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Date : 20210105


Dossier : T‑133‑19

Référence : 2021 CF 13

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 janvier 2021

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

OZKAN OZCEVIK

demandeur

et

L’AGENCE DU REVENU DU CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Ozkan Ozcevik, soutient que la politique d’embauche de l’Agence du revenu du Canada qui accorde la préférence aux citoyens canadiens est discriminatoire. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne de ne pas statuer sur sa plainte parce qu’elle était frivole : alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), c H‑6 [la LCDP].

[2] Pour les motifs exposés plus en détail ci‑après, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Je ne suis pas convaincue que la Commission a contrevenu à l’équité procédurale ni que sa décision en l’espèce était déraisonnable. Par ailleurs, la preuve à même de fonder une contestation constitutionnelle de la validité du paragraphe 3(1) de la LCDP aux termes de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, Loi constitutionnelle de 1982 [la Charte] est insuffisante.

II. Contexte

[3] Compte tenu du manque d’éléments de preuve dans cette affaire, les fondements factuels sont ténus. M. Ozcevik est un réfugié au sens de la Convention et un résident permanent canadien. Selon sa plainte, la procédure de dotation annoncée par l’ARC accorde la préférence aux personnes de nationalité canadienne si bien que la priorité la plus faible est attribuée aux non‑citoyens. Il ajoute en outre que le fait d’attribuer la priorité la plus faible aux candidats qui sont des résidents légaux, mais pas des citoyens est directement discriminatoire à l’endroit des immigrants et des réfugiés. Il soutient qu’en attribuant la priorité la plus faible à ses demandes d’emploi, en dépit de leur mérite et de sa réussite aux épreuves d’évaluation de l’ARC, celle‑ci contrevient à ses droits à l’égalité garantis par l’article 15 de la Charte, et fait preuve de discrimination fondée sur les motifs de distinction illicites que sont la race et l’origine nationale ou ethnique : paragraphe 3(1) de la LCDP. Cependant, il n’a fourni ni élément de preuve ni renseignement supplémentaire concernant le(s) poste(s) auquel(auxquels) il a présenté sa candidature, ses qualifications, la date de sa demande, les résultats de son évaluation par l’ARC et, plus important encore, il n’a pas établi que l’ARC ne l’a pas engagé précisément parce qu’il n’était pas citoyen canadien.

[4] Il soutient en outre que la politique est discriminatoire sur la foi de « motifs analogues » liés au statut de résident, au statut de réfugié au sens de la Convention et au fait d’être pratiquement apatride. Enfin, M. Ozcevik note que comme l’ARC n’est pas régie par la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22, art. 12 et 13 [la LEFP], la discrimination n’est pas justifiée au titre du paragraphe 39(1), qui envisage l’établissement de priorités en fonction de la citoyenneté, entre autres facteurs.

[5] Un agent des droits de la personne a enquêté sur la plainte de M. Ozcevik et a rendu un rapport d’enquête fondé sur les articles 40 et 41. Il a noté, s’agissant de la décision de la Commission, que la question qui se posait était de savoir s’il fallait statuer sur la plainte aux termes du paragraphe 41(1) de la LCDP ou refuser de le faire aux termes de l’alinéa 41(1)d). L’agent a conclu que la plainte n’était liée à aucun motif illicite et a recommandé à la Commission de ne pas la trancher, car elle était « frivole » au sens juridique et non familier du terme.

[6] L’agent a fourni quatre motifs :

  • 1) La citoyenneté n’est pas un motif de distinction illicite; la Commission peut uniquement statuer sur les plaintes liées à un motif de distinction illicite aux termes de la LCDP.

  • 2) Contrairement à la Charte, les motifs analogues de distinction ne peuvent être intégrés à la LCDP; la Commission n’a pas le pouvoir d’étoffer ou de modifier ces motifs.

  • 3) La Commission n’est pas compétente pour statuer sur des allégations concernant des atteintes à la Charte.

