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Date : 20210111


Dossier : IMM‑6449‑19

Référence : 2021 CF 34

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 janvier 2021

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

SABER ABUZAID MEKKI SHROUB

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur, M. Saber Abuzaid Mekki Shroub, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Dans le cadre de cette décision, la SAR a rejeté l’appel de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) avait conclu que le demandeur n’avait pas droit à la protection conférée au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

[2]  À la suite d’une affectation de six mois à l’ambassade du Soudan à Washington, M. Shroub est entré au Canada à pied et a demandé l’asile en mai 2017.

[3]  Pour les motifs exposés ci‑après, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvel examen.

II.  Contexte

[4]  M. Shroub est un citoyen soudanais originaire de la région des monts Nouba, dans la province du Kordofan du Sud.

[5]  Il allègue s’être enrôlé dans le service de police soudanais en 2006 et avoir été affecté, après sa formation, au bureau des passeports situé à Khartoum. Selon ses dires, il a été déployé en juin 2008 dans la ville de Kadugli pour procéder à l’installation de matériel électronique et pour mettre en œuvre un projet pilote relativement à la délivrance de passeports. Sur place, durant une patrouille avec des unités militaires à la fin de décembre 2008, il affirme avoir désobéi à un ordre provenant d’un officier militaire. Peu de temps après, il a été muté à Khartoum où, allègue‑t‑il, les forces de sécurité l’ont détenu au début de janvier 2009. Il dit avoir été accusé d’être un rebelle, interrogé et torturé.

[6]  Après avoir été remis en liberté et reçu des soins à l’hôpital, M. Shroub est retourné travailler au bureau principal des passeports à Khartoum, où il a exercé des fonctions administratives jusqu’en 2016. Il affirme qu’il a versé, cette année‑là, un pot‑de‑vin à un fonctionnaire du gouvernement soudanais afin d’obtenir un poste à l’ambassade du Soudan à Washington. M. Shroub est arrivé à Washington le 1er novembre 2016 et a exercé des fonctions administratives (s’occuper du traitement de demandes de passeport et de cartes d’identité) jusqu’au 1er mai 2017.

[7]  Il devait retourner au Soudan le 2 mai 2017. Au lieu de cela, M. Shroub et trois de ses collègues de l’ambassade se sont dirigés vers le nord jusqu’à la frontière canado‑américaine, sont entrés au Canada à pied et ont demandé l’asile.

[8]  M. Shroub s’est présenté devant la SPR le 3 mai 2018. Le 13 juin 2018, la SPR a rejeté sa demande d’asile, ayant jugé qu’il n’avait pas établi l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR. La SPR a jugé que M. Shroub n’était pas crédible quant à son travail au Soudan, à son emploi à l’ambassade du Soudan à Washington, au risque qu’il soit recherché par les autorités s’il retournait au Soudan et à son témoignage à propos des incidents survenus en 2009.

[9]  En appel devant la SAR, M. Shroub a produit des documents supplémentaires dont plusieurs ont été jugés admissibles. En se fondant sur le paragraphe 29(4) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257 [les Règles de la SAR], la SAR a refusé d’admettre une lettre interne provenant du gouvernement soudanais et datée du 2 mai 2017 au motif que celle‑ci n’avait aucune valeur probante et aurait pu être obtenue auparavant par M. Shroub.

[10]  La SAR a refusé d’accorder une audience à M. Shroub, ayant conclu que les éléments de preuve nouvellement admissibles n’avaient pas d’incidence importante sur la décision visée par l’appel. La SAR a jugé qu’elle n’a pas à faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR à propos de la crédibilité du demandeur d’asile et a procédé à son examen selon la norme de la décision correcte. Elle a conclu que M. Shroub n’avait pas témoigné de manière crédible devant la SPR et qu’il n’avait pas fait montre d’une crainte de persécution crédible.

