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Date : 20201130


Dossier: IMM-5870-19

Référence : 2020 CF 1104

Montréal (Québec), le 30 novembre 2020

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

JEAN-ROSLY CASSEUS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, un citoyen d’Haïti ayant perdu son statut de résident permanent pour cause de grande criminalité, recherche l’annulation de la décision rendue le 19 mars 2019 par un agent principal d’immigration [agent], qui rejette sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR], au motif qu’il ne s’est pas déchargé du fardeau de démontrer qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’il ferait face à son retour en Haïti à de la torture, à une menace à la vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au sens des alinéas 97(1)a) et 97(1)b) de la Loi sur l’immigration et de la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2]  En l’espèce, le demandeur craint d’être détenu arbitrairement pour une période indéterminée et dans des conditions inhumaines à son retour en Haïti. Il craint également que son statut de déporté criminalisé suscite de la discrimination, du profilage et de la stigmatisation de la part de la population locale et des autorités. Or, le demandeur soutient que l’État haïtien est incapable de protéger ses citoyens et ne dispose pas de moyens financiers et d’effectifs suffisants pour procéder à l’administration de la justice et traiter notamment les plaintes relatives aux exactions commises par des agents de police. L’agent a déterminé que le demandeur ne s’était pas déchargé de son fardeau de la preuve et que plusieurs allégations n’établissaient pas l’existence d’un risque personnalisé.

[3]  Devant cette Cour, les reproches du demandeur portent exclusivement sur l’appréciation de la preuve et les conclusions de fait de l’agent. La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paras 16-17, 23 [Vavilov]; Auguste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 9 aux paras 7, 8, 15).

[4]  Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente, rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. En bref, il incombe au décideur d’apprécier et d’évaluer la preuve qui lui est soumise. À moins de circonstances exceptionnelles, cette Cour ne doit pas modifier ses conclusions de fait (Vavilov au para 125). Ceci étant dit, « le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov au para 126).

[5]  Il n’y a pas lieu d’intervenir dans ce dossier.

[6]  La première démarche d’une cour en révision judiciaire est d’examiner les motifs du décideur afin de s’assurer que son raisonnement appuie les conclusions à la lumière des éléments de preuve au dossier. C’est le cas en l’espèce. Bien que relativement succincts, les motifs fournis permettent au demandeur et à la Cour de comprendre pourquoi la demande d’ERAR a été rejetée.

[7]  En ce qui concerne une éventuelle détention injustifiée et prolongée du demandeur à son retour en Haïti, voici ce que note l’agent :

En ce qui concerne une éventuelle détention injustifiée et prolongée à son arrivée en Haïti, il est certain que les autorités haïtiennes sont au fait que les personnes déportées du Canada peuvent avoir un passé criminel. Néanmoins, tout comme les autorités canadiennes, elles sont en droit de procéder à un contrôle des personnes qui retournent dans leur pays. Pour les autorités haïtiennes, ces détentions sont considérées comme des détentions administratives prévues afin de vérifier si le ressortissant n’a pas d’antécédents criminels en cours dans le pays et elles permettent également aux autorités de retracer les membres de la famille qui habitent au pays. Je note que le demandeur ne déclare pas dans sa demande ERAR (question 45 du formulaire IMM5508) qu'il a été ou qu’il est recherché par les autorités de son pays d'origine. Les actes criminels qu'il a commis ont eu lieu au Canada, il est donc raisonnable de penser qu’il n’a pas d’antécédents judiciaires dans son pays d'origine et qu’il n’y a aucune raison qu'il soit détenu indéfiniment et de manière injustifiée par les autorités. Advenant le cas où il devait être détenu, sa détention ne devrait pas s’éterniser comme d'autres détenus en attente d'un procès pour des infractions faites sur le territoire haïtien.

Le demandeur n'a pas déposé de documentation récente à l’effet que, depuis la reprise des déportations de ressortissants haïtiens par le gouvernement canadien, les personnes placées en période de détention préventive de courte durée auraient subi de mauvais traitements, assimilables à des menaces à la vie ou au risque de traitement ou peines cruels et inusités. Je ne considère pas que le demandeur démontre à suffisance qu’advenant le cas où il soit détenu, que pendant cette détention provisoire, celui-ci subisse un traitement tel que décrit à l’article 97(1) de la LIPR.

