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Date : 20201207


Dossier : T‑1189‑19

Référence : 2020 CF 1127

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

LA BANQUE DE NOUVELLE‑ÉCOSSE

demanderesse

et

MARCUS WILLIAMS

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la Banque de Nouvelle‑Écosse demande l’annulation de la décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne a décidé, aux termes du paragraphe 41(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [la LCDP], de statuer sur la plainte de Marcus Williams. La Banque prétend que la Commission a tiré des conclusions déraisonnables quant à la question de savoir si la plainte était frivole ou vexatoire et n’a pas examiné ses arguments portant qu’elle était à certains égards prescrite.

[2]  Lorsque la Banque a terminé de présenter ses observations, j’ai indiqué que je rejetterais la demande de contrôle judiciaire en raison de son caractère prématuré, et que je fournirais des motifs ultérieurement. Les voici.

[3]  En l’absence de circonstances exceptionnelles, les parties à une instance administrative doivent épuiser les recours dans le cadre de cette instance avant de s’adresser aux tribunaux judiciaires. Ce principe rend généralement impossible le contrôle judiciaire de décisions administratives interlocutoires, du fait que celles‑ci sont prématurées. Ma collègue la juge Roussel, qui a appliqué très récemment ces principes dans la décision Banque Laurentienne du Canada c Fortin, 2020 CF 921, à l’égard d’une décision fondée sur le paragraphe 41(1) de la LCDP de statuer sur une plainte en matière de droits de la personne, concluait au paragraphe 19 que « [l]e recours en contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de la Commission qui décide de statuer sur une plainte en vertu du paragraphe 41(1) de la LCDP est donc prématuré ».

[4]  Malgré les savants arguments de la Banque, je ne crois pas que la décision Banque Laurentienne soit erronée, ou que la présente affaire présente des circonstances exceptionnelles obligeant notre Cour à instruire une demande de contrôle judiciaire relativement à la décision prise en vertu du paragraphe 41(1) de statuer sur la plainte. La demande de contrôle judiciaire est donc prématurée, et elle est rejetée pour ce motif.

II.  La question à trancher

[5]  La banque a introduit cette demande en faisant valoir, pour un certain nombre de motifs, que la décision de la Commission n’était pas raisonnable. Ces motifs ont été quelque peu modifiés après que la Cour suprême du Canada eut rendu sa décision dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65; la Banque a toutefois maintenu qu’il était déraisonnable de la part de la Commission : a) de conclure que la plainte de M. Williams n’était pas frivole; b) d’écarter son objection à la plainte fondée sur des motifs liés aux délais, et c) d’examiner la plainte malgré son caractère vexatoire.

[6]  Peu après que l’instruction de la présente demande m’eut été confiée et peu avant son audition, j’ai rendu une directive demandant aux parties de se préparer à aborder la décision de la juge Roussel dans Banque Laurentienne ainsi que la question, non soulevée par M. Williams, de savoir si la demande était prématurée. Même si cela ne leur laissait pas beaucoup de temps pour préparer des observations, les parties ont pu déposer d’autres décisions jurisprudentielles et références doctrinales. Elles ont fait savoir à l’audience qu’elles avaient eu une possibilité raisonnable d’examiner la question de la prématurité et de présenter des arguments afférents. Je remercie les avocats d’avoir considéré cette question et de s’y être préparés avec promptitude.

[7]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la question de la prématurité est déterminante. La seule question à trancher est donc la suivante :

La demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Commission de statuer sur la plainte de M. Williams devrait‑elle être rejetée en raison de son caractère prématuré?

