forme de conseil religieux. Mme Azhar a été faussement accusée d’avoir commis l’adultère et d’avoir tenu un bordel. M. Cheema a défendu son épouse, mais après une autre réunion, M. Safdar et un imam ont fait prononcer contre Mme Azhar une fatwa indiquant qu’elle était adultère et demandant sa mort.

[10]  Mme Azhar a quitté le Pakistan en septembre 2014 avec deux de leurs quatre fils, les deux autres étant à l’école en Angleterre. M. Cheema est resté sur place, espérant pouvoir régler la situation avec M. Safdar et M. Aslam, et croyant qu’il était en sécurité en tant qu’homme. Pendant qu’il se trouvait toujours au Pakistan, la police s’est renseignée sur son épouse et l’a convoqué à un interrogatoire. Il a déménagé à plusieurs reprises, pour s’installer finalement à Rawalpindi, « ville jumelle » d’Islamabad. Ses efforts en vue d’en arriver à un règlement ont échoué, et la situation a dégénéré jusqu’à culminer avec un incident au cours duquel il aurait été menacé près d’une agence de voyages et une attaque physique en juin 2016 au terme de laquelle il s’est retrouvé à l’hôpital. M. Cheema a quitté le Pakistan par avion en juillet 2016, soit environ 22 mois après le départ de son épouse. Après son départ, M. Safdar et un imam ont annoncé que M. Cheema méritait le même châtiment que son épouse pour avoir été son complice.

[11]  Entre-temps, Mme Azhar et ses fils avaient présenté une demande d’asile au Canada, qui a été accueillie en janvier 2015. La Cour comprend qu’ils sont maintenant des résidents permanents du Canada. À la fin de 2016, M. Cheema a également tenté de présenter une demande d’asile. Cependant, celle-ci n’était pas recevable parce qu’il avait été débouté à la fin des années 1990 d’une demande d’asile faite au nom de son frère. Il avait par la suite été arrêté et renvoyé au Pakistan au début des années 2000. Une autre mesure d’expulsion a été prise contre lui à la fin décembre 2016, et il a été détenu par les autorités d’immigration jusqu’en mars 2017.

[12]  Risquant l’expulsion, M. Cheema a déposé une demande d’ERAR. La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] permet à une personne se trouvant au Canada qui est visée par une mesure de renvoi de présenter une demande de protection au moyen d’un ERAR : LIPR, art 112. Un ERAR est la « dernière évaluation officielle des risques faite pour les personnes admissibles avant leur renvoi du Canada » : Valencia Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1 au para 1. Cet examen vise à garantir que des personnes ne soient pas renvoyées vers un pays où elles risquent d’être persécutées pour un motif prévu dans la Convention, ou dans un endroit où elles ont besoin d’être protégées contre des risques de mort, de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités, conformément à l’obligation internationale de non-refoulement du Canada : Valencia Martinez, au para 1; LIPR, art 96‑97, 112‑113.

[13]  Je mentionnerai deux autres aspects des antécédents en matière d’immigration de M. Cheema, même si aucun n’est directement lié à la présente demande. Premièrement, peu de temps avant que M. Cheema ne demande l’asile, M. Cheema et Mme Azhar ont présenté une demande afin qu’il obtienne le statut de résident permanent au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait. Cette demande était en suspens au moment de la décision d’ERAR, et la Cour a été informée qu’elle était toujours en suspens au moment de l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire. La Cour n’a par la suite été informée d’aucun changement dans le statut de la demande de parrainage d’un époux qui pourrait rendre théorique la présente demande de contrôle judiciaire.

[14]  Deuxièmement, la demande d’ERAR de M. Cheema a été initialement refusée en mai 2017. M. Cheema a cherché à obtenir l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de ce refus. Saisie d’une requête sur consentement, la Cour a annulé ce premier refus, ce qui a entraîné la nouvelle décision qui fait l’objet de la présente demande. M. Cheema demande à la Cour de tirer des conclusions de cette demande antérieure et s’y réfère pour demander une mesure de réparation spéciale. Cependant, bien que le ministre ait clairement reconnu que la décision antérieure devait être annulée, je ne peux tirer aucune conclusion quant au motif qui sous-tend cette conclusion. En particulier, je ne peux pas déduire qu’elle était liée de quelque façon que ce soit à la solidité de la demande d’ERAR, comme le soutient M. Cheema.

B.  Les conclusions de l’agent d’ERAR quant à la crédibilité

[15]  L’agent d’ERAR a conclu que M. Cheema n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR ou qualité de personne à protéger au titre de l’article 97 de la LIPR, et a donc rejeté sa demande d’ERAR. La conclusion de l’agent d’ERAR était fondée sur son évaluation selon laquelle M. Cheema n’était pas crédible étant donné [traduction« un certain nombre d’incohérences et d’invraisemblances » découlant de son témoignage lors d’une audience.