  • 4) Le demandeur n’a pas été traité différemment en raison de son origine nationale ou ethnique ou de sa race particulière. Il a plutôt été traité différemment en raison de sa citoyenneté, qui ne constitue pas un motif de distinction illicite aux termes de la LCDP.

[7] Dans la réponse au rapport fondé sur les articles 40 et 41 qu’il a soumise, M. Ozcevik affirme avoir souligné que [traduction] « le motif énuméré de l’origine nationale, et non de la citoyenneté, constituait le fondement législatif de [sa] plainte ». Il soutient en outre que la politique d’embauche de l’ARC soumet ou a tendance à soumettre un groupe de personnes caractérisées par une origine nationale, y compris les citoyens canadiens naturalisés, par opposition aux citoyens canadiens de naissance ou par droit du sang, à des effets discriminatoires ou à un traitement différentiel, ce qui est contraire à l’article 10 de la LCDP. Il fait remarquer que la politique d’embauche de l’Agence canadienne d’inspection des aliments en particulier n’accorde pas de préférence aux citoyens canadiens.

[8] M. Ozcevik soutient également que le rapport adopte une approche trop restreinte à l’égard du motif analogue de la citoyenneté au titre de l’article 15. Il reconnaît que la Commission ne peut intégrer de motif analogue à la LCDP, mais ajoute qu’en tant qu’organe administratif, elle est tenue d’agir conformément à la Charte [traduction] « et doit donc s’efforcer d’adopter une interprétation libérale et "inclusive" (dans le sens de "non restreinte") de sa loi constitutive ».

III. Questions en litige et normes de contrôle applicables

[9] Les questions qui se posent en l’espèce sont de trois ordres :

  • A. La Commission a‑t‑elle contrevenu à l’équité procédurale en ne menant pas une enquête neutre et rigoureuse?

  • B. La décision de la Commission de ne pas statuer sur la plainte du demandeur au titre de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP était‑elle déraisonnable?

  • C. L’exclusion ou l’omission de la citoyenneté à titre de motif énuméré à l’article 3 de la LCDP est‑elle contraire à l’article 15 de la Charte? Le cas échéant, la justification de l’exclusion ou de l’omission peut‑elle se démontrer au sens de l’article premier de la Charte?

[10] Les manquements à l’équité procédurale dans le contexte administratif sont considérés comme étant assujettis à la norme de la décision correcte ou à un « exercice de révision […] [TRADUCTION] "particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte", même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée » : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au paragraphe 54. L’obligation d’équité procédurale « est "éminemment variable", intrinsèquement souple et tributaire du contexte » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 77. En somme, la cour de révision se concentre sur la question de savoir si le processus était juste et équitable.

[11] Pour ce qui est du bien‑fondé de la décision de la Commission, la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable : Vavilov, précité, au paragraphe 10. Il ne s’agit pas d’une « simple formalité », mais plutôt d’un type de contrôle rigoureux : Vavilov, précité, au paragraphe 13. Les cours de révision ne doivent intervenir que lorsque cela est nécessaire. Pour éviter cette intervention judiciaire, la décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité et elle doit être justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques applicables dans les circonstances : Vavilov, au paragraphe 99. C’est à la partie qui conteste la décision qu’il incombe de démontrer qu’elle est déraisonnable : Vavilov, précité, au paragraphe 100.

[12] La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable sera réfutée lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte, comme à l’égard des questions constitutionnelles : Vavilov, précité, au paragraphe 17. En particulier, lorsque la décision qui fait l’objet du contrôle pose la question de savoir si l’une des dispositions de la loi habilitante de l’organisme décisionnel viole la Charte, son interprétation de cette question doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte : Vavilov, précité, au paragraphe 57.

IV. Dispositions pertinentes

[13] Voir l’annexe A pour consulter les dispositions applicables.