III.  Analyse

[8]  En l’absence de circonstances exceptionnelles, les parties doivent épuiser les procédures législatives régissant un processus administratif avant de pouvoir solliciter des redressements administratifs devant les tribunaux judiciaires : Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61, aux para 4, 30‑31. Ce principe général de non‑intervention dans les processus administratifs en cours est motivé par la nécessité de gérer les litiges de manière efficace et de respecter l’attribution législative de pouvoirs décisionnels aux décideurs administratifs : CB Powell, au para 4. Il empêche le fractionnement des instances, évite le gaspillage de ressources judiciaires sur des décisions interlocutoires et réduit au minimum les coûts devant être assumés par les parties : CB Powell, au para 32; Zündel c Canada (Commission des droits de la personne), [2000] 4 CF 255 (CA), au para 10.

[9]  La décision en cause en l’espèce est interlocutoire. La décision de la Commission canadienne des droits de la personne de statuer sur une plainte aux termes du paragraphe 41(1) n’est qu’une étape parmi d’autres dans l’évaluation et l’adjudication des plaintes en matière de droits de la personne fondées sur la LCDP. La juge Roussel a récemment appliqué le principe général de non‑intervention à une telle décision dans la décision Banque Laurentienne et a rejeté la demande de contrôle judiciaire intentée par la banque après avoir conclu qu’elle était prématurée. La Banque de Nouvelle‑Écosse fait valoir que la décision Banque Laurentienne était erronée et incompatible avec la jurisprudence, et qu’elle peut de toute façon être écartée en l’espèce. Pour les motifs qui suivent, je ne souscris pas aux arguments de la Banque et je conclus, comme cela était le cas dans Banque Laurentienne, que la demande de contrôle judiciaire de la Banque est prématurée.

A.  Le régime législatif de la Loi canadienne sur les droits de la personne

[10]  Comme le décrit la décision Banque Laurentienne au paragraphe 18, la LCDP est conçue sur un modèle de « surveillance », plutôt que d’« accès direct » adopté dans certaines administrations canadiennes : Code des droits de la personne (Ontario), RSO 1990, c H.19, art 34; Human Rights Code (Colombie‑Britannique), RSBC 1996, c 210, art 21. Suivant ce modèle, une plainte en matière de droits de la personne est déposée auprès de la Commission, qui remplit une fonction d’examen préliminaire et de filtrage avant que la plainte ne soit renvoyée devant le Tribunal canadien des droits de la personne pour qu’il rende une décision : articles 40‑44, 49 de la LCDP. Le dépôt de plaintes auprès de la Commission est prévu à l’article 40 de la LCDP. Cette loi énonce ensuite un certain nombre d’étapes et de décisions que la Commission peut rendre à l’égard de la plainte. Par exemple, la Commission peut, au titre même de l’article 40, assujettir la recevabilité d’une plainte au consentement préalable de l’individu présenté comme la victime de l’acte discriminatoire (art 40(2)), joindre des plaintes semblables (art 40(4)), et établir si nécessaire si l’acte discriminatoire est survenu au Canada ou si un citoyen canadien ou un résident permanent en a été victime (art 40(5)).

[11]  Sous réserve de ces dispositions, la Commission, aux termes du paragraphe 41(1), « statue sur » toute plainte dont elle est saisie à moins qu’« elle estime » que l’une des cinq situations suivantes trouve à s’appliquer :

Irrecevabilité

Commission to deal with complaint

41 (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants :

41 (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

(b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act;

c) la plainte n’est pas de sa compétence;

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

[12]  Vu le rôle de « surveillance » décrit dans cette disposition, notre Cour a estimé que la Commission ne devrait refuser de statuer sur une plainte que s’il est « évident » qu’elle relève de l’un des motifs d’irrecevabilité : Société canadienne des postes c Commission canadienne des droits de la personne, 1997 CanLII 16378 (CF), conf. par 1999 CanLII 7865 (CAF), autorisation d’appel refusée [1999] SCCA no 323. Lorsqu’elle doit juger si elle devrait statuer sur la plainte, la Commission élabore parfois un « rapport relatif aux articles 40 et 41 » après examen de la plainte et des observations présentées par les parties quant aux questions soulevées par ces deux dispositions.