[8]  S’agissant des conditions de détention elles-mêmes, voici par ailleurs ce que note l’agent :

Le demandeur a soumis de la documentation en lien avec les conditions de détention et le sort réservé aux criminels déportés. Il allègue qu’advenant un retour dans son pays, du fait qu’il a un dossier criminel, il pourrait être détenu pour une période indéterminée et qu'il pourrait être maltraité et souffrir de mauvaises conditions durant sa détention.

Pour ce qui est des conditions de détention, j’ai parcouru la documentation soumise par le demandeur, en voici quelques points saillants :

« Les prisons et les centres de détention étaient extrêmement surpeuplés, particulièrement le Pénitencier national, (…). De nombreuses prisons ne disposaient pas de services de base tels que des conduites d’eau, des toilettes, des poubelles, des services médicaux. »

(…)

« Améliorations : Durant l’année les travaux de construction d 'un nouvel établissement carcéral de 200 lits à Cabaret et d'un établissement de 300 lits à Fort-Liberté se sont poursuivis. En début d’année au Pénitencier national, une clinique a ouvert ses portes pour traiter les prisonniers soufrant de tuberculose multirésistante, mais aussi pour répondre aux demandes urgentes provenant des prisons du département de l’Ouest pour des services d 'analyse de laboratoire et de radiographie. »

« Improvements: The Ministry of Justice and Public Security, with assistance from international partners, opened two new prisons that conformed to international norms. In January a new women's prison opened in Cabaret with a design capacity of 300 inmates. It is equipped with classrooms, detention cells with toilets, a health clinic, and a solar power system.

The new prison in Ft. Liberte was inaugurated in August. It had the capacity to hold 600 detainees and had its own clean drinking water supply system and a solar power system. »

La documentation déposée ainsi que celle consultée indique que les conditions dans les prisons haïtiennes ne répondent pas aux standards internationaux et qu’il reste de grands progrès à faire pour que les prisonniers bénéficient de conditions normales de détention. II est clair que durant leur détention provisoire passée, les personnes déportées ont dû faire face à des conditions difficiles toutefois, comme on peut le voir, les autorités haïtiennes travaillent à améliorer les choses et des infrastructures sont mises en place en vue de remédier à la situation.

[Notes en fin de texte omises.]

[9]  Devant cette Cour, le demandeur soumet que l’agent a erré au niveau du caractère provisoire de toute détention « administrative » appréhendée et que la conclusion selon laquelle les autorités haïtiennes travaillent à améliorer l’état de leurs prisons est déraisonnable. En particulier, l’agent a ignoré les trois rapports suivants qui ont été produits avec la demande d’ERAR :

  • a) Selon certains extraits d’un rapport en date du 19 septembre 2012 intitulé « Deportations to Haiti Threaten Lives and Tear Families Apart » du Caribbean Journal, les personnes déportées des États-Unis seraient systématiquement détenues de manière injustifiée et sans procédure régulière dans des prisons insalubres. Elles seraient souvent ciblées pour de l’extorsion et ne pourraient pas obtenir la carte d’identité requise pour obtenir un emploi et bénéficier des services sociaux;

  • b) Selon certains extraits du rapport en date du 19 mai 2014 intitulé « U.S. Deportees to Haiti, Jailed Without Cause, Face Several Health Risks » du Center for Public Integrity, les prisons haïtiennes sont universellement condamnées pour violation des droits humains et la procédure de détention administrative est une politique largement arbitraire qui viole la loi haïtienne et le droit international. De plus, ce rapport décrit la procédure de détention administrative comme largement « ad hoc »; et

  • c) Selon le rapport de 2015 intitulé « Aftershocks : The Human Impact of U.S. Deportations to Post-Earthquake Haiti », les personnes déportées ayant des antécédents criminels sont des cibles pour la violence, le harcèlement et l’extorsion par la police et la société, et fait face à une multitude de menaces qui pèsent sur leur bien-être, comme la violence physique, la détention arbitraire, la stigmatisation, la malnutrition et le chômage. Ce même rapport réitère les mêmes descriptions préoccupantes de la procédure de détention administrative et des prisons haïtiennes.

