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                                                                                                                                           Date : 20030218

                                                                                                                             Dossier : IMM-1196-02

                                                                                                           Référence neutre : 2003 CFPI 191

OTTAWA (ONTARIO), LE 18 FÉVRIER 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O'REILLY

ENTRE :

                                                  RAYMOND (KULLOL) TAFILICA,

                                                                 ERGYS TAFILICA,

                                                                     IGLI TAFILICA,

                                                                 INES TAFILICA et

                                                               MYZAFER TAFILICA

                                                                                                                                                   demandeurs

                                                                              - et -

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                            MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]                 Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d'une décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) en date du 18 février 2002, qui a estimé que les demandeurs n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention.


[2]                 Les demandeurs soutiennent que la Commission a commis plusieurs erreurs dans son enquête, erreurs qui l'ont conduite à conclure généralement que les demandeurs n'étaient pas crédibles. Les demandeurs admettent que les conclusions de la Commission en ces matières ne peuvent être modifiées à la légère, mais ils affirment que les erreurs en question ont fait que la Commission a analysé leurs revendications d'une manière qui constituait une erreur sujette à révision.

LES FAITS

[3]                 Les demandeurs sont de nationalité albanaise. La famille comprend Myzafer Tafilica, un homme de 48 ans (le demandeur), son épouse Raimonda (Kullol) Tafilica (l'épouse du demandeur), âgée de 45 ans, et leurs enfants Ergys (21 ans), Igili (15 ans) et Ines (15 ans). Les demandeurs allèguent une crainte fondée de persécution en Albanie en raison de leur rôle au sein du Parti démocratique (PD).

[4]                 Selon M. Tafilica, lui et son épouse avaient été membres du Parti démocratique d'Albanie depuis 1992 et avaient pris part à ses activités politiques jusqu'à leur départ du pays en 2000. Il a occupé le poste de président d'une section locale du parti à Tirana, et son épouse était vice-présidente de l'Association des femmes démocratiques, dans la même localité.

[5]                 M. Tafilica affirme que, depuis que le Parti démocratique a perdu le pouvoir en Albanie en 1997, leur famille est devenue la cible du Parti socialiste au pouvoir et de ses sympathisants. Dans son FRP et dans son témoignage, il décrit divers cas de persécution.

[6]                 M. Tafilica a décidé de quitter le pays puis est allé se cacher. Son fils Ergys est revenu d'Angleterre et la famille tout entière, à l'exception de M. Tafilica, a quitté l'Albanie pour le Canada en mai 2000, à la faveur de faux passeports italiens que leur avait procurés un ami. M. Tafilica a attendu qu'un passeport semblable lui soit remis, puis il a rejoint sa famille au Canada en juillet 2000.

LES PRÉSUMÉES ERREURS DE LA COMMISSION

[7]                 Comme je l'ai dit, les demandeurs affirment que la Commission a commis plusieurs erreurs. Cependant, il y a un aspect auquel les demandeurs accordent une importance particulière parce que, disent-ils, il amoindrit la justesse de la conclusion de la Commission selon laquelle les demandeurs n'avaient pas établi le fond de leur revendication : le fait qu'ils étaient membres du Parti démocratique et qu'ils étaient l'objet de mauvais traitements de la part du gouvernement albanais.

[8]                 Parmi les conclusions de la Commission, il y avait les suivantes :

           .           le demandeur adulte a été élu président du district n ° 5 du Parti démocratique en septembre 1992;

           .           la connaissance qu'avaient les demandeurs adultes des questions politiques était de nature sommaire et générale;

           .           le demandeur adulte a été avare de détails sur ses activités politiques ou ne considérait pas son rôle différemment de celui d'un membre ordinaire;

           .           le demandeur adulte n'a pu fournir l'adresse municipale exacte du quartier général du Parti démocratique à Tirana, ni les noms d'autres présidents de district;

           .           le demandeur adulte n'a pas donné une description détaillée de la plate-forme du Parti démocratique par opposition à celle du Parti socialiste;


           .           le demandeur adulte ignorait le tumulte qui avait entouré les funérailles de Adjem Hajdari en 1998, qualifiant plutôt l'événement de « pacifique » .

[9]                 La Commission comptait que M. Tafilica aurait une connaissance et une compréhension des questions politiques puisqu'il avait été durant neuf ans président du district n ° 5 du Parti démocratique à Tirana. En réalité, la preuve n'était pas tout à fait claire sur la position qu'il occupait. M. Tafilica a d'abord dit qu'il était président d' « une petite région ou section » du Parti (dossier du tribunal, page 603). Prié d'expliquer sa position, il a dit qu'il était président de la « région numéro 5 » , puis qu'il s'agissait du « district numéro 5, région numéro 3 » (dossier du tribunal, page 604). Il a expliqué que Tirana était divisée en quatre districts, deux à l'est et deux à l'ouest (dossier du tribunal, page 604). La question s'est de nouveau posée plus tard à l'audience, lorsque l'ARC a interrogé le demandeur :

ARC :                                        Bien. Vous étiez donc président du Parti démocratique de votre région. Je crois qu'il s'agit du district numéro 3, région numéro 5, est-ce bien cela?