[13]  Lorsqu’elle décide de ne pas statuer sur une plainte, la Commission doit envoyer au plaignant un avis écrit de sa décision avec des motifs : art 42(1) de la LCDP. Autrement, elle peut nommer un enquêteur qui enquêtera sur la plainte et lui soumettra un rapport contenant les conclusions de son enquête : art 43 et 44 de la LCDP. Même si la Commission peut, « à toute étape postérieure au dépôt de la plainte », demander au président du Tribunal de désigner un membre pour l’instruire, elle adresse généralement cette demande après avoir reçu un rapport d’enquête au titre des articles 43 et 44 : art 44(3)a) et 49(1) de la LCDP. Après l’enquête, le Tribunal peut rejeter la plainte qu’il juge non fondée ou, s’il la juge fondée, rendre l’ordonnance indiquée : art 53 de la LCDP.

B.  La décision en cause

[14]  Après que M. Williams eut déposé sa plainte, la Commission a décidé qu’elle allait préparer un rapport relatif aux articles 40 et 41 et a invité les parties à soumettre des observations au titre de l’alinéa 41(1)d). M. Williams a répondu que la plainte n’était pas « frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi », tandis que la Banque a déposé des observations s’opposant à la plainte au titre des alinéas 41(1)a), b), d) et e) de la LCDP. Le 13 mars 2019, un agent des droits de la personne a élaboré un rapport relatif aux articles 40 et 41, dans lequel il recommandait que la plainte de M. Williams soit rejetée au titre de l’alinéa 41(1)d) en raison de son caractère frivole. L’agent a donc jugé inutile d’aborder l’allégation de la Banque portant que la plainte était également prescrite aux termes de l’alinéa 41(1)e) de la LCDP.

[15]  Les parties ont de nouveau été invitées à présenter des observations sur le rapport relatif aux articles 40 et 41 avant que la Commission ne décide de statuer ou non sur la plainte. Après réception de ces observations, la Commission a conclu, dans une décision datée du 12 juin 2019 et communiquée aux parties le 24 juin suivant, qu’elle statuerait sur la plainte. Elle a fourni des motifs succincts, concluant qu’il n’était pas « évident » que les allégations de M. Williams n’étaient [traduction] « que de simples assertions », comme le prétendait la Banque. La Commission n’a pas abordé d’autres arguments avancés par cette dernière, notamment ceux concernant l’effet d’une audience sur l’instruction de la plainte de M. Williams au titre du Code canadien du travail, LRC 1985, c L‑ 2 ou le délai dans lequel elle avait été présentée.

[16]  Cette décision de statuer sur la plainte est visée par la demande de contrôle judiciaire de la Banque. En résumé, cette dernière soutient que la décision était déraisonnable au regard de son issue et parce qu’elle ne traitait pas de ses autres arguments.

C.  La demande est prématurée.

(1)  La décision Banque Laurentienne n’était pas erronée.

[17]  Dans Banque Laurentienne, la juge Roussel était également saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle la Commission avait décidé de statuer sur une plainte aux termes du paragraphe 41(1). Dans des motifs réfléchis, la juge a examiné la jurisprudence se rapportant au principe général de non‑intervention dans les processus administratifs en cours et au paragraphe 41(1). Elle a ainsi noté qu’« [e]n acceptant de statuer sur la plainte, la Commission ne rend pas une décision finale et ne décide d’aucun droit substantif des parties. Elle exerce plutôt un rôle d’examen préliminaire et de filtrage » : Banque Laurentienne, au para 18. La juge Roussel a conclu que le principe général trouvait donc à s’appliquer, et que la demande était prématurée : Banque Laurentienne, aux para 18‑19, 27. Ce faisant, elle a rejeté les observations de la banque portant que l’argument de la chose jugée constituait une « circonstance exceptionnelle » justifiant une intervention judiciaire précoce, et a récusé l’invocation par cette dernière de la lettre de décision de la Commission, laquelle laissait entendre qu’une demande de contrôle judiciaire pouvait être intentée : Banque Laurentienne, aux para 20‑26.