[16]  Dans ses motifs, l’agent d’ERAR a mentionné cinq motifs à l’appui de sa conclusion quant à la crédibilité : 1) la décision de M. Cheema de rester au Pakistan jusqu’en juillet 2016, que l’agent d’ERAR a jugée non raisonnable ou invraisemblable; 2) les contradictions relevées dans le témoignage de M. Cheema quant au fait qu’il était visé par la fatwa prononcée contre son épouse; 3) les contradictions relevées dans le récit de M. Cheema sur l’incident à l’agence de voyages; 4) l’invraisemblance de l’affirmation de M. Cheema selon laquelle il a été agressé à Rawalpindi, mais a été amené à un hôpital à Islamabad; 5) la capacité de M. Cheema de renouveler son passeport et de quitter le Pakistan de l’aéroport d’Islamabad.

[17]  Étant parvenu à ces conclusions, l’agent d’ERAR a tiré la conclusion suivante :

[traduction]

Somme toute, les incohérences et les invraisemblances mentionnées ci-dessus dans le témoignage du demandeur m’amènent à conclure que le demandeur n’est pas crédible. Comme j’ai conclu que le demandeur n’était pas crédible, j’ai accordé peu de poids à la preuve documentaire que le demandeur a soumise à l’appui de cette déclaration des risques. De plus, vu ma conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur, je conclus que le demandeur ne risquerait pas de subir un préjudice au Pakistan de la part soit d’extrémistes religieux, soit de plusieurs responsables du gouvernement ou encore des autorités.

[Non souligné dans l’original.]

C.  Les conclusions en matière de crédibilité n’étaient pas raisonnables

[18]  Comme il est souligné ci-dessus, le rôle de la Cour dans le contrôle judiciaire des conclusions relatives à la crédibilité se limite à évaluer si elles étaient raisonnables : Rahal, au para 42. Néanmoins, bien que la Cour adopte une attitude de retenue, les conclusions quant à la crédibilité ne sont pas « à l’abri d’un contrôle judiciaire » : N’kuly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1121 au para 24; Sheikh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15200 (CF) aux para 22‑24 [Sheikh (2000)].

[19]  Le juge Rennie, alors juge de notre Cour, a utilement résumé un certain nombre de principes applicables aux conclusions relatives à la crédibilité dans le contexte de l’immigration dans la décision Cooper c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 118 au para 4; voir également N’kuly, aux para 20‑26. Ces principes sont les suivants :

  • les conclusions relatives à crédibilité peuvent être fondées sur des invraisemblances, le bon sens et la raison;

  • les inférences doivent être raisonnables et formulées en termes clairs et explicites;

  • les conclusions quant à la crédibilité ne devraient pas se fonder sur un examen microscopique de questions sans pertinence ou périphériques;

  • les conclusions quant à la crédibilité qui reposent sur des incohérences peuvent découler d’une incohérence interne ou d’une incohérence par rapport à la déposition admise d’autres témoins.

[20]  À titre d’exemple, les conclusions relatives à la crédibilité qui peuvent être déraisonnables comprennent celles qui reposent sur des incohérences ou des omissions ayant peu d’importance, celles qui écartent des explications sans raison valable, celles qui ne prennent pas en compte des renseignements pertinents, ou celles qui font fi de la preuve corroborante : N’kuly, au para 24; Sheikh (2000), aux para 23‑24; Valdeblanquez Ortiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 410 aux para 66‑68, citant Nkonka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (13 janvier 2016), Toronto IMM-2416-15 (CF) aux para 7‑8.

[21]  À mon avis, les conclusions en matière de crédibilité de l’agent d’ERAR ne peuvent pas être considérées comme raisonnables à la lumière du dossier de preuve. Je les examinerai dans l’ordre dans lequel on les retrouve dans la décision : 1) la décision de M. Cheema de rester au Pakistan jusqu’en juillet 2016, 2) les contradictions relevées concernant la fatwa, 3) les contradictions relevées concernant l’incident à l’agence de voyages, 4) l’invraisemblance du témoignage selon lequel on l’a emmené de Rawalpindi à Islamabad pour aller à l’hôpital et 5) la capacité de M. Cheema de renouveler son passeport et de quitter le Pakistan. J’examinerai ensuite 6) le traitement par l’agent d’ERAR des autres éléments de preuve documentaire au regard de la conclusion relative à la crédibilité.

1)  La décision de M. Cheema de rester au Pakistan jusqu’en juillet 2016

[22]  L’agent d’ERAR a mentionné à plusieurs reprises le fait que M. Cheema n’avait pas quitté le Pakistan alors que son épouse l’avait fait en septembre 2014, mais avait plutôt attendu jusqu’en juillet 2016. Le retard à quitter un pays peut dénoter qu’un demandeur d’asile n’avait pas, en fait, de crainte subjective d’être persécuté ou d’être exposé à un risque. Cependant, l’explication d’un demandeur pour le départ retardé doit être examinée au regard du contexte culturel et non rejetée sans justification raisonnable : Basaa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 201 aux para 9, 12; Jones c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 405 aux para 26‑28.