Revendicateur n ° 2 :                  Oui, district 5, région 3.

ARC :                                        Oui, très bien, je crois que c'est ce que j'ai dit.

[Non souligné dans l'original].

[10]            Cet échange montre qu'il y avait une certaine confusion, entraînée peut-être par la traduction des diverses unités géographiques, c'est-à-dire les « districts » et les « régions » . La question s'est de nouveau posée :


PRÉSIDENT D'AUDIENCE :              Vous nous avez dit plus tôt que Tirana était divisée en quatre districts ou quatre régions, et je voudrais vous demander : vous étiez le président de l'un d'eux. Qui étaient les trois autres?

REVENDICATEUR N ° 2 :                      Désolé, je crois qu'il y a un malentendu. Je n'étais pas le président de l'une des régions, j'étais le président de l'une des sections d'une région.

PRÉSIDENT D'AUDIENCE :              Bien. Connaissez-vous les présidents des autres sections ou des autres régions?

REVENDICATEUR N ° 2 :                      Je n'ai jamais eu affaire aux présidents d'autres régions. Je ne traite directement qu'avec le président de ma région.

(Dossier du tribunal, à la page 644).

M. Tafilica avait déjà donné le nom du président de sa région.


[11]            La Commission avait des attentes élevées en ce qui a trait aux connaissances que M. Tafilica pouvait avoir des diverses questions politiques ayant cours en Albanie, et cela parce qu'elle croyait comprendre qu'il occupait un poste assez élevé dans la hiérarchie du Parti démocratique. La Commission a écrit : « Le tribunal est d'avis que le revendicateur principal devrait être en mesure de donner tels détails et de fournir ces noms, et il a tiré une conclusion défavorable du fait que le revendicateur n'a pas été capable de fournir ces renseignements » . Cependant, le dossier montre que M. Tafilica semblait s'efforcer de préciser que ses responsabilités se limitaient à une petite région géographique et concernaient des activités plutôt quelconques. La Commission a trouvé curieux que le demandeur n'ait qu'une connaissance sommaire et générale de la plate-forme du Parti démocratique, qu'il ne sache pas l'adresse exacte du principal quartier général du parti et qu'il ne connaisse pas les noms des présidents des districts autres que le sien. Mais cela ne serait pas si surprenant s'il était simplement un représentant du parti opérant dans une petite section de Tirana.

[12]            S'agissant des funérailles de Adjem Hajdari en 1998, la Commission s'est exprimée ainsi :

« Le revendicateur a fourni également une version des événements entourant les funérailles de Adjem Hajdari en 1998, auxquelles le revendicateur allègue avoir assisté, sensiblement différente de celle rapportée par la preuve documentaire. D'après le revendicateur, les funérailles se sont déroulées dans le calme. Cependant, la preuve documentaire indique que des membres du Parti démocratique ont saccagé les bureaux de l'État et ont occupé les bureaux du premier ministre et du Parlement ainsi que les bureaux de la télévision et de la radio d'État. L'ordre n'a été rétabli qu'après 72 heures. Le revendication principal allègue qu'il se trouvait au cimetière quand les événements se sont produits. Le tribunal a tiré une conclusion défavorable du fait que le revendicateur a été incapable de fournir plus de renseignements. Même si le revendicateur n'a pas été témoin de ce qui s'est produit, le tribunal estime qu'il est raisonnable de s'attendre à ce qu'il soit au courant des événements, compte tenu de leur nature publique et chaotique. Le tribunal est d'avis que le témoignage de vive voix du revendicateur principal ne reflétait pas la connaissance à laquelle on s'attendrait d'une personne qui a censément été président d'un district pendant neuf ans et qui a censément participé à de nombreuses activités, comme l'attestait la lettre du chef du Parti démocratique.

[13]            Là encore, la Commission ayant cru comprendre que M. Tafilica était un président de district au sein du parti, elle a jugé qu'une personne de cette envergure aurait dû en savoir bien davantage sur les funérailles. Cependant, si la Commission s'est trompée sur la position qu'occupait le demandeur, la conclusion défavorable qu'elle a tirée du témoignage du demandeur sur la question n'aurait pas été justifiée.


