Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

                                                                                                                                           Date : 20030818

                                                                                                                                       Dossier : T-223-03

                                                                                                                           Référence : 2003 CF 996

Ottawa (Ontario), le 18 août 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

ENTRE :

                                                                     LUC FOURNIER

                                                                                                                                                      demandeur

                                                                              - et -

                                             LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                 et Corrine Stowkowski

                                                                                                                                                       défendeurs

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 La Cour est saisie d'une requête déposée le 26 juin 2003, dans laquelle le demandeur, Luc Fournier, sollicite les mesures de redressement suivantes :

[TRADUCTION]

1.         ordonner à titre provisoire la suspension de la procédure devant la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) et le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) relativement à la plainte déposée par Corrine Stowkowski contre Luc Fournier (la plainte) jusqu'à ce que soit jugé sur le fond la demande de contrôle judiciaire (la demande) déposée par M. Fournier contre la décision de la Commission de statuer sur la plainte;


2.         donner des directives aux parties sur la question de savoir si Corrine Stowkowski est une partie nécessaire à la demande de M. Fournier;

3.         procéder à l'audition de la demande du procureur général du Canada en date du 5 juin 2003 et rejeter cette demande;

4.        subsidiairement au paragraphe 3, rendre une ordonnance en faveur du demandeur qui déclarerait que les présentes allégations sont acceptées par la Cour comme réponse du demandeur à la requête déposée par le défendeur procureur général du Canada, en date du 5 juin 2003, en vue d'un rejet sommaire de la demande de contrôle judiciaire déposée par le demandeur et prendre toute autre mesure de redressement nécessairement accessoire pour l'audition appropriée ainsi que pour le règlement judiciaire de cette demande, y compris toute prorogation de délai qui pourrait être nécessaire;

5.         accorder les dépens des présentes demandes au demandeur sur une base d'indemnisation complète avocat-client, dépens payables immédiatement.

[2]                 La requête du demandeur intervient dans le contexte de la demande de contrôle judiciaire déposée par le demandeur relativement à la décision de la Commission canadienne des droits de la personne de statuer sur une plainte déposée par la défenderesse Corrine Stowkowski en application de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la Loi).


[3]                 Le demandeur a consenti à l'ajout du nom de Mme Corrine Stowkowski comme défenderesse dans la demande de contrôle judiciaire et l'autorisation d'ajouter son nom comme défenderesse a été accordée par le juge en chef Lutfy par ordonnance en date du 9 juillet 2003. De plus, la requête du procureur général en vue du rejet de la demande de contrôle judiciaire, en date du 5 juin 2003, a été retirée. En conséquence, il n'est pas nécessaire d'examiner la mesure de redressement sollicitée aux points 2, 3 et 4 de l'avis de requête. Les présents motifs n'examineront que la demande de suspension.

Contexte

[4]                 Le 9 novembre 2001, la défenderesse Corrine Stowkowski (plaignante) a déposé une plainte devant la Commission relativement au comportement de son collègue, M. Fournier (le demandeur). Le demandeur et la plaignante étaient tous deux agents correctionnels à l'établissement d'Edmonton et ils étaient employés par le Service correctionnel du Canada (SCC) pendant la période pertinente.

[5]                 La plainte contient des allégations selon lesquelles le demandeur avait harcelé la plaignante, physiquement et verbalement, parce qu'elle est une femme. La plaignante a allégué qu'en février 2000, le demandeur avait fait des commentaires sur son anatomie et, le 6 mars 2000, il avait poussé un bureau derrière lequel elle se tenait, lui causant une blessure au genou. Le lendemain, le 7 mars 2000, la plaignante a déposé une plainte devant le SCC et le demandeur a été subséquemment reconnu coupable et sanctionné par la perte de deux jours de paye. Cette décision fait actuellement l'objet d'une demande distincte de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.


[6]                 Sur réception de la plainte, la Commission a chargé un enquêteur d'enquêter sur celle-ci. Le 19 novembre 2002, l'enquêteur a conclu que la Commission devrait statuer sur la plainte parce que l'affaire relevait de la compétence de la Commission et que [TRADUCTION] _ la plaignante a saisi la Commission moins d'un an après la discrimination alléguée _. Dans une lettre en date du 28 mars 2003, la Commission a par la suite informé le demandeur qu'elle avait demandé au président du tribunal d'instituer une enquête relativement à la plainte parce qu'elle était convaincue que la tenue d'une enquête était justifiée.