[23]  M. Cheema a dit qu’il n’était pas parti en même temps que son épouse et ses enfants parce qu’il n’y avait pas eu de menaces à son endroit à l’époque et qu’il se sentait en sécurité en tant qu’homme et espérait pouvoir régler la situation. Il a ajouté qu’il avait un bon revenu mensuel et que, s’il avait pu régler la situation, son épouse aurait pu rentrer pour qu’ils continuent leur vie.

[24]  L’agent d’ERAR n’a pas accepté cette explication au motif qu’il n’était ni raisonnable ni vraisemblable que a) M. Cheema n’ait pas craint pour sa propre sécurité, compte tenu de ce qui avait été dit sur ce que son épouse avait vécu, que b) M. Cheema ait pu prendre la défense de son épouse lors de discussions avec M. Aslam sans mettre en colère les personnes qui l’avaient agressée, ou que M. Cheema décide de rester au Pakistan, et que c) M. Cheema reste dans ce pays, sachant que M. Safdar était une personne très dangereuse, comme le lui ont dit les autorités pakistanaises et l’avocat de son épouse.

[25]  Le problème que posent ces conclusions est qu’il est difficile de savoir quel est le raisonnement de l’agent d’ERAR, et en particulier ce que ce dernier juge non crédible : Vavilov, au para 85. Le contexte est important en l’espèce. La question à laquelle l’agent d’ERAR cherchait à répondre était de savoir s’il y avait une preuve crédible suffisante pour démontrer que M. Cheema serait en danger ou risquerait d’être persécuté par M. Safdar, M. Aslam ou d’autres personnes s’il retournait au Pakistan. Selon le témoignage de M. Cheema, les menaces étaient initialement dirigées contre son épouse, et il pensait qu’il était toujours en sécurité. Au fil du temps, il a conclu qu’il ne l’était pas et il a quitté le pays. Qu’est‑ce que l’agent d’ERAR a jugé non crédible?

[26]  La première possibilité est que l’agent d’ERAR a remis en cause le fait même que Mme Azhar était en danger, c’est-à-dire qu’il n’admettait pas que M. Safdar et d’autres gens étaient des personnes dangereuses qui avaient menacé et agressé Mme Azhar et que cette dernière était visée par une fatwa. Le ministre ne prétend pas que l’agent d’ERAR a remis en question ces faits. Il convient de noter que l’attaque contre Mme Azhar a été le motif pour lequel sa demande d’asile a été accueillie, et l’agent d’ERAR y a renvoyé sans remettre en cause son bien-fondé. Les agents d’ERAR ne sont pas liés par les conclusions de la Section de la protection des réfugiés (SPR) relativement à la demande d’asile d’une autre personne, mais si l’agent d’ERAR rejetait les conclusions de la SPR concernant Mme Azhar, il y aurait lieu de s’attendre à ce qu’il tire une conclusion expresse à cet égard et à ce qu’il fournisse une explication : Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 296 aux para 11‑12.

[27]  La deuxième possibilité est que, tout en admettant que M. Safdar et M. Aslam étaient dangereux pour Mme Azhar, l’agent d’ERAR n’a pas admis que ces hommes constituaient en fait un danger pour M. Cheema étant donné qu’il n’a pas immédiatement quitté le Pakistan. Cela ne semble pas non plus avoir été la conclusion de l’agent d’ERAR. Au contraire, ce dernier semble présumer ou conclure que M. Cheema aurait été en danger dès que les risques courus par son épouse sont devenus apparents. De plus, si c’est effectivement ce que l’agent d’ERAR a conclu, ce serait conforme au propre récit de M. Cheema, à savoir qu’il n’a considéré M. Safdar comme dangereux pour lui que beaucoup plus tard, après être demeuré au Pakistan pendant un certain temps et avoir tenté de régler le problème. Ce ne serait pas un motif raisonnable pour conclure que M. Cheema n’est pas crédible.

[28]  La troisième possibilité est que l’agent d’ERAR a conclu que M. Safdar et M. Aslam ne pouvaient pas avoir été dangereux pour M. Cheema s’il n’était pas dangereux pour lui à partir de 2014. En d’autres termes, l’agent d’ERAR a conclu que des personnes comme M. Safdar et M. Aslam n’ont pas pu devenir plus dangereuses pour M. Cheema au fil du temps, comme ce dernier l’a soutenu. Cette interprétation pourrait être étayée dans une certaine mesure par la déclaration de l’agent d’ERAR selon laquelle il n’était pas vraisemblable que M. Cheema ait pu défendre son épouse lors de la jirga en 2014 sans les mettre en colère au point qu’ils seraient dangereux.