[14]            En tout état de cause cependant, le résumé qu'a fait la Commission du témoignage de M. Tafilica à propos des funérailles est tout simplement inexact. Le demandeur a dit qu'il avait assisté aux funérailles. Il a dit que les funérailles avaient débuté par une procession pacifique au centre de la ville mais que, à mesure que la procession approchait du cimetière, quelques socialistes ont commencé de tirer des coups de feu (dossier du tribunal, à la page 627). Il était conscient des problèmes qui existaient ailleurs dans la ville, affirmant « le jour de ses funérailles, c'était le désordre partout à Tirana » (dossier du tribunal, page 612). Cependant, il n'avait pas été le témoin oculaire de ces événements puisqu'il se trouvait au lieu de sépulture. Il les a vus plus tard à la télévision (dossier du tribunal, page 627).

[15]            La Commission a cependant tiré une conclusion défavorable parce que le demandeur n'avait pas connaissance des événements qui avaient entouré les funérailles. Selon elle, « il est raisonnable de s'attendre à ce qu'il soit au courant des événements, compte tenu de leur nature publique et chaotique » . Manifestement, la preuve montre que le demandeur en avait connaissance. Il n'a pas dit que les funérailles s'étaient déroulées dans le calme. Il a dit qu'elles avaient débuté dans le calme. Le demandeur et la Commission ont décrit l'événement de la même manière : « chaos » ou « chaotique » .

[16]            Il est évidemment du ressort de la Commission de statuer sur les questions de crédibilité, et il n'appartient pas à la Cour de substituer ses vues à celles de la Commission dans l'appréciation des témoignages. La Commission est fondée à se prononcer sur la crédibilité pour autant que ses conclusions ne soient pas déraisonnables et que ses motifs soient exposés en des termes clairs et non équivoques (Hilo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 130 N.R. 236 (C.A.F.)).

[17]            Ici, la Commission a fait une constatation générale, affirmant que les revendicateurs n'étaient pas crédibles, et elle a conclu qu'ils n'avaient pas établi « l'essentiel de leurs revendications » . De même, les conclusions défavorables dont la validité est contestée par les demandeurs intéressaient directement la manière dont la Commission a évalué leurs revendications, de même que la décision de la Commission de déclarer les demandeurs non crédibles. Les erreurs manifestes qu'a commises la Commission lorsqu'elle est arrivée à une telle conclusion justifient l'intervention de la Cour. À mon avis, la preuve susmentionnée, considérée avec bon sens, ne pouvait conduire à la décision de la Commission (voir l'arrêt Rajaratnam c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 135 N.R. 300 (C.A.F.)).

[18]            Les demandeurs affirment que la Commission a fait aussi d'autres erreurs dans son appréciation de la preuve. Ils affirment en particulier :

-          que la Commission n'avait aucun motif raisonnable de douter de l'authenticité de leurs documents, par exemple leurs cartes et livrets d'adhésion au Parti démocratique;

-          que la Commission a ignoré ou écarté certaines preuves documentaires importantes, par exemple une lettre du Parti démocratique, le certificat de propriété du motel et le rapport d'incendie du Département de l'ordre public;

-          que la conclusion défavorable tirée par la Commission parce que Ergys n'avait pas revendiqué le statut de réfugié en Angleterre était déraisonnable.

Il ne m'est pas nécessaire de considérer ces arguments car je suis convaincu que l'analyse qui précède est suffisante pour que soit accueillie cette demande de contrôle judiciaire. Au cours de la nouvelle audience, les demandeurs auront la possibilité de faire réexaminer ces points additionnels.


DÉCISION

[19]            La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision négative de la Commission à l'encontre des demandeurs est annulée et l'affaire est renvoyée à la Commission pour réexamen par un tribunal différemment constitué. Aucune question grave de portée générale n'a été proposée par les avocats et aucune n'est certifiée par la Cour.

                                              JUGEMENT

La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié en date du 18 février 2002 est annulée et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour réexamen. Aucune question de portée générale n'est certifiée.

                                                                              « James W. O'Reilly »             

                                                                                                             Juge                          

OTTAWA (Ontario)

le 18 février 2003

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a. LL.L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                IMM-1196-02

INTITULÉ :                                               RAYMOND (KULLOL) TAFILICA, ERGYS TAFILICA, IGLI TAFILICA, INES TAFILICA et

MYZAFER TAFILICA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                      Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                     le 11 février 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :       Monsieur le juge O'Reilly

DATE DES MOTIFS :                           le 18 février 2003

COMPARUTIONS :

M. Michael Crane                                                                          POUR LES DEMANDEURS

M. Greg G. George                                                                        POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Crane                                                                               POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                                                           POUR LE DÉFENDEUR

Ottawa (Ontario)

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