[10]  Je ne suis pas satisfait qu’une erreur révisable a été commise par l’agent.

[11]  S’agissant du reproche à l’effet que l’agent a ignoré les rapports invoqués par le demandeur, l’agent n’était pas obligé de commenter des passages précis de la preuve documentaire, d’autant plus qu’elle était ici de nature très générale (Anand c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 234 au para 22 citant Thavachelvam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1604 au para 13; Hassan v Canada (Employment and Immigration), (1992) 147 NR 317 à la p 318). Or, il incombait au demandeur d’établir par une preuve convaincante l’existence objective d’un risque personnalisé en Haïti (Arenas Pareja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1333 au para 24; Jean c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 593 au para 47; Lalane c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 5 au para 40; Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 31). En l’espèce, l’agent n’écarte pas la possibilité que le demandeur puisse être détenu provisoirement à des fins administratives (afin notamment de vérifier les antécédents criminels qu’il peut avoir en Haïti). D’autre part, on ne parle pas d’une détention d’un accusé qui attend d’être jugé. Puisque le demandeur n’a pas déclaré qu’il est recherché par les autorités haïtiennes, l’agent conclut que toute la détention administrative ne devrait pas être de longue durée. Le demandeur n’a pas démontré que cette inférence est capricieuse ou arbitraire.

[12]  De surcroît, il est manifeste que l’agent a considéré la documentation déposée par le demandeur (DCT aux pages 10 à 12). L’agent a considéré non seulement des aspects positifs (ouverture d’une « clinique » et de nouvelles prisons avec services de base), mais également des aspects négatifs (prisons et centres « extrêmement surpeuplés », peu d’accès aux « services de base »). Il n’empêche, l’agent considère que la situation a évolué et que celle-ci s’est améliorée, même si les conditions restent difficiles et ne correspondent pas aux standards internationaux. Il s’agit là de conclusions de fait fondées sur la preuve documentaire au dossier. Ce genre de conclusion mérite un haut degré de déférence (Vavilov au para 125; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 aux paras 64,72; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 61; Derisca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 524 au para 48; Mombeki c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 931 au para 27).

[13]  Enfin, s’agissant de la crainte de profilage par la population locale parce que le demandeur fait partie de la diaspora, l’agent note que selon la documentation « le risque d’être victime d’un crime n’est pas exclusif aux membres de la diaspora », tandis que « les Haïtiens qui sont expulsés en Haïti ne courent pas de risques, entre autres parce qu’ils sont considérés sans ressources » (Dossier du demandeur, aux pp 16, 54-55). Quant au laxisme des autorités à réprimer les actes de violence dans le pays ainsi que les exactions commises par des agents de police, il ne s’agit pas d’un « risque personnalisé » selon l’agent. Ses conclusions reposent sur la preuve documentaire et sont conformes à la jurisprudence de cette Cour (Morales Alba v Canada (Citizenship and Immigration), 2007 FC 1116 aux paras 31 et 32; Matute Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1074 au para 48).

[14]  Pour conclure, la Cour peut comprendre la frustration et la déception du demandeur, mais il ne s’agit pas d’un appel. En l’espèce, lorsqu’on examine la décision contestée dans son ensemble, même si une autre issue semble possible, l’agent a fait une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles il est assujetti (Vavilov au para 85). Il n’y a donc pas lieu pour cette Cour siégeant en révision judiciaire d’intervenir ou de se substituer à l’agent dans l’évaluation de la preuve (Vavilov aux paras 125-126; Nathaniel c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 32 au para 35).

[15]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont pas soumis aucune question de portée générale.


JUGEMENT au dossier IMM-5870-19

LA COUR STATUE ET ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-5870-19

 

INTITULÉ :

JEAN-ROSLY CASSEUS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 novembre 2020

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 novembre 2020

 

COMPARUTIONS :

Me Julien Labrie-Masse

 

Pour le demandeur

Me Lisa Maziade

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aide juridique de Montréal

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

 

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