[7]                 Le 7 février 2003, le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Commission de statuer sur la plainte : cette demande sollicite une ordonnance qui déclarerait que la Commission n'est pas compétente pour instruire la plainte. Le fondement invoqué pour la demande est que les actes attaqués ne constituent pas des _ actes discriminatoires _ d'une personne ou d'une organisation comme l'exige la Loi; que la plainte est prescrite en application de l'article 41 de la Loi; et que la plainte vise le même objet que la procédure disciplinaire du SCC et est donc interdite en vertu de l'autorité de la chose jugée. La procédure devant le Tribunal doit se dérouler du 25 au 29 août 2003, et dans la présente requête, le demandeur sollicite une suspension de cette procédure en attendant l'audition de la demande de contrôle judiciaire de la décision sur la compétence.

Question en litige

[8]                 La Cour devrait-elle ordonner la suspension de la procédure sollicitée par le demandeur?


Analyse

[9]                 Pour que la Cour ordonne la suspension de la procédure sollicitée par le demandeur, le demandeur doit établir qu'il existe une question sérieuse à juger, qu'il subira un préjudice irréparable si la Cour n'ordonne pas la suspension et que la prépondérance des inconvénients lui est favorable : RJR MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, à la page 348.                  

[10]            Dans RJR MacDonald, précité, la Cour suprême du Canada, en examinant les indicateurs d'_ une question sérieuse à juger _, a dit au paragraphe 49 de ses motifs, que les exigences minimales ne sont pas élevées et que le juge devrait faire un examen préliminaire du fond de l'affaire. La Cour a poursuivi en ces termes au paragraphe 50 :

Une fois convaincu qu'une réclamation n'est ni futile ni vexatoire, le juge de la requête devrait examiner les deuxième et troisième critères, même s'il est d'avis que le demandeur sera probablement débouté au procès. Il n'est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l'affaire.

[11]            Mon examen préliminaire du fond de la demande sous-jacente est que la demande n'est ni futile ni vexatoire. Je m'abstiendrai de donner mon opinion sur la probabilité que le demandeur ait gain de cause pour sa demande, cela ne serait pas souhaitable vu que mon examen du fond est préliminaire. Il suffit de dire, aux fins de la présente requête, que l'argument du demandeur relativement à la demande voulant que la plainte soit prescrite, n'est à mon avis ni futile ni vexatoire. Je passe maintenant à la deuxième et à la troisième étape du critère vu que je suis convaincu qu'il existe une question sérieuse à juger.


[12]            Le demandeur prétend qu'il subira un préjudice irréparable de différentes manières si la Cour n'ordonne pas la suspension de la procédure : qu'il devra se soumettre à la procédure du Tribunal, laquelle procédure est contestée et pourrait éventuellement être invalidée, que son droit à la _ protection contre l'ingérence de l'État _ serait affecté si la procédure suivait son cours; et, qu'il ferait face à des frais et à des difficultés personnelles considérables. La défenderesse Corrine Stowkowski prétend que le demandeur ne passe pas la deuxième étape du critère pour une suspension de la procédure. Elle soutient que le demandeur n'a pas prouvé, clairement et sans équivoque, qu'il subira un préjudice irréparable. La défenderesse Corrine Stowkowski prétend que le préjudice subi par le demandeur relativement au droit à la protection contre l'ingérence de l'État et que le fait que le demandeur doive perdre des heures de travail et engager des dépenses ne constituent pas un préjudice irréparable. La défenderesse Corrine Stowkowski allègue que, suivant la jurisprudence, les frais engagés par une partie pour comparaître devant le Tribunal et les perturbations alléguées ne constituent pas un préjudice irréparable mais un simple désagrément : Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier, [1997] A.C.F. no 207 (QL), aux paragraphes 37 à 41.