[29]  Le problème, c’est que l’agent d’ERAR ne conclut pas expressément que, si les hommes étaient dangereux, ils doivent avoir été dangereux en tout temps, ni ne renvoie à des éléments de preuve pour étayer une telle conclusion. Il n’y a aucune invraisemblance inhérente à ce qu’un agent de persécution, y compris un extrémiste religieux, devienne une menace ou un danger de plus en plus grand avec le temps, au point où il devient un jour un risque pour la vie d’un demandeur. Quoi qu’il en soit, la Cour a reconnu qu’il était déraisonnable de tirer une conclusion d’invraisemblance sur le fondement d’une conjecture quant à la manière dont agiraient d’autres personnes dans des contextes culturels différents : Dinartes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 986 au para 24; Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 au para 7. L’agent d’ERAR ne donne aucun motif permettant de conclure que les personnes en question auraient réagi d’une manière plus dangereuse ou plus menaçante aux déclarations de M. Cheema au cours de la jirga que ce qu’a décrit M. Cheema.

[30]  Cela laisse une quatrième possibilité, et c’est celle qui, à mon avis, reflète le mieux les déclarations contenues dans les motifs de l’agent d’ERAR : ce dernier a tout simplement jugé « déraisonnable et invraisemblable » que M. Cheema soit resté au Pakistan vu les dangers que représentaient en fait MM. Safdar et Aslam. L’agent d’ERAR a par exemple déclaré que [traduction« [c]ompte tenu de la nature extrêmement grave des choses que l’épouse du demandeur a vécu au Pakistan relatées dans les documents d’ERAR du demandeur, j’estime qu’il n’est ni raisonnable ni vraisemblable que le demandeur n’aurait pas craint pour sa propre sécurité, mais déciderait plutôt de rester au Pakistan »[non souligné dans l’original]. Cela revient essentiellement à conclure que M. Cheema aurait dû se rendre compte plus tôt qu’il était en danger et quitter le Pakistan pour échapper à ce danger. J’estime toutefois que cela peut démontrer que M. Cheema a été imprudent ou téméraire en restant dans ce pays, mais que cela ne démontre pas que son récit n’est pas crédible.

[31]  Le problème devient encore plus grave dans le passage suivant, où l’agent d’ERAR exprime ses attentes quant à ce qui se passerait lorsque M. Cheema apprendrait que la demande d’asile de son épouse est accueillie :

[traduction]

[…] J’estime qu’il est probable que le demandeur savait que son épouse et ses enfants avaient obtenu l’asile au Canada le 30 janvier 2015, ce qui leur a permis de rester au Canada de façon permanente. Étant donné que les documents d’ERAR du demandeur indiquent qu’il avait obtenu un visa pour le Canada le 10 juillet 2013, lequel était valide jusqu’au 15 septembre 2016, j’estime qu’il n’est pas raisonnable que le demandeur n’ait pas rejoint les membres de sa famille au Canada lorsqu’il a appris que leur demande d’asile avait été accueillie. Au lieu de cela, le demandeur déclare qu’il a décidé de continuer à résider au Pakistan, là où sévit une situation dangereuse et instable, et tenté de résoudre ses problèmes et ceux de sa famille avec des personnes dangereuses, alors qu’il avait déjà fait plusieurs tentatives infructueuses en ce sens. Comme j’estime que les actions susmentionnées du demandeur ne sont pas raisonnables, j’ai tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur à cet égard.

[Non souligné dans l’original.]

[32]  À l’évidence, M. Cheema n’a pas quitté le Pakistan pour venir au Canada en 2015. L’agent d’ERAR semble simplement critiquer le caractère raisonnable de son défaut de venir au Canada à ce moment-là, puis conclure que cela a une incidence défavorable sur la question de savoir s’il devrait être cru. L’agent d’ERAR semble tout simplement critiquer les « actions » de M. Cheema, qui n’a pas rejoint sa famille, ce qui, encore une fois, pourrait être attribuable à son imprudence plutôt qu’à sa crédibilité. Selon une interprétation libérale du passage, il serait possible de conclure que l’agent d’ERAR a implicitement déduit que M. Cheema se serait rendu au Canada en 2015 s’il avait vraiment été en danger; comme il ne l’a pas fait, cela dénote qu’il n’était en fait pas en danger à ce moment-là. Or, cet agissement concorderait encore une fois avec le témoignage de M. Cheema selon lequel il estimait qu’il n’était pas encore en danger, et il n’y aurait donc pas de motif permettant de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité.

[33]  Le ministre soutient que les conclusions relatives à la crédibilité ne reposaient pas précisément sur une ou plusieurs de ces possibilités, mais qu’il s’agissait plutôt d’une conclusion générale de l’agent d’ERAR qui ne croyait pas au récit de M. Cheema. Il est vrai qu’une conclusion relative à la crédibilité n’a pas besoin de se rapporter à un élément précis, mais il doit toujours être possible de répondre à la question « à quoi ne croyez-vous pas et pourquoi? » Pour reprendre le libellé de l’arrêt Vavilov, il faut être convaincu qu’un « mode d’analyse, dans les motifs avancés, [...] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » : Vavilov, au para 102. L’analyse de l’agent d’ERAR manquait de transparence car elle n’énonçait pas un mode d’analyse d’une manière qui permettrait à M. Cheema de comprendre pourquoi son récit n’a pas été cru sur le fondement du fait qu’il est resté au Pakistan.

