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Date : 20210129


Dossier : T‑154‑21

Référence : 2021 CF 96

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 janvier 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

GERALD FELIX MCDONALD ET MARK PACQUETTE, EN LEUR QUALITÉ DE CANDIDATS ET D’ÉLECTEURS DE LA PREMIÈRE NATION DÉNÉSULINE DE FOND‑DU‑LAC

demandeurs

ET

LA PREMIÈRE NATION DÉNÉSULINE DE FOND‑DU‑LAC, REPRÉSENTÉE PAR L’ANCIEN CHEF LOUIE MERCREDI, ET LES CONSEILLERS WILLIE JOHN LAURENT, JAKE MERCREDI, RONNIE AUGIER, SUSANNE « SABRINA » FERN, ANDREW ISADORE ET FREDERIC MARTIN; ET DEREK MACDONALD, EN SA QUALITÉ DE PRÉSIDENT D’ÉLECTION, ET JULES LIDGUERRE, EN SA QUALITÉ DE PRÉSIDENT D’ÉLECTION ADJOINT

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Notre Cour est saisie d’une requête des demandeurs, M. McDonald et M. Pacquette, en vue d’obtenir une injonction provisoire pour empêcher la tenue de l’élection du conseil de la Première Nation dénésuline de Fond‑du‑Lac, initialement prévue aujourd’hui.

[2] Dans les présents motifs, je résume les faits qui ont donné lieu à la requête et les événements qui ont eu lieu après le dépôt de la requête. J’explique ensuite pourquoi je rejette la requête et quelles seront les prochaines étapes.

I. Les faits

[3] La Première Nation dénésuline de Fond‑du‑Lac [Fond‑du‑Lac] doit tenir l’élection de son conseil conformément à sa loi électorale, parfois décrite comme un « code coutumier ». Des élections doivent avoir lieu tous les trois ans, au mois de septembre. La loi électorale fixe les règles et les échéanciers relatifs à chacune des étapes du processus, notamment la nomination d’un président d’élection, l’assemblée de mise en candidature, le scrutin par anticipation et le jour du scrutin. Elle prévoit également la nomination d’un comité d’appel chargé d’entendre les plaintes concernant le déroulement des élections.

[4] Ce n’est pas la première fois qu’une élection à Fond‑du‑Lac donne lieu à un litige. Le résultat de l’élection de 2017 a été contesté devant le Comité d’appel. Dans la décision Mercredi c Première Nation dénésuline de Fond‑du‑Lac, 2018 CF 1272 [Mercredi], mon collègue le juge Paul Favel a conclu que le Comité d’appel n’avait pas été régulièrement constitué. Il a donc annulé la décision du Comité d’appel et a renvoyé l’affaire à un nouveau Comité d’appel sélectionné dans le cadre d’une assemblée extraordinaire des membres de la Première Nation. La Cour d’appel fédérale a maintenu l’ordonnance du juge Favel : Première Nation Denesuline de Fond du Lac c Mercredi, 2020 CAF 59. Je ne dispose pas de renseignements permettant de savoir si d’autres démarches ont été entreprises concernant la contestation de l’élection de 2017.

[5] L’élection suivante devait avoir lieu en septembre 2020. Les demandeurs ont présenté une preuve démontrant que le processus prévu dans la loi électorale n’a pas été suivi rigoureusement. Ainsi, l’élection devait initialement se tenir le 16 octobre 2020, plutôt qu’au mois de septembre, ce qui a soulevé des questions quant à l’expiration du mandat du chef et des conseillers. Des démarches ont été effectuées en vue de la tenue d’une élection à cette date. Cependant, il semble que le conseil ait adopté une résolution le 15 septembre, reportant l’élection au 19 novembre. M. McDonald, l’un des demandeurs, a été mis en candidature au poste de chef, bien que la date de l’assemblée de mise en candidature soit imprécise.

[6] Le 9 novembre, compte tenu de l’évolution de la pandémie de COVID‑19, le conseil des aînés de Fond‑du‑Lac a publié un avis demandant au conseil de la Première Nation de reporter l’élection [traduction] « à une date ultérieure, au plus tard dans six mois, jusqu’à ce qu’elle puisse avoir lieu en toute sécurité ». Il semble que deux jours plus tard, soit le 11 novembre, le conseil ait adopté une résolution prolongeant son mandat jusqu’au 1er avril 2021, bien que les demandeurs n’aient pas fourni de copie de cette résolution.

[7] Au début du mois de janvier 2021, le président d’élection adjoint a avisé M. McDonald que l’élection aurait lieu à la fin du mois de janvier. Le 15 janvier, un avis a annoncé que l’élection aurait lieu le 29 janvier, et le scrutin par anticipation, le 22 et le 26 janvier. Une liste de candidats a également été diffusée. Le nom de M. McDonald figure sur la liste des candidats au poste de chef. Le nom de M. Pacquette, l’autre demandeur, figure sur la liste des candidats au poste de conseiller.