[18]  La Banque de Nouvelle‑Écosse soutient que la décision Banque Laurentienne est erronée, car elle est incompatible avec la jurisprudence dans laquelle notre Cour a exercé son pouvoir de contrôler judiciairement des décisions au titre du paragraphe 41(1) de statuer sur des plaintes : Canada Post Corp c Canada (Procureur général), 2000 CanLII 15206 (CF), aux para 25‑27; Cameco Corporation c Maxwell, 2007 CF 260, au para 14; Canada (Procureur général) c Première Nation des Mohawks de la Baie de Quinte, 2012 CF 105, aux para 21 et 48; Musée Canadien des Civilisations c Alliance de la fonction publique du Canada, 2014 CF 247, au para 95; Canada (Procureur général) c Windsor‑Brown, 2016 CF 1201, aux para 16‑33.

[19]  Je ne puis être d’accord. Dans toutes les décisions citées par la Banque, la question de la prématurité n’a pas été abordée par la Cour, et elle n’a apparemment pas été soulevée. Dans chaque cas, la demande a plutôt été rejetée pour d’autres motifs. Les décisions montrent que la Cour s’est penchée sur le bien‑fondé du contrôle judiciaire de décisions de statuer sur une plainte au titre du paragraphe 41(1) par le passé. Cependant, je ne puis conclure qu’elles appuient le principe portant qu’un tel examen n’est pas prématuré lorsque cette question n’a pas été abordée. Il convient de rappeler que le contrôle judiciaire est un recours intrinsèquement discrétionnaire : Canadian Pacifique Ltée c Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 RCS 3, aux para 30‑31. Le principe général de non‑intervention et le concept de prématurité régissent l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire : Matsqui, aux para 32‑37; Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, aux para 35‑36; CB Powell, aux para 30‑31. Il est possible que la Cour ait exercé son pouvoir discrétionnaire d’instruire un contrôle judiciaire sur le fond dans d’autres affaires où la question de la prématurité n’était pas soulevée, mais cela ne veut pas dire qu’elle a tort d’appliquer le principe de non‑intervention lorsqu’elle refuse d’exercer sa compétence dans une affaire ultérieure, qu’il s’agisse de Banque Laurentienne ou de la présente.

[20]  Je note, comme la juge Roussel, que Banque Laurentienne n’est pas la seule décision établissant que le contrôle judiciaire d’une décision prise aux termes du paragraphe 41(1) de la LCDP sera prématuré. La juge Gauthier, alors juge à la Cour fédérale, est parvenue à la même conclusion dans deux décisions prises avant l’arrêt CB Powell : Canada (Procureur général) c Hotte, 2005 CF 246, au para 39; Musée des Beaux‑Arts du Canada c Alliance de la Fonction Publique du Canada, 2003 CF 1458, aux para 22–23; Banque Laurentienne, au para 19.

[21]  Quoi qu’il en soit, les décisions citées par la Banque ne peuvent passer pour supplanter l’arrêt CB Powell, un précédent contraignant de la Cour d’appel fédérale. S’inspirant d’une jurisprudence abondante de la Cour suprême, le juge Stratas, qui s’exprimait au nom de la Cour dans cette affaire, a clairement énoncé le principe général de non‑intervention judiciaire dans les processus administratifs en cours : « [e]n d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés » : CB Powell, au para 31.