2)  Les contradictions relevées concernant la fatwa

[34]  L’agent d’ERAR a conclu que le témoignage de M. Cheema au sujet de son inclusion dans la fatwa prononcée contre son épouse était contradictoire. L’agent d’ERAR a noté que, en réponse à une première question visant à savoir si la fatwa contre son épouse le visait également, M. Cheema a répondu non. Ultérieurement dans son témoignage, il a déclaré qu’il avait été inclus dans la même fatwa parce qu’il lui avait été reproché d’avoir aidé son épouse à quitter le pays. Une preuve contradictoire peut clairement fonder une conclusion quant à la crédibilité, mais les témoignages mentionnés par l’agent d’ERAR ne montrent clairement aucune contradiction : Cooper, au para 4.

[35]  Le premier problème concernant M. Cheema faisait partie d’une série de préoccupations liées à la jirga et à la fatwa en 2014. La déclaration de M. Cheema selon laquelle la fatwa ne le visait pas s’inscrivait dans le contexte où la fatwa a été prononcée en 2014 et cette déclaration concordait avec son témoignage selon lequel il n’était pas initialement visé par la fatwa, à savoir lorsqu’elle a été prononcée; il a plutôt été visé plus tard, après avoir aidé son épouse à quitter le Pakistan. Le deuxième problème relevé par l’agent d’ERAR avait toutefois clairement trait au retour éventuel de M. Cheema au Pakistan après son séjour au Canada. La réponse que M. Cheema a donnée, à savoir qu’il était (à ce moment-là) visé par la fatwa, était conforme à son récit : la nouvelle qu’il méritait le même châtiment que son épouse était arrivée après son départ du Pakistan. Juxtaposer deux déclarations sur des situations différentes à des moments différents et sous-entendre qu’elles sont incohérentes n’est pas raisonnable.

[36]  Je suis conscient à la fois de l’importance que la cour de révision n’apprécie pas à nouveau la preuve et du principe qu’une conclusion défavorable en matière de crédibilité ne devrait pas être tirée à la suite d’un examen à la loupe de questions. Si cela avait été la seule préoccupation à l’égard des conclusions relatives à la crédibilité tirées par l’agent d’ERAR, l’ensemble de la décision n’aurait peut-être pas été considéré comme déraisonnable. Cependant, étant donné les préoccupations concernant le caractère raisonnable des autres motifs donnés, le fait que l’agent d’ERAR se soit fondé sur cette incohérence n’est pas suffisant pour justifier sa conclusion défavorable quant à la crédibilité en général.

3)  Les contradictions relevées concernant l’incident à l’agence de voyages

[37]  Comme on l’a vu, M. Cheema a déclaré s’être trouvé face à M. Safdar lors d’une visite à une agence de voyages où il s’était rendu pour obtenir un billet pour le Canada. Selon l’agent d’ERAR, M. Cheema avait présenté trois versions différentes de cet incident. L’agent d’ERAR a en particulier comparé la version qu’a donnée M. Cheema à l’audience à celle exposée dans un exposé circonstancié antérieur. Alors que la version écrite indiquait que M. Cheema avait été approché et s’était entretenu avec M. Safdar ou ses partisans, l’agent d’ERAR a noté que [traduction« le demandeur n’a pas précisé à l’audience que Zubair Safdar, ou toute autre personne, lui [avait] parlé ou [avait] interagi avec lui, à ce moment-là ».

[38]  Cette conclusion est contredite par la transcription de l’audience. M. Cheema a commencé son récit de l’incident à l’agence de voyages et n’a initialement mentionné aucune discussion. Cependant, après une pause de 15 minutes prise à la suggestion de l’agent d’ERAR, M. Cheema a dit qu’il n’avait pas terminé sa réponse et a poursuivi en déclarant ceci : [traduction« lorsque je me dirigeais vers l’endroit où était garée ma moto, ces gens m’ont arrêté. Et après cela, ils ont commencé à demander “Où est votre femme?”, “Où habitez-vous maintenant?” […] ». Il a ensuite donné une description plus détaillée de l’interaction avec les hommes. L’agent d’ERAR a conclu que M. Cheema n’a pas mentionné à l’audience qu’il avait parlé ou avait eu une quelconque interaction avec les hommes. Pour parvenir à une telle conclusion, l’agent n’a manifestement pas tenu compte du témoignage rendu après la pause.

