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Date : 20210112


Dossier : IMM-6904-19

Référence : 2021 CF 44

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 janvier 2021

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

YAN JIANG

YUESHI XIAO

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Yan Jiang demande l’asile en tant qu’adepte du Falun Gong et affirme qu’elle avait fui la Chine en 2012 après que le Bureau de la sécurité publique (le BSP) avait voulu l’arrêter. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande de Mme Jiang et de sa fille, Yueshi Xiao, après avoir conclu que, selon la prépondérance des probabilités, Mme Jiang [traduction« n’est pas et n’a jamais été une adepte du Falun Gong en République populaire de Chine ou au Canada ». Cette conclusion était fondée en grande partie sur l’appréciation par la SPR des erreurs qu’avait commises Mme Jiang dans sa démonstration d’un exercice du Falun Gong lors de l’audience relative à sa demande d’asile. Pour parvenir à sa conclusion, la SPR avait écarté les éléments de preuve corroborants présentés sous forme de photographies et de deux déclarations d’une personne affirmant qu’elle avait pratiqué le Falun Gong avec Mme Jiang au Canada et que cette dernière était une adepte du Falun Gong.

[2]  Après avoir examiné la décision de la SPR, le dossier et les observations écrites des parties, j’ai eu des préoccupations concernant la façon dont la SPR avait apprécié les éléments de preuve corroborants. J’ai fait part de ces préoccupations à l’avocat du défendeur lors de l’audition de la demande de contrôle judiciaire. Les arguments du défendeur sur cette question étaient francs et directs. Toutefois, après avoir entendu ces observations, j’ai conclu que l’appréciation des éléments de preuve corroborants par la SPR avait été déraisonnable et que cette question était déterminante pour la présente demande. J’ai donc indiqué que la demande de contrôle judiciaire serait accueillie et que les motifs suivraient. Voici ces motifs.

II.  L’appréciation des éléments de preuve corroborants par la SPR

[3]  À l’appui de sa demande initiale, Mme Jiang avait présenté une déclaration manuscrite (avec traduction) de la part de Ming Sheng He, dans laquelle celui-ci disait qu’il avait rencontré Mme Jiang en 2012 lorsqu’il pratiquait le Falun Gong au parc Milliken, à Scarborough, et qu’il pratiquait avec elle chaque samedi et dimanche matin pendant deux heures. M. He avait confirmé ce qui suit : [traduction« Je suis ici pour témoigner du fait que Mme Jiang, Yan est une adepte du Falun Gong. » Mme Jiang avait aussi présenté une série de dix photographies censées la montrer en train de pratiquer le Falun Gong ou de participer à des activités liées au Falun Gong.

[4]  La demande de Mme Jiang et Mme Xiao avait été rejetée par la SPR le 29 août 2018, mais cette décision a été annulée par la Cour sur consentement des parties (Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 17 mai 2019, dossier de la Cour no IMM-4987-18, juge Diner). Avant la nouvelle décision sur leur demande, Mme Jiang a présenté une déclaration mise à jour de M. He, à nouveau manuscrite et accompagnée d’une traduction. M. He a encore une fois attesté sa première rencontre avec Mme Jiang, leur pratique hebdomadaire du Falun Gong chaque samedi et dimanche matin et le fait que Mme Jiang [traduction« est une adepte du Falun Gong ». Mme Jiang a aussi présenté neuf photographies supplémentaires censées la montrer en train de pratiquer le Falun Gong ou de participer à des activités liées au Falun Gong.

[5]  Dans ses motifs, la SPR avait exclusivement traité de ces éléments de preuve dans le paragraphe suivant d’une phrase :

[traduction

[13]  Je n’accorde aucun poids aux photos et aux lettres d’appui, car les photos ont été prises dans un lieu public et les auteurs des lettres n’étaient pas disponibles pour confirmer leur véracité.

[Non souligné dans l’original; renvoi omis.]

III.  La décision de la SPR était déraisonnable

[6]  Les parties ont convenu, tout comme moi, que le rejet de la demande d’asile de Mme Jiang et Mme Xiao sur le fond par la SPR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour « doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » : Vavilov au para 84. La Cour doit déterminer si la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée, et ne doit pas s’arrêter à une « erreur mineure » ou à une lacune accessoire ni mener « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » : Vavilov aux para 15, 85, 100, 102. La Cour doit plutôt « être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » avant d’infirmer une décision parce qu’elle est déraisonnable : Vavilov aux para 99-100.