[11]  Bien que la SAR ait reconnu que M. Shroub avait travaillé à l’ambassade à Washington, elle a conclu qu’il n’avait pas présenté de preuve selon laquelle il était exposé à un risque au Soudan du fait qu’il avait demandé l’asile au Canada à l’issue de son emploi à l’ambassade.

[12]  L’appel de M. Shroub a été rejeté le 3 octobre 2019.

III.  La question en litige

[13]  Bien que le caractère raisonnable de la décision de la SAR sur le fond de l’appel ait été contesté, la seule question déterminante en l’espèce est, selon moi, de savoir si la SAR a eu tort de rejeter la lettre du 2 mai 2017.

IV.  Les dispositions législatives pertinentes

[14]  Les dispositions suivantes des Règles de la SAR sont applicables en l’espèce :

Documents — nouvelle preuve

Documents — new evidence

29 (3) La personne en cause inclut dans la demande pour utiliser un document qui n’avait pas été transmis au préalable une explication des raisons pour lesquelles le document est conforme aux exigences du paragraphe 110(4) de la Loi et des raisons pour lesquelles cette preuve est liée à la personne, à moins que le document ne soit présenté en réponse à un élément de preuve présenté par le ministre.

29 (3) The person who is the subject of the appeal must include in an application to use a document that was not previously provided an explanation of how the document meets the requirements of subsection 110(4) of the Act and how that evidence relates to the person, unless the document is being presented in response to evidence presented by the Minister.

Éléments à considérer

Factors

(4) Pour décider si elle accueille ou non la demande, la Section prend en considération tout élément pertinent, notamment :

(4) In deciding whether to allow an application, the Division must consider any relevant factors, including

a) la pertinence et la valeur probante du document;

(a) the document’s relevance and probative value;

b) toute nouvelle preuve que le document apporte à l’appel;

(b) any new evidence the document brings to the appeal; and

c) la possibilité qu’aurait eue la personne en cause, en faisant des efforts raisonnables, de transmettre le document ou les observations écrites avec le dossier de l’appelant, le dossier de l’intimé ou le dossier de réplique.

(c) whether the person who is the subject of the appeal, with reasonable effort, could have provided the document or written submissions with the appellant’s record, respondent’s record or reply record.

[15]  La disposition suivante de la LIPR est applicable en l’espèce :

Éléments de preuve admissibles

Evidence that may be presented

110 (4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

110 (4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

V.  Analyse

A.  La norme de contrôle

[16]  Les décisions de la SAR font l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 aux para 30‑35).

[17]  Les parties s’entendent sur le fait qu’en l’espèce, rien ne justifie de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable. Plus précisément, la norme de contrôle à l’égard de la décision de la SAR d’admettre ou non de nouveaux éléments de preuve aux conditions prévues au paragraphe 29(4) des Règles de la SAR ainsi qu’au paragraphe 110(4) de la LIPR est celle de la décision raisonnable (Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1028 au para 87; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 au para 29).

[18]  Aucune des exceptions justifiant de s’écarter de la norme de contrôle présumée, exceptions énoncées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, ne s’applique en l’espèce.

B.  La SAR a‑t‑elle eu tort de refuser d’admettre en preuve la lettre du 2 mai 2017?

[19]  M. Shroub reconnaît que la lettre existait avant l’audience devant la SPR, mais affirme qu’il n’a pris connaissance de celle‑ci qu’en septembre 2019 et qu’il s’agit donc d’un nouvel élément de preuve.

[20]  Le défendeur soutient que la décision de la SAR quant à la lettre était raisonnable et compatible avec le paragraphe 29(4) des Règles de la SAR.

[21]  Selon le libellé du paragraphe 29(4) des Règles de la SAR, cette dernière doit prendre en considération tout facteur pertinent pour décider si elle accueille ou non une demande visant à soumettre des documents supplémentaires après le dépôt du dossier d’appel. Elle a toutefois l’obligation de se pencher sur la pertinence et sur la valeur probante du document, sur toute nouvelle preuve que le document apporte à l’appel et sur la question de savoir si la personne en cause aurait pu, en faisant des efforts raisonnables, transmettre le document plus tôt. L’examen adéquat de ces facteurs peut appuyer des motifs pour rejeter les éléments de preuve (Denbel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 629 au para 44).