[39]  L’agent d’ERAR a également conclu que la version de cet incident fournie par l’ami de M. Cheema au Pakistan, Gohar Ali, ne correspondait pas à celle de M. Cheema. Ce que M. Ali a raconté sur l’incident se résume uniquement à ceci : M. Cheema lui a dit que M. Safdar [traduction« l’a vu dans l’agence de voyages et l’a menacé. Il était terrifié. » L’agent d’ERAR aurait décelé deux contradictions : premièrement, il s’agissait de M. Safdar lui-même et non de partisans (ce qui était conforme au témoignage de M. Cheema, bien que le récit écrit mentionne un partisan); deuxièmement, M. Ali n’a pas précisé que M. Safdar se tenait à côté de la moto de M. Cheema. À mon avis, il était clair que le récit de M. Ali était un bref résumé de ce que M. Cheema lui avait dit. Il n’y a aucune raison de supposer que M. Cheema aurait raconté où M. Safdar se tenait en particulier, ou que M. Ali aurait inclus ce détail dans sa description en une phrase de l’incident. Je suis d’avis que cette analyse relève beaucoup de la catégorie de l’analyse à la loupe déraisonnable et semble montrer un effort pour rechercher des contradictions là où il n’y en a pas afin de mettre en doute la crédibilité de M. Cheema : Sheikh (2000), au para 23.

4)  L’invraisemblance qu’on l’ait emmené de Rawalpindi à Islamabad pour aller à l’hôpital

[40]  M. Cheema dit que, peu de temps avant son départ, il a été agressé par des hommes à l’extérieur de son domicile à Rawalpindi. Il a été battu et laissé inconscient, et c’est son ami, M. Ali, qui l’a amené à un hôpital à Islamabad. À l’audience, l’agent d’ERAR a demandé pourquoi il avait été transporté à un hôpital d’Islamabad plutôt qu’à un hôpital de Rawalpindi. M. Cheema a répondu que M. Ali lui avait dit que l’hôpital de Rawalpindi se trouvait dans une zone surpeuplée, qu’il était impossible de s’y rendre en voiture et que, comme Islamabad et Rawalpindi sont des villes jumelles, on pouvait s’y rendre [traduction« le plus rapidement ».

[41]  L’agent d’ERAR a rejeté cette explication au motif qu’il n’était ni raisonnable ni vraisemblable que M. Cheema soit agressé à Rawalpindi, mais emmené à un hôpital à Islamabad. Il a noté que M. Cheema n’avait présenté aucune preuve documentaire concernant l’emplacement ou l’accessibilité de l’hôpital de Rawalpindi et qu’il n’était ni [traduction« raisonnable ni vraisemblable qu’Islamabad, en tant que capitale du Pakistan, ne soit pas aussi peuplée, sinon plus, que Rawalpindi ».

[42]  À mon avis, ces conclusions étaient encore une fois déraisonnables. Il n’y a aucune raison pour laquelle M. Cheema aurait dû s’attendre à devoir fournir la preuve documentaire de l’emplacement d’un possible hôpital à Rawalpindi où, selon l’agent d’ERAR, il aurait dû être conduit. Quoi qu’il en soit, M. Cheema a fourni des renseignements sur l’emplacement de sa maison et de l’hôpital d’Islamabad, renseignements que l’agent d’ERAR n’a apparemment pas fait l’effort d’évaluer. Rawalpindi et Islamabad sont, comme M. Cheema les a décrites, des villes jumelles contiguës. Il n’y a aucune raison pour que le trajet entre un point à Rawalpindi et un point à Islamabad soit nécessairement plus long (en distance ou en temps) qu’entre deux points à Rawalpindi. L’agent d’ERAR n’a pas non plus motivé son hypothèse quant à la capacité de se rendre facilement à Islamabad plutôt qu’à Rawalpindi, outre le fait qu’Islamabad est la capitale du Pakistan. Les conclusions relatives à la vraisemblance doivent reposer sur un fondement plus sérieux qu’une telle hypothèse.

5)  La capacité de renouveler le passeport et de quitter le Pakistan

[43]  L’agent d’ERAR a également tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du fait que M. Cheema avait pu obtenir un nouveau passeport et quitter le Pakistan en passant par l’aéroport malgré le fait qu’il était [traduction« recherché par d’éminents responsables du gouvernement et par les autorités au Pakistan ». L’agent d’ERAR a en outre noté que, si M. Cheema était recherché par la police, comme il le prétendait, il était plus probable que le contraire que l’autorité régissant la police au Pakistan l’aurait également recherché et aurait pris des mesures pour s’assurer qu’il ne puisse pas partir.

[44]  Le problème avec ces conclusions est qu’elles sont encore une fois fondées sur une mauvaise compréhension de la preuve et sur de simples conjectures. Comme M. Cheema l’a souligné dans ses observations concernant la présente demande, il n’a pas prétendu qu’il était [traduction« recherché par d’éminents responsables du gouvernement ». Ses allégations concernaient principalement M. Safdar, qui était un dirigeant local au sein d’un parti politique, et M. Aslam, qui était un ancien député de l’AN. Il n’y avait aucun élément de preuve permettant de croire que ces personnes auraient le pouvoir de contrôler l’appareil étatique au point de pouvoir empêcher M. Cheema de quitter le pays.