[7]  Pour les motifs qui suivent, je suis convaincu que la décision de la SPR souffre de lacunes graves quant à la question importante des éléments de preuve corroborants, à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

[8]  Tout d’abord, je fais remarquer que les éléments de preuve concernés jouaient un rôle important dans une question centrale de la demande d’asile de Mme Jiang, soit de savoir si elle était une adepte du Falun Gong. Sur cette question, les éléments de preuve étaient directement probants. Les déclarations de M. He voulant que Mme Jiang fût une adepte du Falun Gong et qu’il pratiquât avec elle deux fois par semaine, pendant au moins sept ans, appuyaient les affirmations de la demanderesse concernant sa pratique du Falun Gong. Les photographies censées montrer Mme Jiang en train de pratiquer le Falun Gong de participer à des activités liées au Falun Gong (qui semblaient être des rassemblements ou des manifestations publiques) se rapportaient tout aussi à ses éléments de preuve concernant sa pratique du Falun Gong.

[9]  Le seul motif de la SPR pour n’avoir accordé aucun poids aux photographies était qu’elles [traduction« [avaient] été prises dans un lieu public ». Comme le ministre l’a admis candidement, il n’est pas possible de déterminer à partir de cette déclaration la justification pour avoir écarté les photographies. La SPR n’a pas expliqué pourquoi elle avait jugé que les photographies n’étaient pas fiables, ou ne méritaient pas autrement qu’on leur accorde une valeur probante, pour la simple raison qu’elles avaient été prises dans un lieu public. La SPR n’avait pas non plus posé de questions à Mme Jiang concernant les photographies ou fait d’affirmations pendant l’audience qui permettraient de faire la lumière sur la raison pour laquelle le fait que les photographies avaient été prises dans un lieu public était pertinent quant au poids qui leur avait été accordé. En effet, comme la preuve de Mme Jiang (et de M. He) indiquait qu’elle participait à une [traduction« pratique de groupe chaque samedi et dimanche matin au parc Milliken », le fait que les photographies avaient été prises dans un lieu public était compatible avec cette preuve. Ainsi, même interprété à la lumière du dossier, l’analyse de la SPR comporte une lacune fondamentale : Vavilov au para 96.

[10]  Quant aux deux déclarations de M. He, le seul motif de la SPR pour ne leur avoir accordé aucun poids était que [traduction« les auteurs des lettres n’[avaient] pas [été] disponibles pour confirmer leur véracité ». Je souligne en passant qu’il y avait seulement un « auteur », car les deux déclarations avaient été faites par la même personne.

[11]  Comme l’a fait remarquer Mme Jiang, la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] n’exige pas que la preuve soit présentée de vive voix à la SPR. Plus exactement, la SPR n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve, et peut recevoir les éléments qu’elle juge crédibles ou dignes de foi en l’occurrence : LIPR, alinéas 170g)-h). Compte tenu de cette souplesse, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il est déraisonnable d’écarter des éléments de preuve pour la simple raison qu’un témoin n’est pas disponible pour se livrer à un contre-interrogatoire, car « [i]l n’appartient pas à la Section du statut de réfugié de s’imposer à elle-même ou d’imposer à des demandeurs des restrictions dont le Parlement les a libérés en ce qui a trait à la preuve » : Fajardo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 915 (CA) au para 4. La juge Fuhrer a récemment appliqué ce principe dans la décision Oria-Arebun et a conclu qu’il avait été inapproprié pour la Section d’appel des réfugiés d’accorder « peu de poids » à une lettre parce que l’auteur n’avait pas été disponible pour se livrer à un contre-interrogatoire, car sa présence n’était pas obligatoire : Oria-Arebun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1457 aux para 51-52. Comme l’a souligné Mme Jiang, la SPR n’avait soulevé aucune préoccupation lors de l’audience concernant les déclarations de M. He ou le fait qu’il n’avait pas été proposé pour témoigner de vive voix. La SPR n’avait pas non plus demandé si M. He pouvait être disponible pour répondre à des questions.