[22]  En conformité avec le paragraphe 29(3) des Règles de la SAR, le demandeur inclut, avec sa demande pour soumettre un nouvel élément de preuve, une explication des raisons pour lesquelles le document est conforme aux exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR et des raisons pour lesquelles cette preuve est liée à sa personne. En l’espèce, M. Shroub a allégué, dans sa déclaration sous serment, qu’il n’a pris connaissance de la lettre qu’après l’avoir reçue d’un ancien collègue, ce qui est survenu postérieurement à la décision de la SPR et au dépôt de son dossier d’appel.

[23]  Il est possible de conclure qu’une décision de la SAR est déraisonnable lorsque celle‑ci n’a pas pris en compte les trois éléments énoncés au paragraphe 29(4) des Règles de la SAR (Arisekola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 275). La même conclusion peut être tirée lorsque les motifs de la SAR découlent d’erreurs de fait importantes : Semykina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 249 aux para 27‑28; ou lorsque les motifs manquent de transparence à un tel point qu’il est difficile de savoir pourquoi la SAR a refusé d’admettre la preuve (Agyemang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 265 aux para 23‑24).

[24]  En l’espèce, la SAR n’a pas pris en compte « la pertinence et la valeur probante » de la lettre du 2 mai 2017. Cette lettre était pertinente et importante quant à l’examen de la question à savoir si M. Shroub était recherché par le gouvernement du Soudan après avoir omis de retourner dans son pays en mai 2017. Le défaut de la SAR d’autoriser la présentation d’un tel élément de preuve a eu un effet préjudiciable sur la crédibilité de M. Shroub relativement à cette question.

[25]  L’authenticité de la lettre était une question qui influençait le poids à accorder à cet élément de preuve et non sa valeur probante. La SAR s’est contentée d’indiquer que la lettre n’avait aucune valeur probante et n’a pas expliqué de quelle façon la question de l’authenticité a été prise en compte dans son examen de la question de savoir si M. Shroub était recherché par les autorités soudanaises pour avoir fait défection. À première vue et malgré une contradiction dans la description de son poste à l’ambassade, la lettre identifie clairement le demandeur comme étant l’un des employés ayant fait défection. En conséquence, la SAR a omis de se pencher sur la valeur probante de la lettre que M. Shroub avait voulu faire admettre en preuve et elle n’a donc pas appliqué correctement les éléments qui doivent être pris en compte selon le paragraphe 29(4) des Règles de la SAR.

[26]  À mon avis, cela constitue une erreur susceptible de contrôle qui permet de conclure que la décision est déraisonnable. Je ne tire aucune conclusion concernant les autres aspects de la décision de la SAR, notamment en ce qui a trait à la vraisemblance de certains éléments de la demande d’asile de M. Shroub quant à sa conduite à la suite des événements de 2009 décrits dans son exposé. Toutefois, je souligne que le défendeur a concédé durant l’audience que la SPR et la SAR ont toutes deux mal interprété le contenu d’une sommation à comparaître délivrée en juillet 2017, qui référait à une loi de la police soudanaise de 2008. Les deux tribunaux ont erronément interprété cette référence comme se rapportant à une accusation qui aurait été portée contre M. Shroub en 2008. Cette mauvaise interprétation pourrait avoir influé sur leur appréciation de la sommation à comparaître.

[27]  Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale et aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6449‑19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la Section d’appel des réfugiés pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6449‑19

INTITULÉ :

SABER ABUZAID MEKKI SHROUB c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À ottAWA ET À MONTRÉAL

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 décembre 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

Le 11 janvier 2021

COMPARUTIONS :

Me Jessica Lipes

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Lynne Lazaroff

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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