[45]  En ce qui concerne la possibilité que la police ait pu empêcher M. Cheema de partir, l’agent d’ERAR n’a renvoyé à aucun élément de preuve autre que sa propre hypothèse selon laquelle des enquêtes policières, à l’instigation d’extrémistes religieux et non par des voies officielles, auraient abouti à un intérêt à mobiliser ou à la capacité de mobiliser un système qui l’empêcherait d’obtenir un passeport ou qui ferait en sorte qu’il serait intercepté à l’aéroport. Je note que contrairement aux affaires concernant, par exemple, le « Bouclier d’or » en Chine, l’agent d’ERAR n’a signalé aucun élément de preuve concernant la mesure dans laquelle les autorités pakistanaises utilisent des bases de données pour repérer et empêcher le départ de personnes, ou quelles personnes figurent sur une telle liste : voir, par exemple, Han c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 858 aux para 30‑31; voir également Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1126 aux para 163‑165, sur l’importance de tirer des conclusions de fait indépendantes, même lorsqu’il existe des éléments de preuve relatifs à la situation du pays, quant à la capacité d’une personne recherchée par les autorités de quitter le pays.

[46]  L’agent d’ERAR a également tiré cette conclusion qui remettait effectivement en cause la crédibilité des déclarations de M. Cheema concernant ses interactions avec la police sans aucune évaluation de la preuve corroborante déposée au sujet de ces interactions. Cette preuve corroborante comprenait des éléments fournis par des avocats au sujet des résultats de leurs demandes de renseignements faites auprès du bureau de police local de Rawalpindi. Il n’est pas raisonnable d’arriver à une conclusion quant à la crédibilité sans prendre en considération la preuve corroborante présentée à l’appui : Karayel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1305 aux para 15‑18.

[47]  Je conclus donc aussi que le fait que l’agent d’ERAR s’est appuyé sur la capacité de M. Cheema de quitter le Pakistan était déraisonnable.

6)  Le rejet de la preuve corroborante

[48]  Comme il est indiqué dans le passage reproduit au paragraphe [17] des présents motifs, étant donné qu’il a tiré les conclusions relatives à la crédibilité susmentionnées, l’agent d’ERAR a accordé « peu de poids » à l’ensemble de la preuve documentaire corroborante restante puisqu’il a conclu que le demandeur n’était pas crédible.

[49]  La Cour a répété à plusieurs reprises qu’il était déraisonnable d’arriver à une conclusion de non-crédibilité sans tenir compte de la preuve corroborante, puis de rejeter la preuve corroborante en se fondant sur le fait que le demandeur avait été jugé non crédible : Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 311 aux para 20‑21; Francois c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 687 au para 14; John c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 387 au para 6. Comme l’a dit le juge Gascon, il faut tenir compte de la preuve documentaire présentée à l’appui « avant de tirer une conclusion quant à la crédibilité du demandeur »; mener l’analyse à rebours « aurait pour effet de contourner la raison d’être de la preuve corroborante, qui consiste précisément à appuyer le récit lorsqu’il y a des doutes quant à sa crédibilité » : Vall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1057 au para 31.

[50]  Le ministre invoque l’arrêt de la Cour d’appel Sheikh (1990) pour affirmer que « la conclusion générale du manque de crédibilité du demandeur peut fort bien s’étendre à tous les éléments de preuve pertinents de son témoignage » [non souligné dans l’original] : Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 238 (CA) [arrêt Sheikh (1990)]. Toutefois, cette affirmation ne signifie pas qu’un décideur peut arriver à une conclusion générale de manque de crédibilité sans tenir compte de la preuve corroborante provenant de parties indépendantes, puis rejeter les éléments de preuve qui ne proviennent pas du témoignage du demandeur en se fondant sur la conclusion quant à la crédibilité. Agir de la sorte équivaut à inverser le raisonnement, ce que la Cour a jugé déraisonnable : Chen, au para 20.

[51]  En l’espèce, l’agent d’ERAR, qui a écarté en bloc l’ensemble de la preuve, n’a notamment pas tenu compte de la preuve corroborante notamment a) de Mme Azhar, qui avait déjà été jugée témoin crédible par la SPR, b) d’un avocat de Rawalpindi qui a écrit deux lettres au sujet de sa connaissance de la situation et de ses demandes de renseignements auprès de la police de Rawalpindi et c) de l’employeur de M. Cheema, qui a décrit à la fois les raisons du départ de M. Cheema et une visite ultérieure de la police. De façon déraisonnable, l’agent d’ERAR n’a pas pris en considération ces éléments de preuve et n’a fourni aucun motif pour les rejeter outre ses préoccupations quant à la crédibilité de M. Cheema : Cortes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 684 aux para 23‑24.

7)  Autres questions en litige

[52]  M. Cheema a contesté plusieurs autres aspects de la décision de l’agent d’ERAR. J’estime que ces allégations ne sont pas convaincantes, mais vu mes conclusions sur les questions de crédibilité, je n’ai qu’à fournir de brefs motifs à cet égard.