[22]  La Banque affirme que la situation dans l’arrêt CB Powell était différente, étant donné que le régime législatif en cause prévoyait un mécanisme par lequel la décision contestée de l’Agence des services frontaliers du Canada pouvait être portée en appel devant le Tribunal canadien du commerce extérieur : CB Powell, aux para 20, 28‑29. Cependant, même si le cadre législatif dans cet arrêt prévoyait un mécanisme d’appel, le principe plus large affirmé par la Cour d’appel s’applique bien au‑delà du contexte administratif. Par exemple, la Cour d’appel dans l’arrêt Wilson a confirmé l’applicabilité du « principe général » à un arbitre au titre du Code canadien du travail dont la décision ne pouvait pas être portée en appel : Wilson c Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, aux para 28‑34, infirmé pour d’autres motifs, 2016 CSC 29. La décision Banque Laurentienne et la présente affaire supposent simplement d’appliquer ce principe général et contraignant au cas particulier du paragraphe 41(1).

[23]  La Banque soutient que cette approche aboutit à un résultat intrinsèquement inéquitable : un plaignant peut faire contrôler judiciairement la décision prise au titre du paragraphe 41(1) de ne pas statuer sur une plainte, tandis que le défendeur ne peut faire contrôler judiciairement la décision de trancher une telle plainte. Cette dichotomie ne me pose pas de problème. Le plaignant dont la plainte est jugée irrecevable au titre du paragraphe 41(1) n’a pas d’autre possibilité de présenter des observations à la Commission ou au Tribunal. Par comparaison, la Banque pouvait soumettre d’autres observations à la Commission au sujet de la plainte de M. Williams, ce qu’elle a d’ailleurs fait, notamment sur les questions soulevées dans la présente demande. En d’autres mots, la décision de ne pas statuer sur une plainte est définitive, tandis que celle de statuer est interlocutoire : Banque Laurentienne, au para 19. Il est notable que le législateur lui‑même ait reconnu la différence entre ces deux cas de figure, et qu’il ait ainsi imposé l’obligation législative de n’assortir la décision de motifs que lorsque la Commission décide de ne pas statuer sur une plainte : art 42(1) de la LCDP.

[24]  Le législateur a également établi un régime suivant lequel les questions énoncées au paragraphe 41(1) sont de nouveau examinées par la Commission après l’enquête, au moment de décider de renvoyer ou non une plainte. Une fois reçu le rapport d’enquête relatif aux articles 43 et 44, la Commission est appelée à décider si une plainte doit être renvoyée à d’autres autorités (pour des motifs reprenant ceux des alinéas 41(1)a) et b)), ou si elle devrait la rejeter (notamment pour les motifs mentionnés aux alinéas 41c) à e)) : art 44(2)‑(3) de la LCDP. Bien que la Banque soutienne que la Commission n’est pas tenue par la LCDP d’examiner les mêmes questions que celles soulevées à l’étape de l’article 41, elle doit, avant de demander l’ouverture d’une enquête, être convaincue que la plainte ne devrait pas être rejetée ou renvoyée ailleurs précisément pour ces motifs.

[25]  Je ne puis non plus accepter l’affirmation de la Banque selon laquelle le législateur, parce qu’il a mis en place un processus d’examen préliminaire, ne voulait pas que les plaintes relevant des catégories prévues au paragraphe 41(1) aillent de l’avant, et que les principes administratifs d’égalité et d’équité signifient que la décision de statuer sur une plainte doit être soumise à un contrôle judiciaire afin de veiller à la rationalité du processus administratif. Le législateur a clairement créé un mécanisme par lequel les plaintes qui ne sont pas valables en droit peuvent être rejetées à un stade précoce, mais cela ne veut pas dire qu’il souhaitait établir une surveillance judiciaire à chaque étape du processus des plaintes en matière de droits de la personne. Le législateur a indiqué au contraire que la décision de ne pas statuer sur une plainte ne devrait être prise que lorsque « [la Commission] estime » que l’une des catégories trouve à s’appliquer, ce qui signale l’intention de confier la décision au décideur administratif.