V. Analyse

A. La Commission a‑t‑elle contrevenu à l’équité procédurale en ne menant pas une enquête neutre et rigoureuse?

[14] Je ne suis pas convaincue qu’il y ait eu atteinte à l’équité procédurale. À mon avis, l’enquête ayant donné lieu au rapport fondé sur les articles 40 et 41 était suffisamment rigoureuse et neutre dans les circonstances.

[15] Le mandat de la Commission consiste à recevoir, à gérer et à traiter les plaintes alléguant des actes discriminatoires. C’est un organisme administratif qui fait un examen préalable des plaintes, mais qui n’exerce aucun rôle véritablement décisionnel : Lusina c Bell Canada, 2005 CF 134 [Lusina], au paragraphe 26. Sa fonction consiste à décider de statuer ou non sur une plainte et elle dispose pour ce faire d’un large pouvoir discrétionnaire. Le rôle que remplit la Commission pour prendre une telle décision est décrit au paragraphe 41(1) de la LCDP en termes subjectifs [non souligné dans l’original] : « la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable […] ». Par conséquent, j’estime que les droits procéduraux accordés à M. Ozcevik s’inscrivent à l’extrémité inférieure de la gamme : Konesavarathan c Radio de l’Université de Guelph, 2018 CF 1217 [Konesavarathan], au paragraphe 20, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 21 à 28.

[16] Le critère juridique à appliquer pour savoir si une plainte est frivole au sens de la Loi est le suivant : « compte tenu de la preuve, apparaît‑il manifeste et évident que la plainte est vouée à l’échec? » : Hérold c Canada (Agence du revenu), 2011 CF 544, au paragraphe 35; voir également Keith c Canada (Service correctionnel), 2012 CAF 117, au paragraphe 50. Lorsque la Commission adopte un rapport fondé sur les articles 40 et 41, celui‑ci est considéré comme les motifs de sa décision : Klimkowski c Chemin de fer Canadien Pacifique, 2017 CF 438, au paragraphe 35.

[17] M. Ozcevik soutient qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale, car le rapport fondé sur les articles 40 et 41 n’était ni neutre ni rigoureux. Les deux conditions de rigueur et de neutralité permettent de s’assurer que la Commission dispose d’un fondement adéquat et juste sur lequel évaluer le rapport : Lusina, précitée, aux paragraphes 30 et 31. Il fait valoir que le rapport n’est pas rigoureux parce qu’il omet deux éléments clés de sa plainte : 1) son allégation de discrimination systémique basée sur l’origine nationale, contraire à l’article 10 de la LCDP; et 2) son allégation de discrimination individuelle contraire à l’article 7 de la LCDP. M. Ozcevik ajoute que le rapport n’est pas neutre, et ce pour trois motifs : 1) il donne une description erronée du fondement de sa plainte ou le modifie en remplaçant l’« origine nationale » par la « citoyenneté »; 2) ce changement suscite une crainte raisonnable de partialité; et 3) il ne tient pas compte de ses observations. Je ne suis en accord avec aucun de ces arguments.

[18] Du point de vue de l’équité procédurale, j’estime que le rapport fondé sur les articles 40 et 41 reconnaît expressément son argument portant qu’il a subi un traitement différentiel non pas en raison de sa citoyenneté, mais de son origine nationale ou ethnique et de sa race. La Commission a toutefois simplement rejeté cet argument, expliquant en des termes clairs pourquoi elle a conclu que la plainte était fondée sur la citoyenneté et pourquoi la discrimination individuelle n’avait pas été établie [Souligné dans l’original] :

[traduction]

15. Enfin, le plaignant affirme que sa plainte tombe sous le coup de la Loi parce qu’il a subi un traitement défavorable fondé sur son origine nationale ou ethnique et sa race, lesquelles constituent des motifs de distinction illicite aux termes de la Loi. Il semble toutefois que le plaignant n’a pas été traité différemment en raison de son origine nationale ou ethnique ou de sa race particulière, mais plutôt en raison de sa citoyenneté qui, comme nous l’avons noté précédemment, ne constitue pas un motif de distinction illicite au titre de la Loi. Pour qu’une plainte tombe sous le coup de la Loi, la conduite prétendument discriminatoire doit être fondée sur l’un des motifs de distinction illicite qu’elle prévoit.