II. La présente requête

[8] Les demandeurs ont déposé la présente requête le vendredi 22 janvier 2021, vers 15 h, en vue d’obtenir une injonction provisoire ex parte. Ils allèguent des irrégularités dans le processus électoral, notamment en ce qui concerne la nomination du président d’élection et du Comité d’appel, l’admissibilité de certains candidats et le non‑respect des échéanciers fixés dans la loi électorale. En particulier, ils sont très critiques à l’égard des reports répétés de l’élection.

[9] Invoquant les règles 372 et 374 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, les demandeurs sollicitent des ordonnances provisoires en vue de reporter l’élection et d’empêcher le chef et les conseillers d’exercer leurs fonctions. Bien qu’ils n’aient pas encore déposé de demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, ils ont annoncé leur intention de demander une ordonnance exigeant le strict respect de la loi électorale et la surveillance de l’élection par la Cour.

[10] La règle 374 établit qu’une injonction provisoire peut être accordée sur requête ex parte lorsque le juge estime, en cas d’urgence, qu’aucun avis n’a pu être donné à l’autre partie. Il s’agit d’une exception limitée au principe selon lequel les deux parties doivent avoir la possibilité de s’exprimer, énoncé dans la maxime latine audi alteram partem. Cette exception s’applique uniquement en cas d’impossibilité réelle.

[11] Dès réception de la requête des demandeurs le 22 janvier, j’ai conclu qu’il n’y avait pas d’urgence justifiant une ordonnance ex parte, principalement parce qu’il restait une semaine avant le jour de l’élection. Pour cette raison, j’ai ordonné aux demandeurs de donner un avis aux défendeurs. Les défendeurs ont reçu un avis par courrier électronique le 27 janvier. J’ai ordonné la tenue d’une audience par visioconférence le 28 janvier. Le greffe a avisé les défendeurs et leur a donné des instructions pour se joindre à la conférence.

[12] Aucun des défendeurs n’a participé à l’audience. Après l’audience, M. MacDonald et M. Lidguerre, qui sont respectivement président d’élection et président d’élection adjoint, ont appelé le greffe pour indiquer qu’ils avaient tenté de se joindre à la visioconférence une dizaine de minutes après son début. Cependant, après le début d’une audience, l’agent du greffe doit verrouiller la visioconférence et il n’est plus possible de s’y joindre. En tout état de cause, M. MacDonald et M. Lidguerre ont indiqué qu’ils voulaient seulement observer l’audience, sans y présenter d’observations.

[13] À l’ouverture de l’audience, l’avocate des demandeurs m’a informé qu’un changement important était survenu. Après le dépôt de la requête le 22 janvier, il semble qu’un avis ait été diffusé dans la communauté, reportant l’élection de deux semaines supplémentaires.

III. Le critère de délivrance d’une injonction provisoire n’est pas satisfait

[14] La règle 374 permet d’émettre une injonction provisoire sur requête ex parte « lorsque le juge estime, […] en cas d’urgence, qu’aucun avis n’a pu être donné ». Étant donné le report de l’élection de deux semaines supplémentaires, l’affaire n’est plus urgente. Je suis également loin d’être convaincu qu’aucun avis n’a pu être donné.

[15] En outre, la Cour ne peut accorder une injonction provisoire que si le demandeur satisfait au critère à trois volets bien connu énoncé dans des décisions comme RJR‑Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, et R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196.

[16] En examinant le premier volet du critère, à savoir s’il existe une question sérieuse à juger, nous devons tenir compte de la doctrine de la prématurité ou de l’épuisement des recours : Newbould c Canada (Procureur général), 2017 CAF 106, au paragraphe 24, [2018] 1 RCF 590. En résumé, lorsque la législation établit un processus de recours en cas de grief, la règle est que les demandeurs doivent épuiser tous les recours avant de se présenter devant les tribunaux. S’ils ne le font pas, on dit que leur demande est prématurée. Dans l’affaire Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8, la Cour d’appel fédérale a récemment réitéré que nous ne devrions pas entendre une affaire lorsqu’il existe une autre voie de recours, sauf dans des circonstances vraiment exceptionnelles.

[17] Il est particulièrement important de respecter cette règle dans les affaires liées à la gouvernance des Premières Nations. Comme je l’ai souligné dans la décision Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732, au paragraphe 19, [2019] 4 RCF 217, la prise de décisions est une composante de l’autonomie gouvernementale. En l’espèce, la loi électorale offre une voie de recours aux demandeurs. Elle met sur pied un comité d’appel qui peut entendre les plaintes relatives au non-respect de la procédure prévue par la loi électorale ou à l’inéligibilité d’un candidat. La plupart des plaintes des demandeurs relèvent directement de la compétence du Comité d’appel. Ils ne doivent pas demander à notre Cour d’exercer prématurément une fonction attribuée au Comité d’appel.