[26]  Plus généralement, l’on pourrait théoriquement appliquer l’argument de la Banque à chaque disposition de chaque loi régissant un régime administratif. Le législateur souhaitait indubitablement qu’elles soient toutes respectées. Pourtant, si cela suffisait à justifier le contrôle judiciaire de chaque mesure ou décision interlocutoire prise par un acteur administratif, les contrôles judiciaires interlocutoires seraient sans fin. Cela irait directement à l’encontre du principe général de non‑intervention et de l’idée reconnue voulant que les processus administratifs soient conçus pour tirer profit de l’expertise et de l’efficacité des décideurs administratifs : Vavilov, aux para 29–30.

[27]  De même, nous devons rejeter l’argument de la Banque selon lequel l’économie judiciaire milite en faveur de l’examen immédiat de la question, du fait qu’une décision favorable de la Cour pourrait épargner à la Banque et au Tribunal de devoir se lancer dans une enquête longue et potentiellement coûteuse. Le même argument pourrait être invoqué à l’égard de toute question potentiellement décisive soulevée dans le cadre d’un processus administratif. Les questions de ce type susceptibles de se poser dans le cadre d’une instance administrative sont nombreuses. Les tribunaux ont pourtant reconnu que même des questions aussi fondamentales que celles touchant à la compétence ne rendent pas les décisions interlocutoires sujettes à un contrôle judiciaire : CB Powell, aux para 39–46; Banque Laurentienne, au para 22.

[28]  Par conséquent, je conclus que la décision Banque Laurentienne n’était pas erronée et qu’elle concorde à la fois avec la jurisprudence interprétant le paragraphe 41(1) de la LCDP et avec celle qui applique le principe général de non‑intervention dans les processus administratifs en cours.

(2)  La décision Banque Laurentienne ne peut être écartée.

[29]  La Banque a tenté d’établir une distinction entre la présente affaire et les faits dans la décision Banque Laurentienne et soutenu que les circonstances de la présente affaire étaient « exceptionnelles », si bien que la Cour devrait, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, instruire la demande nonobstant le principe général. Je ne pense pas que les motifs que soulève la demande rendent la présente affaire exceptionnelle ou permettent de la distinguer de l’affaire Banque Laurentienne.

[30]  La Banque soutient en premier lieu que la décision de la Commission en l’espèce quant à savoir si la plainte était « frivole » au sens de l’alinéa 41(1)d) était définitive. Elle mentionne la décision ultime au titre de l’article 44 par laquelle la Commission a demandé au Tribunal d’ouvrir une enquête sur la plainte de M. Williams. Cette décision, datant du 4 novembre 2020, n’est pas revenue sur les conclusions tirées dans la décision précédente au titre de l’article 41 quant à l’allégation de frivolité. La Banque soutient que la décision relative à l’article 41 était donc définitive à l’égard de cette question, et qu’elle pouvait l’être aussi relativement à d’autres.

[31]  Je ne puis accepter cet argument, et ce, pour trois raisons. Premièrement, dans le cadre du contrôle judiciaire, la décision relative à l’article 41 doit être évaluée telle qu’elle se présente et au moment où elle a été rendue. Le bien‑fondé d’une décision subséquente de la Commission ne peut affecter la nature d’une décision précédente. La Banque elle‑même n’avait alors clairement pas considéré que la décision de la Commission relative à l’article 41 était « définitive » quant à ces questions puisqu’elle a continué de lui soumettre des observations afférentes après que la décision en question eut été rendue et le rapport d’enquête relatif aux articles 43 et 44 eut été rédigé.

[32]  Deuxièmement, la décision de la Commission au titre de l’article 44 elle‑même incorpore par définition, tacitement ou explicitement, les conclusions qu’elle a tirées aux termes des paragraphes 44(2) et (3), et donc les mêmes questions mentionnées au paragraphe 41(1). Comme l’a reconnu la Banque, la Commission a implicitement adopté sa conclusion précédente quant à la question du caractère frivole en renvoyant l’affaire au Tribunal. Si la Banque pouvait, comme elle le prétend, solliciter le contrôle judiciaire des décisions relatives aux articles 41 et 44 respectivement, cela pourrait mener à deux recours distincts permettant de contester les décisions rendues par la Commission sur la même question, avant même de passer à la moindre détermination du Tribunal.