[19] Je note que nulle part dans sa plainte ni en réponse au rapport fondé sur les articles 40 et 41 M. Ozcevik ne mentionne son origine nationale ou ethnique ou sa race, pas plus qu’il n’allègue avoir été victime de discrimination en raison de la manière dont il s’identifie sur ces plans. Ses allégations de discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique et la race sont formulées en termes généraux avec des références aux [traduction] « non‑citoyens » ainsi qu’aux répercussions de la procédure de dotation de l’ARC sur ceux qui sont des [traduction] « résidents légaux, mais pas des citoyens ». En d’autres termes, il confond l’origine nationale ou ethnique et la race avec la citoyenneté; bien que ces éléments puissent se recouper dans certaines circonstances, ils ne sont pas nécessairement identiques. Par ailleurs, la réponse de M. Ozcevik au rapport fondé sur les articles 40 et 41 souligne l’importance accordée à la citoyenneté lorsqu’elle mentionne les citoyens canadiens naturalisés et les répercussions que risque d’avoir sur eux la politique d’embauche de l’ARC avant qu’ils n’obtiennent véritablement la citoyenneté. Lorsqu’ils l’acquièrent, ils sont traités de la même façon au titre de la politique d’embauche de l’ARC que ceux qui sont citoyens de naissance ou par droit du sang.

[20] J’estime ainsi que la décision de la Commission est suffisamment neutre et rigoureuse. La Commission n’a pas fait fi de ses observations ni modifié le fondement de sa plainte qui, comme je l’ai noté précédemment, confond l’origine nationale ou ethnique et la race avec la citoyenneté. Il est « manifeste et évident » que la plainte de M. Ozcevik n’est pas fondée sur des motifs énumérés de distinction au titre du paragraphe 3(1) de la LCDP et elle est donc vouée à l’échec. Comme les articles 8 et 10 de la LCDP exigent tous deux que le demandeur fasse la preuve prima facie d’une discrimination liée à l’un des motifs de distinction énumérés au paragraphe 3(1) de la LCDP, et que la citoyenneté n’en fait pas partie, M. Ozcevik n’a à mon avis pas satisfait au critère requis pour que l’enquête se poursuive. Pour établir une preuve prima facie de discrimination, il devait produire suffisamment d’éléments démontrant un lien entre le traitement individuel qu’il a subi et un motif de distinction illicite, ce qu’il n’a pas fait. M. Ozcevik n’a fourni aucune preuve par affidavit, notamment en rapport avec sa demande de contrôle judiciaire; il a plutôt essentiellement soumis des arguments juridiques fondés sur des faits épars.

[21] Pour ce qui est de l’allégation de partialité, j’estime, compte tenu du manque d’éléments de preuve, que M. Ozcevik n’a pas démontré que la Commission avait l’esprit fermé et qu’elle n’était pas prête à se laisser convaincre. Je renvoie à la formulation par la juge Strickland du critère relatif à la crainte raisonnable de partialité. La voici : « à quelle conclusion arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique? Cette personne penserait‑elle probablement que le décideur, de manière consciente ou inconsciente, ne rendrait pas une décision juste? » : Sandhu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 889, au paragraphe 61, citant Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c Yukon (Procureur général), 2015 CSC 25. Selon une présomption réfutable, les membres de tribunaux agiront avec équité et impartialité. Les soupçons de partialité ne suffisent pas en soi; une probabilité réelle de partialité doit être démontrée (par la personne qui l’allègue) et le seuil à franchir pour conclure à une partialité réelle ou perçue est élevé. Le désaccord vigoureux de M. Ozcevik avec la décision de la Commission ne suffit pas en soi à franchir ce seuil élevé.