[18] En effet, comme l’a déclaré le juge Favel dans la décision Mercredi, au paragraphe 56 :

La Cour a reconnu à plusieurs reprises sa volonté de trouver la manière la moins intrusive de traiter les questions se rattachant aux élections, par respect pour les efforts qu’ont déployés la Première Nation et ses membres pour promulguer des règles régissant leurs processus électoraux […].

[19] Bien entendu, la mise en œuvre de ce principe dépend de l’engagement de la communauté à suivre son propre processus. Le récent report de l’élection soulève des doutes à cet égard. Si cela devait se reproduire, la Cour pourrait envisager les mesures plus intrusives suggérées par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Mercredi. Comme je l’ai mentionné dans la décision Thomas c Première nation One Arrow, 2019 CF 1663, aux paragraphes 15, 16 et 21, lorsque la procédure d’appel d’une Première nation est devenue inefficace, notre Cour interviendra.

[20] Il existe une autre raison de refuser l’ordonnance sollicitée par les demandeurs. Pour obtenir une injonction interlocutoire, les demandeurs doivent également prouver qu’ils subiront un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée. Or, il n’y a pas de préjudice irréparable en l’espèce, car un recours devant le Comité d’appel donnera aux demandeurs la possibilité d’exposer leurs griefs et d’obtenir une réparation, le cas échéant : Awashish c Conseil des Atikamekw d’Opitciwan, 2019 CF 1131, aux paragraphes 36 à 38; Jean c Première Nation de Swan River, 2019 CF 804, aux paragraphes 20 et 21. Je constate que la situation en l’espèce est différente de celles qui ont donné lieu aux affaires Buffalo c Rabbit, 2011 CF 420, et Perry c Premières nations de Cold Lake, 2016 CF 1081, citées par les demandeurs.

IV. Les prochaines étapes

[21] Il en résulte que l’élection doit avoir lieu et que tout grief concernant le déroulement de l’élection doit être soumis au Comité d’appel.

[22] Cependant, lors de l’audition de la présente requête, l’avocate des demandeurs a mentionné que les membres du Comité d’appel n’avaient pas été nommés, une situation qui rappelle celle qui s’est produite il y a trois ans et qui a conduit à la décision du juge Favel dans l’affaire Mercredi. Si cela est exact, la situation constituerait un obstacle grave à l’application régulière du processus établi par la communauté.

[23] Étant donné le peu d’information dans le dossier à l’heure actuelle, je ne suis pas en mesure d’ordonner une quelconque réparation à cet égard. Toutefois, les demandeurs, s’ils le désirent, peuvent réorienter leur demande afin d’obtenir des réparations visant à garantir le bon fonctionnement de la procédure d’appel prévue par la loi électorale. Je rendrai des ordonnances visant à accélérer l’affaire, afin d’éviter des retards semblables à ceux qui ont entaché les contestations de l’élection de 2017.


ORDONNANCE dans le dossier T‑154‑21

LA COUR ORDONNE que :

1. La requête en injonction provisoire des demandeurs est rejetée, sans dépens.

2. Les demandeurs disposent d’un délai de 15 jours pour déposer leur demande de contrôle judiciaire sous‑jacente.

3. Conformément à la règle 384, la demande de contrôle judiciaire, une fois déposée, se poursuivra à titre d’instance à gestion spéciale.

4. L’affaire est renvoyée au juge en chef pour la nomination du juge responsable de la gestion de l’instance.

« Sébastien Grammond »

Juge

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T‑154‑21

 

INTITULÉ :

GERALD FELIX MCDONALD ET MARK PACQUETTE, EN LEUR QUALITÉ DE CANDIDATS ET D’ÉLECTEURS DE LA PREMIÈRE NATION DÉNÉSULINE DE FOND‑DU‑LAC c LA PREMIÈRE NATION DÉNÉSULINE DE FOND‑DU‑LAC, REPRÉSENTÉE PAR L’ANCIEN CHEF LOUIE MERCREDI, ET LES CONSEILLERS WILLIE JOHN LAURENT, JAKE MERCREDI, RONNIE AUGIER, SUSANNE « SABRINA » FERN, ANDREW ISADORE ET FREDERIC MARTIN; ET DEREK MACDONALD, EN SA QUALITÉ DE PRÉSIDENT D’ÉLECTION, ET JULES LIDGUERRE, EN SA QUALITÉ DE PRÉSIDENT D’ÉLECTION ADJOINT

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par VISIOCONFÉRENCE ENTRE Ottawa (Ontario) ET sASKATOON (sASKATCHEWAN)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 28 janvier 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

le juge GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 29 JANVIER 2021

COMPARUTIONS :

Alisa R. Lombard

POUR LES DEMANDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Semaganis Worme Lombard

Avocats

Saskatoon (Saskatchewan)

POUr LES DEMANDEURS

 

 

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