[12]  Le ministre a fait valoir que l’appréciation des éléments de preuve corroborants par la SPR avait effectivement mené à la conclusion que les photographies et les déclarations n’avaient pas été suffisantes pour dissiper les préoccupations liées à la crédibilité de Mme Jiang par rapport à son témoignage. Je ne peux pas accepter cet argument, qui va au-delà d’une simple tentative de comprendre les motifs de la SPR et bascule dans la création de motifs pour la SPR. La SPR n’avait pas dit que les photographies et les déclarations avaient été insuffisantes pour dissiper les préoccupations liées à la crédibilité (c.-à-d. même si elles avaient été acceptées). Elle les avait écartées, parce que les photographies avaient été prises dans un lieu public et que l’auteur des déclarations n’avait pas été disponible pour confirmer leur véracité. Bien que la Cour doit chercher à comprendre le raisonnement de la SPR et ne devrait pas chercher la perfection dans la façon dont les motifs sont rédigés, cela ne permet pas à la Cour d’élaborer ses propres motifs pour appuyer ceux du décideur ou de substituer des motifs potentiellement raisonnables à des motifs déraisonnables : Vavilov aux para 84, 86, 91, 96, 98. C’est en partie en accordant de l’attention aux motifs réellement donnés par un décideur administratif qu’une cour manifeste du respect envers le processus décisionnel : Vavilov aux para 15, 83, 86.

[13]  Le ministre a aussi fait valoir que le principal fondement de la décision de la SPR avait été sa conclusion, basée sur le témoignage de Mme Jiang, selon laquelle celle-ci n’avait pas été crédible, et que les autres conclusions, y compris les conclusions au paragraphe 13 au sujet de la preuve corroborante, avaient découlé de cette conclusion. Or, encore une fois, cet argument n’est pas appuyé par les motifs tels que rédigés. La SPR n’avait pas écarté les éléments de preuve corroborants parce qu’elle avait déjà tiré des conclusions quant à la crédibilité, mais plutôt pour les motifs répétés ci-dessus. Quoi qu’il en soit, dans la mesure où la SPR avait tiré sa conclusion quant à la crédibilité avant d’examiner les éléments de preuve corroborants, et avait ensuite écarté les éléments de preuve corroborants pour ce motif, cela aurait été contraire aux principes concernant les éléments de preuve corroborants qui avaient été établis par la Cour dans la décision Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 311 aux para 20-21.

[14]  À mon avis, le fait que la SPR avait écarté de façon déraisonnable les éléments de preuve corroborants pour des motifs injustifiés est suffisant pour rendre la décision déraisonnable dans son ensemble. Si la SPR avait accepté la preuve de M. He démontrant qu’il savait que Mme Jiang était une adepte du Falun Gong, puisqu’il pratiquait avec elle depuis 2012, ou si la SPR avait accepté le fait que les photographies montraient Mme Jiang en train de pratiquer le Falun Gong et de participer à des activités connexes, cela aurait très bien pu avoir une incidence sur la conclusion ultime de la SPR quant à la question critique de savoir si Mme Jiang était une adepte du Falun Gong. Autrement dit, l’appréciation des éléments de preuve corroborants « souffre de lacunes graves » à l’égard d’une question « suffisamment capitale ou importante », ce qui rend la décision déraisonnable dans son ensemble : Vavilov au para 100.

IV.  Conclusion

[15]  Ayant conclu que l’appréciation des éléments de preuve corroborants par la SPR avait été déraisonnable et que cela rend la décision déraisonnable dans son ensemble, je n’ai pas besoin d’examiner les autres arguments soulevés par les parties. Ces arguments concernaient notamment le fait que la SPR s’était appuyée sur les erreurs de Mme Jiang lorsqu’elle avait fait une démonstration de l’exercice, la distinction qu’avait fait la SPR entre le Falun Gong et les [traduction« religions en général », l’analyse de la SPR sur la capacité de quitter la Chine, et le fait que la SPR n’avait pas traité de la demande sur place.

[16]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et la demande d’asile sera encore une fois renvoyée à la SPR pour qu’une nouvelle décision soit rendue par un tribunal différemment constitué.

[17]  Aucune partie n’a proposé de question à certifier. La question que j’ai jugée déterminante ne soulève aucune question susceptible d’être certifiée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-6904-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et la demande d’asile de Yan Jiang et Yueshi Xiao est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés pour nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste-traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6904-19

 

INTITULÉ :

YAN JIANG ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

L’AUDIENCE A ÉTÉ TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 11 JANVIER 2021 À OTTAWA (ONTARIO) (LA COUR), AINSI QU’À TORONTO (ONTARIO) (LES PARTIES)

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 12 JANVIER 2021

 

COMPARUTIONS :

Ian G. Mason

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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