B. La décision de la Commission de ne pas statuer sur la plainte du demandeur au titre de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP était‑elle déraisonnable?

[22] Les décisions rendues par la Commission en application du paragraphe 41(1) de la Loi pour savoir si elle doit ou non statuer sur une plainte sont de nature discrétionnaire et elles ont généralement droit à un degré élevé de déférence : Konesavarathan, précitée, au paragraphe 19; Georgoulas c Canada (Procureur général), 2017 CF 446, au paragraphe 17. Lorsque la Commission décide de rejeter la plainte, la décision doit toutefois être soumise à un examen « plus poussé » : Keith c Canada (Service correctionnel), 2012 CAF 117, aux paragraphes 45 et 46; Première Nation Wagmatcook c Oleson, 2018 CF 77, au paragraphe 20. Ayant conclu que la Commission n’a pas manqué à l’équité procédurale, en ce que l’enquête qu’elle a menée à l’égard de la plainte de M. Ozcevik était suffisamment neutre et rigoureuse, j’estime par ailleurs que sa décision de ne pas la trancher n’était pas déraisonnable.

[23] Comme je l’ai déjà mentionné, le critère juridique permettant de déterminer si une plainte est frivole au sens du paragraphe 41(1) de la LCDP est le suivant : « compte tenu de la preuve, apparaît‑il manifeste et évident que la plainte est vouée à l’échec? » : Hérold, précitée, au paragraphe 35. Cette norme de preuve est peu exigeante, mais « il appartient à un plaignant de donner une version des faits qui soit propre à persuader la Commission qu’il existe un lien entre les actes reprochés et un motif de distinction illicite » : Georgoulas c Canada (Procureur général), 2017 CF 446 [Georgoulas], au paragraphe 23, citant Hartjes c Canada (Procureur général), 2008 CF 830, au paragraphe 23. Pour les besoins de mon analyse, les allégations factuelles de M. Ozcevik doivent être considérées comme véridiques : Konesavarathan, précitée, au paragraphe 33.

[24] M. Ozcevik n’a produit aucune preuve documentaire à l’appui de sa demande. Les seuls renseignements fournis étaient contenus dans sa plainte initiale et dans sa réponse au rapport fondé sur les articles 40 et 41, résumées toutes deux précédemment. À mon avis, il ressort clairement de la plainte initiale que le préjudice qu’il a prétendument subi en raison de la politique d’embauche de l’ARC découlait du fait qu’il n’était pas citoyen, et non de son origine nationale ou ethnique ou de sa race. Par ailleurs, toujours selon moi, le fait que des citoyens canadiens naturalisés peuvent aussi subir le même préjudice n’étaye guère son argument portant que la distinction est fondée sur l’origine nationale plutôt que sur la citoyenneté. En effet, une fois que les citoyens naturalisés acquièrent la citoyenneté canadienne, ils ne sont plus exposés aux effets préjudiciables de la politique d’embauche et ils sont traités de la même manière que les candidats qui sont citoyens canadiens de naissance ou par droit du sang.

[25] J’estime que la conclusion de la Commission selon laquelle la plainte de M. Ozcevik n’est liée à aucun motif de distinction illicite aux termes de la LCDP, et qu’elle est donc frivole, n’est pas déraisonnable dans les circonstances.

C. L’exclusion ou l’omission de la citoyenneté à titre de motif énuméré à l’article 3 de la LCDP est‑elle contraire à l’article 15 de la Charte? Le cas échéant, la justification de l’exclusion ou de l’omission peut‑elle se démontrer au sens de l’article premier de la Charte?

[26] Je note que M. Ozcevik a signifié et déposé l’avis de question constitutionnelle requis conformément à l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 et à l’article 69 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Aucun des 14 procureurs généraux signifiés n’a répondu ni pris position en l’espèce.