[33]  Troisièmement, et de manière plus large, le fait qu’une décision puisse trancher une question particulière ne la rend pas nécessairement « définitive » aux fins d’un contrôle judiciaire. De nombreuses décisions interlocutoires, statuant notamment sur des enjeux de preuve et de procédure, peuvent trancher cette question en particulier et ne donner lieu à aucune décision ultérieure par un décideur administratif, sans toutefois que cela ne les rende « définitives » ou n’ouvre la porte à un contrôle judiciaire. Au contraire, la Cour d’appel a confirmé que le contrôle judiciaire devait être entrepris qu’après que « le processus administratif a atteint son terme » : CB Powell, au para 31.

[34]  La Banque tente également d’établir une distinction entre la présente affaire et l’affaire Banque Laurentienne, du fait que la présente demande faisait l’objet d’une gestion d’instance continue durant laquelle la question de la prématurité n’a été soulevée ni par M. Williams ni par la Cour. Elle fait valoir que l’intégrité du processus de gestion des instances de la Cour fédérale serait sapée si la Cour rejetait cette demande à ce stade des procédures pour des motifs de prématurité. Cet argument est infondé. Le processus de gestion d’instance auquel les parties ont pris part avant l’audience traitait de questions procédurales et non de fond. Le juge chargé de la gestion de l’instance n’a rendu aucune ordonnance réglant ou même abordant la question de la prématurité. Le fait que les parties aient pris part à des procédures de gestion d’instance ne constitue pas une circonstance suffisamment exceptionnelle pour que la Cour intervienne, en vertu de son pouvoir discrétionnaire limité, dans un processus administratif en cours : CB Powell, au para 33.

IV.  Conclusion

[35]  Compte tenu du principe de non‑intervention dans les processus administratifs en cours, je conclus que les demandes de contrôle judiciaire visant une décision de la Commission prise aux termes du paragraphe 41(1) de la LCDP de statuer sur une plainte seront prématurées en l’absence de circonstances exceptionnelles. Je juge qu’il n’existe pas de telles circonstances en l’espèce. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée parce qu’elle est prématurée. Il s’ensuit donc nécessairement que, comme c’était le cas dans la décision Banque Laurentienne, le présent jugement ne porte pas atteinte au droit de la Banque de soulever les mêmes arguments dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire subséquente non prématurée à l’égard de la plainte de M. Williams.

[36]  M. Williams a sollicité au titre des dépens de la demande une somme globale de 5 000 $. La Banque a convenu que le montant était approprié et j’accorderai cette somme.

[37]  Enfin, comme je l’ai indiqué aux parties à l’audience, je considère avoir prononcé en l’espèce mon jugement, au sens où ce terme est employé au paragraphe 27(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, en date du présent jugement et des motifs, et non à la date de l’audience où j’avais avisé les parties de mon intention de rejeter la demande en faisant suivre les motifs.


JUGEMENT dans le dossier T‑1189‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée au motif qu’elle est prématurée.

  2. M. Williams a droit aux dépens relatifs à la présente demande, qui sont fixés à 5 000 $.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1189‑19

 

INTITULÉ :

LA BANQUE DE NOUVELLE‑ÉCOSSE c MARCUS WILLIAMS

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 23 NOVEMBRE 2020 À OTTAWA (ONTARIO) (COUR) ET À TORONTO (ONTARIO) (PARTIES)

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 7 décembre 2020

 

COMPARUTIONS :

Richard J. Charney

 

pour la demanderesse

 

Lars Brusven

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada, s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

pour la demanderesse

 

Lax O’Sullivan Lisus Gottlieb, s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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