[53]  M. Cheema a prétendu que l’agent d’ERAR avait déraisonnablement omis de tenir compte de la situation du Pakistan, particulièrement en ce qui concerne le respect des droits de la personne et la prédominance de militants religieux violents. Cet argument est à mon avis déplacé. Ni la demande d’ERAR de M. Cheema ni la décision de l’agent d’ERAR n’étaient fondées sur l’existence de violations des droits de la personne ou de risques de terrorisme en général au Pakistan. Elles reposaient sur des allégations d’incidents précis visant M Cheema en particulier. Indépendamment de l’état général de la situation du Pakistan, l’agent d’ERAR était tenu d’évaluer les allégations factuelles particulières soulevées par M. Cheema en ce qui concerne sa situation particulière, qui constituait le fondement de sa demande d’ERAR.

[54]  M. Cheema a également soutenu qu’il était déraisonnable que l’agent d’ERAR ne tienne pas expressément compte de deux décisions du HCR qu’il avait invoquées dans son argumentation. Ces décisions avaient trait à des plaintes précises contre le Canada découlant de décisions d’ERAR prises en 2007 et 2009 concernant des ressortissants pakistanais représentés par l’avocat de M. Cheema. Elles ne portent pas sur les questions particulières que l’agent d’ERAR était tenu de traiter pour l’évaluation de la demande de M. Cheema, et l’agent d’ERAR n’était pas tenu d’y faire expressément référence dans les circonstances : Vavilov, au para 128.

[55]  M. Cheema a également allégué que le processus d’ERAR, qui est administré par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, ne respecte pas la Charte ou les obligations internationales du Canada. M. Cheema a retiré ces arguments à l’audience, expliquant qu’il n’avait pas fourni d’avis de question constitutionnelle aux procureurs généraux. Quoi qu’il en soit, le ministre note à juste titre que de tels arguments ont déjà été rejetés par la Cour : Fares c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 797 aux para 40‑45.

[56]  Enfin, l’allégation de M. Cheema selon laquelle le défaut d’enregistrer l’audience est inéquitable n’est pas fondée. Une transcription non officielle a été produite, et M. Cheema a eu amplement l’occasion de l’examiner et de soulever toute préoccupation qu’il pourrait avoir. M. Cheema n’a déposé aucun élément de preuve tendant à indiquer que la transcription était erronée ou qu’il y avait eu des parties de l’audience non enregistrées qui pourraient soulever un problème d’équité.

D.  Réparation

[57]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus que le rejet de la demande d’ERAR de M. Cheema doit être annulé. M. Cheema me demande d’aller plus loin et d’ordonner que sa demande d’ERAR soit accueillie. Il fait valoir que les circonstances de l’annulation du refus de sa première demande d’ERAR, combinées à la solidité de sa demande, appuient l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire pour substituer à la décision rendue celle qu’elle jugerait correcte et exigent l’approbation de l’ERAR.

[58]  M. Cheema parle de « verdict imposé », mais la Cour d’appel fédérale a récemment déclaré que cette expression de droit pénal était inexacte pour décrire la réparation de « substitution indirecte » relevant du droit administratif : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tennant, 2019 CAF 206 au para 74. La substitution indirecte est un « pouvoir reconnu, quoiqu’exceptionnel, dans le droit régissant le contrôle judiciaire » : Tennant, au para 79. On ne peut généralement y recourir que lorsque, par exemple, le renvoi de l’affaire se révélerait inutile, lorsque le décideur n’a pas compétence ou lorsqu’une seule issue est envisageable : Tennant, aux para 80‑82. La Cour suprême du Canada a également confirmé dans l’arrêt Vavilov qu’il convient en règle générale de renvoyer l’affaire au décideur pour nouvel examen, et que le pouvoir discrétionnaire en matière de réparation devrait être exercé dans des « situations limitées », par exemple lorsque le renvoi ne servirait à rien ou lorsque le renvoi de l’affaire pour nouvel examen fait échec au souci de résolution rapide et efficace d’une manière telle qu’aucune législature n’aurait pu souhaiter : Vavilov, au para 142.

[59]  Malgré l’argument de M. Cheema selon lequel la présente affaire relève de la catégorie de celles donnant lieu à un « va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens » décrite par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, je ne peux conclure qu’il s’agit d’un cas exceptionnel qui justifie une réparation de substitution indirecte. Il est certainement regrettable que la demande d’ERAR de M. Cheema ait maintenant été refusée deux fois pour des motifs qui ont été annulés. Cependant, je ne peux conclure ni que cela suffit pour justifier la substitution indirecte, ni qu’il n’y a qu’une seule issue raisonnable à sa demande d’ERAR, de sorte que le renvoi ne servirait à rien.

IV.  Conclusion

[60]  La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie, et la demande d’ERAR de M. Cheema est de nouveau renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[61]  M. Cheema a initialement proposé des questions à des fins de certification, mais il a retiré sa demande à la fin de l’audience. À mon avis, la présente affaire ne soulève aucune question satisfaisant aux exigences de la certification.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1974-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, le refus de la demande d’ERAR de M. Cheema est annulé, et cette demande est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1974-19

 

INTITULÉ :

AZHAR NAZIR CHEEMA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 JANVIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :


LE 13 NOVEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS :

Stewart Istvanffy

Miguel Mendez

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Andrea Shahin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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