[13]            La seule preuve à l'appui d'un préjudice irréparable se trouve dans l'affidavit du demandeur où celui-ci déclare que la procédure à laquelle il sera contraint de répondre, si la Cour n'ordonne pas la suspension qu'il sollicite, lui causera des difficultés financières et des inconvénients. Le demandeur soutient qu'il est fort probable qu'il ait gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire et qu'en conséquence il subira un préjudice irréparable si la procédure va de l'avant. Ce même argument a été examiné dans Canadian National c. Leger, [2000] A.C.F. no 243 (QL), dans lequel la juge Hansen a dit au paragraphe 16 :

[...]           Le CN soutient que, une fois qu'on aura permis au Tribunal de procéder à l'examen de la plainte, le jugement final statuant sur la demande de contrôle judiciaire sera inefficace et tardif et entraînera donc un préjudice irréparable. Je suis d'accord avec l'avocat du défendeur pour dire qu'il s'agit là d'un argument circulaire. Il présume du sort de la demande de contrôle judiciaire. Dans tous les cas, comme le notait le juge Reed dans la décision ICN Pharmaceutical Inc., précitée, même si la Cour fait droit à la demande de contrôle judiciaire du CN, la participation de ce dernier à la procédure d'examen de la plainte aura constitué un désagrément, et non un préjudice irréparable. La question qui se pose ici concerne le préjudice réel et concret que subirait le demandeur, et le CN n'a pas démontré qu'il subirait un préjudice irréparable justifiant une suspension des procédures.

[14]            J'accepte l'appréciation de la Loi que la juge Hansen a faite sur cette question. En l'espèce, en participant à la procédure, le demandeur aura certainement un désagrément et la procédure pourra bien s'avérer un lourd fardeau financier pour lui. Cependant, à mon avis, cela ne constitue pas un préjudice irréparable justifiant une suspension de la procédure. Le demandeur n'a pas passé la deuxième étape du critère à trois volets et, en conséquence, la Cour n'ordonnera pas la suspension de la procédure sollicitée par le demandeur.


[15]            Quant au troisième volet du critère, le demandeur fait valoir que la Cour doit mettre en balance d'une part l'intérêt qu'a le public à ce que la Commission et le Tribunal soient autorisés à aller de l'avant dans une enquête lorsque leur compétence pour le faire est contestée ainsi que tout autre retard qui découlerait d'une suspension, et, d'autre part, le préjudice que subirait le demandeur s'il n'obtenait pas la suspension. Le demandeur prétend que la perte financière et les inconvénients qu'il subira l'emportent largement sur les retards, relativement limités, qui pourraient survenir dans la procédure, advenant une suspension.     

[16]            Je n'accepte pas l'argument du demandeur. Dans Bell Canada, précité, au paragraphe 42, le juge Richard, plus tard juge en chef, a dit que :

[...] [P]our en arriver à une décision sur la prépondérance des inconvénients, la Cour doit tenir compte de l'intérêt qu'a le public à ce que les plaintes en matière de discrimination soient jugées de façon expéditive [...]

[17]            Je suis convaincu que la suspension causera d'importants retards à la procédure du Tribunal. Je suis convaincu que l'intérêt considérable qu'a le public à ce que le Tribunal des droits de la personne statue de façon expéditive l'emporte sur l'intérêt du demandeur à la suspension de la procédure. En conséquence, je conclus que la prépondérance des inconvénients est favorable aux défendeurs.

[18]            Pour ces motifs, la requête sera rejetée.

[19]            Vu que les défendeurs n'ont pas sollicité de dépens, aucuns dépens ne seront adjugés.


                                                                     ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.         Soit rejetée, la requête en vue de suspendre, à titre provisoire, la procédure devant la Commission canadienne des droits de la personne et le Tribunal canadien des droits de la personne à l'appui de la plainte déposée par la défenderesse Corrine Stowkowski contre le demandeur, Luc Fournier.

_ Edmond P. Blanchard _

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean Maurice Djossou, LL.D.


                                                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                                   T-223-03

INTITULÉ :                                                                                  Luc Fournier

c.

Le procureur général du Canada et

Corrine Stowkowski

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                          Edmonton (Alberta)

DATE DE L'AUDIENCE :                                                        le 13 août 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE : le juge Blanchard

DATE DES MOTIFS :                                                               le 18 août 2003

COMPARUTIONS :

Melodi E. Ulku                                                                               pour le demandeur

Andrew Raven                                                                               pour la défenderesse Corrine Stowkowski

Rick Garvin                                                                                     pour le défendeur procureur général du Canada

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bishop & McKenzie LLP                                                              pour le demandeur

10104, 103e Avenue, pièce 2500

Edmonton (Alberta) T5J 1V3

Morris Rosenberg                                                                           pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Edmonton (Alberta) T5J 3Y4


Raven, Allen,                                        pour la défenderesse Corrine Stowkowski

Cameron & Ballantyne                         

220, avenue Laurier Ouest,

pièce 1600                                             

Ottawa (Ontario), K1P 5Z9                                                         


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.