[27] Je conviens avec la défenderesse que le dossier de preuve en l’espèce est insuffisant pour pouvoir statuer sur les questions constitutionnelles que soulève M. Ozcevik. Il ne fait aucun doute que la « citoyenneté » a été reconnue comme un motif de distinction analogue à l’« origine nationale », l’un des motifs énumérés au paragraphe 15(1) de la Charte : Andrews c Law Society of British Columbia, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 RCS 143 [Andrews], à la page 183; Lavoie c Canada, 2002 CSC 23 [Lavoie], au paragraphe 41; Withler c Canada (Procureur général), 2011 CSC 12 (CanLII), [2011] 1 RCS 396 [Withler], aux paragraphes 33 et 34; Deegan c Canada (Procureur général), 2019 CF 960 (CanLII), [2020] 1 RCF 411, aux paragraphes 395 et 433 à 435. Il convient donc de souligner son absence de l’article 3 de la LCDP, surtout si l’on tient compte du fait que la citoyenneté figure parmi les motifs illicites ou les motifs de protection énumérés dans le Code des droits de la personne de l’Ontario et la Loi sur les droits de la personne du Nunavut. La situation n’est toutefois pas uniforme dans l’ensemble des provinces et des territoires.

[28] M. Ozcevik cite l’arrêt Vriend c Alberta, [1998] 1 RCS 493 [Vriend] dans lequel la Cour suprême a déterminé que le code des droits de la personne de l’Alberta avait une portée trop restreinte parce qu’il excluait l’orientation sexuelle comme motif analogue. Il soutient que le refus de la Commission de statuer sur sa plainte revient à reconnaître la portée trop restreinte de la LCDP, contraire à l’article 15 de la Charte.

[29] Cependant, je conviens avec la défenderesse que l’arrêt Vriend a été rendu dans un contexte factuel très différent. Par ailleurs, toutes les dispositions relatives aux droits de la personne ne doivent pas se conformer aux exigences de la Charte; « [l]a constitutionnalité d’une omission doit être évaluée en fonction des faits de chaque espèce, compte tenu de la nature de l’exclusion et de la loi en cause, ainsi que du contexte dans lequel cette dernière a été adoptée » : Vriend, précité, au paragraphe 106. M. Ozcevik n’a fourni en l’espèce aucun fondement en matière de contexte ou de preuve et comme je le notais plus tôt, les fondements factuels sont ténus.

[30] Les décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel ni être fondées sur des hypothèses non étayées, de peur qu’elles ne produisent des opinions mal motivées : Bekker c Canada, 2004 CAF 186 [Bekker], au paragraphe 12, citant MacKay c Manitoba, 1989 CanLII 26 (CSC), [1989] 2 RCS 357, aux pages 361 et 362. Comme on le fait remarquer dans le dernier arrêt à la page 361 : « Les faits pertinents présentés peuvent toucher une grande variété de domaines et traiter d’aspects scientifiques, sociaux, économiques et politiques [;] [i]l est souvent très utile pour les tribunaux de connaître l’opinion d’experts sur les répercussions futures de la loi contestée et le résultat des décisions possibles la concernant ».

[31] La Cour suprême a déjà refusé d’examiner une contestation fondée sur la Charte concernant la validité constitutionnelle de lois gouvernementales en l’absence d’un fondement factuel adéquat. Ce fondement nécessite à la fois les faits en litige (qui concernent les parties, c’est‑à‑dire qui a fait quoi, où, quand, comment et dans quelle intention) et les faits législatifs (qui établissent l’objet et l’historique de la loi, y compris son contexte social, économique et culturel) : Danson c Ontario (Procureur général), 1990 CanLII 93 (CSC), [1990] 2 RCS 1086 [Danson], à la page 1099. Bien que les faits législatifs soient considérés comme étant d’une nature plus générale, et donc les conditions de leur recevabilité sont moins sévères, les faits en litige sont plus précis et doivent être établis par des éléments de preuve recevables : Danson, précisé, à la page 1099.

[32] Par ailleurs, la Cour suprême a estimé que dans toutes les affaires de manquement allégué au paragraphe 15(1) de la Charte, la question première que se posera le tribunal sera de savoir si une atteinte à la dignité humaine a été démontrée, compte tenu des contextes historique, social, politique et juridique de la demande. Il incombe au demandeur de faire en sorte que la Cour soit bien informée de ce contexte : Law c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1999 CanLII 675 (CSC), [1999] 1 RCS 497, au paragraphe 83. Comme le notait la Cour dans ce même arrêt, toute allégation de discrimination fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte comporte trois éléments clés : une différence de traitement, un motif énuméré ou un motif analogue et la présence de discrimination réelle, comprenant des facteurs comme les préjugés, les stéréotypes et les désavantages. « [P]our déterminer si chacun de ces éléments se retrouve dans une affaire donnée, il est d’une importance capitale de toujours tenir compte de l’ensemble des contextes social, politique et juridique dans lesquels l’allégation est formulée » : Law, précité, au paragraphe 30. J’estime qu’une telle réflexion téléologique ne peut survenir en l’absence d’un dossier de preuve adéquat.

[33] Comme je l’ai déjà fait remarquer, les allégations factuelles de M. Ozcevik doivent être considérées comme véridiques pour déterminer si une plainte est frivole au sens du paragraphe 41(1) de la LCDP. Cela dit, à mon avis, les faits en litige sont complètement absents et les faits législatifs insuffisants pour trancher une contestation fondée sur la Charte qui vise la portée prétendument trop restreinte des motifs de distinction illicite prévus au paragraphe 3(1) de la LCDP.

[34] Par exemple, bien que la portée prétendument trop restreinte de la LCDP soit en cause, la genèse de la présente affaire concerne la politique d’embauche de l’ARC adoptée en vertu de sa « compétence exclusive pour nommer le personnel qu’elle estime nécessaire à l’exercice de ses activités » suivant le paragraphe 53(1) de la Loi sur l’Agence du revenu du Canada, LC 1999, c 17. En outre, même si, comme le fait remarquer M. Ozcevik, le paragraphe 39(1) de la LEFP ne s’applique pas à l’ARC, la constitutionnalité de cette dernière disposition a été examinée dans l’arrêt Lavoie. La Cour a estimé qu’elle portait atteinte au paragraphe 15(1) de la Charte, mais a conclu en fin de compte que l’atteinte pouvait se justifier au regard de l’article premier.

[35] Ces exemples font ressortir la nécessité de présenter un dossier de preuve plus complet pour que les questions constitutionnelles soulevées par M. Ozcevik en l’espèce soient examinées dans leur contexte. De plus, j’estime que les lacunes en matière de preuve mettent en doute le caractère suffisant de l’avis de question constitutionnelle : Bekker, précité, au paragraphe 9.

[36] Je conclus que l’absence d’un dossier de preuve étoffé rend les arguments de M. Ozcevik abstraits et théoriques et empêche la Cour de se prononcer de manière définitive sur les questions constitutionnelles qu’il soulève : Lessard‑Gauvin c Canada (Procureur général), 2018 CF 808, au paragraphe 19. Cela est particulièrement vrai dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire qui est par nature de portée limitée et dépendante des faits.

VI. Conclusion

[37] Par conséquent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Je ne suis pas convaincue que la Commission ait agi de manière inéquitable sur le plan procédural ni que sa décision en l’espèce soit déraisonnable. Par ailleurs, la preuve à même de fonder une contestation constitutionnelle de la validité du paragraphe 3(1) de la LCDP aux termes de l’article 15 de la Charte est insuffisante.

[38] La défenderesse a droit à ses dépens de 1 000 $, y compris les débours, payables par le demandeur. Par souci de clarté, cette somme vient s’ajouter aux dépens de 350 $ adjugés à la défenderesse par la protonotaire Molgat relativement au rejet de la requête tardive présentée par le demandeur en vue d’obtenir l’autorisation de présenter des éléments de preuve constitués d’un article et de la transcription d’une déclaration du premier ministre en septembre 2019 concernant la discriminatoire systémique au Canada.


JUGEMENT dans le dossier T‑133‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. La défenderesse a droit à ses dépens de 1 000 $, y compris les débours, payables par le demandeur, en plus des dépens de 350 $ qui lui ont été adjugés par la protonotaire Molgat à l’égard de la requête infructueuse par laquelle le demandeur avait tenté d’obtenir l’autorisation de présenter des éléments de preuve.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Isabelle Mathieu


Annexe A – Dispositions pertinentes

Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22, articles 12 et 13

Préférence aux anciens combattants et aux citoyens canadiens

Preference to veterans and Canadian citizens

39 (1) Dans le cadre d’un processus de nomination externe annoncé, les personnes ci‑après sont, sous réserve des priorités établies en vertu de l’alinéa 22(2)a) ou des articles 39.1, 40 et 41, nommées avant les autres candidats, dans l’ordre indiqué, pourvu que, selon la Commission, elles possèdent les qualifications essentielles visées à l’alinéa 30(2)a) :

39 (1) In an advertised external appointment process, subject to any priorities established under paragraph 22(2)(a) and by sections 39.1, 40 and 41, any of the following who, in the Commission’s opinion, meet the essential qualifications referred to in paragraph 30(2)(a) shall be appointed ahead of other candidates, in the following order:

a) les pensionnés de guerre, au sens de l’annexe;

(a) a person who is in receipt of a pension by reason of war service, within the meaning of the schedule;

b) les anciens combattants, au sens de l’annexe, ou les survivants des anciens combattants, au sens de l’annexe;

(b) a veteran or a survivor of a veteran, within the meaning of the schedule; and

c) les citoyens canadiens au sens de la Loi sur la citoyenneté, dans les cas où une personne qui n’est pas citoyen canadien est aussi candidat.

(c) a Canadian citizen, within the meaning of the Citizenship Act, in any case where a person who is not a Canadian citizen is also a candidate.

Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6

Motifs de distinction illicite

Prohibited grounds of discrimination

3 (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité ou l’expression de genre, l’état matrimonial, la situation de famille, les caractéristiques génétiques, l’état de personne graciée ou la déficience.

3 (1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, gender identity or expression, marital status, family status, genetic characteristics, disability and conviction for an offence for which a pardon has been granted or in respect of which a record suspension has been ordered.

Emploi

Employment

7 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

7 It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

[EN BLANC]

on a prohibited ground of discrimination.

Demandes d’emploi, publicité

Employment applications, advertisements

8 Constitue un acte discriminatoire, quand y sont exprimées ou suggérées des restrictions, conditions ou préférences fondées sur un motif de distinction illicite :

8 It is a discriminatory practice

a) l’utilisation ou la diffusion d’un formulaire de demande d’emploi;

(a) to use or circulate any form of application for employment, or

b) la publication d’une annonce ou la tenue d’une enquête, oralement ou par écrit, au sujet d’un emploi présent ou éventuel.

(b) in connection with employment or prospective employment, to publish any advertisement or to make any written or oral inquiry

[EN BLANC]

that expresses or implies any limitation, specification or preference based on a prohibited ground of discrimination.

Lignes de conduite discriminatoires

Discriminatory policy or practice

10 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

10 It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

(a) to establish or pursue a policy or practice, or

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.

(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment,

[EN BLANC]

that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.

Irrecevabilité

Commission to deal with complaint

41 (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants :

41 (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

(b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act;

c) la plainte n’est pas de sa compétence;

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑133‑19

 

INTITULÉ :

OZKAN OZCEVIK c L’AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 août 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge FUHRER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 janvier 2021

 

COMPARUTIONS :

Ozkan Ozcevik

 

pour le demandeur

(EN SON PROPRE NOM)

 

Taylor Andreas

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour la défenderesse

 

 

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