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Date : 20201230

Dossier : T‑1046‑19

Référence : 2020 CF 1159

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 30 décembre 2020

En présence de monsieur le juge A.D. Little

ENTRE :

DOMENICO MELECA

 

demandeur

 

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les présents motifs concernent une demande de contrôle judiciaire présentée par M. Domenico Meleca relativement à ses impôts. M. Meleca a demandé à l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) la remise de toutes ses dettes fiscales. L’ARC a conclu que la situation de M. Meleca ne justifiait pas la remise.

[2] M. Meleca a présenté une demande de contrôle judiciaire à la Cour. Il a demandé à la Cour d’ordonner à l’ARC d’effectuer un [traduction] « examen complet » des sommes dues pour les années d’imposition 2001, 2002, 2009, 2010 et 2012. Il a également imploré la Cour de rendre une ordonnance de [traduction] « retrait et de suspension de tous les intérêts et pénalités » pour les mêmes années d’imposition. Il a affirmé que l’ARC n’a jamais examiné tous ses documents justificatifs – certaines factures qu’il avait payées et qui, selon lui, sont des dépenses d’entreprise – pour ces années d’imposition, qu’elle a refusé de le faire, et qu’elle a conclu à tort qu’il avait tardé à produire les documents justificatifs. Il a déposé les documents justificatifs lors de la présente demande à la Cour.

[3] M. Meleca s’est présenté devant la Cour en personne, sans avocat, mais accompagné de son fils, dont l’aide et les observations ont été très utiles au demandeur et à la Cour.

Sommaire de la décision

[4] Je vais d’abord m’adresser à M. Meleca pour expliquer ma décision.

[5] Monsieur, vous vous souviendrez peut‑être que, lorsque nous étions dans la salle d’audience, nous avons parlé un peu du mandat de la Cour fédérale, comparativement au mandat de la Cour canadienne de l’impôt. Les deux cours ont des fonctions différentes. Comme je l’ai dit à ce moment‑là, malheureusement, la Cour fédérale n’a pas le pouvoir d’ordonner à l’ARC d’effectuer un [traduction] « examen complet » de vos cotisations fiscales ou d’examiner les factures et de décider s’il s’agit de dépenses appropriées. À l’heure actuelle, le travail de la Cour fédérale consiste seulement à examiner la décision prise par l’ARC au sujet de votre demande de remise de vos dettes fiscales.

[6] L’ARC a décidé de ne pas recommander la remise de vos dettes fiscales. La loi ne me permet pas d’annuler la décision de l’ARC et de rendre une nouvelle décision. Je n’ai le droit d’annuler la décision de l’ARC que si elle est [traduction] « déraisonnable ».

[7] Dans des affaires antérieures, la Cour suprême du Canada, la Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont décrit ce qui rend une décision [traduction] « déraisonnable ». Parmi ces affaires antérieures, on retrouve des affaires semblables à la vôtre, dans lesquelles on contestait la décision de l’ARC de ne pas recommander la remise de dettes fiscales.

[8] J’ai lu attentivement la lettre que votre représentant, M. Filippazzo, a envoyée à l’ARC le 9 septembre 2015 pour demander un décret de remise pour toutes vos dettes fiscales. J’ai également lu attentivement la décision de l’ARC et les motifs présentés dans la lettre datée du 24 mai 2019 et envoyée par l’ARC à M. Filippazzo. J’ai examiné les lois et les décisions antérieures des tribunaux qui s’appliquent à votre affaire. J’ai lu vos arguments écrits et ceux de l’avocat du procureur général. J’ai aussi écouté attentivement ce que vous et votre fils m’avez dit durant l’audience, notamment au sujet de votre santé et de la situation financière et personnelle de votre famille – les difficultés auxquelles vous faites face. J’ai aussi écouté ce que l’avocat du procureur général a dit pendant l’audience.

[9] Après avoir réfléchi à tout cela, j’ai conclu que la décision de l’ARC était raisonnable. La loi confère à l’ARC un grand pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle prend ce genre de décision de recommander ou non la remise de dettes fiscales. L’ARC dispose aussi d’un guide écrit qui décrit les situations dans lesquelles elle recommandera une remise de dette fiscale, afin de s’assurer que les décisions en matière de remise sont prises de façon aussi uniforme et équitable que possible. Il n’est pas très fréquent que l’ARC recommande de renoncer à sa créance fiscale. Dans sa lettre du 24 mai 2019, l’ARC a expliqué pourquoi elle avait décidé de ne pas recommander la remise de la dette fiscale dans votre dossier. L’ARC a tenu compte de votre situation particulière, de ce que M. Filippazzo leur a dit en votre nom et des renseignements qui se trouvaient dans leurs dossiers. Elle a également suivi son guide sur les remises lorsqu’elle a pris sa décision.

[10] Compte tenu de tout cela, j’ai conclu que la décision de l’ARC était raisonnable et conforme à la loi. Par conséquent, bien que je sois conscient des problèmes de santé et de finances auxquels vous et votre famille êtes confrontés, et que j’y sois sensible, je ne peux pas annuler la décision de l’ARC comme vous l’avez demandé.

[11] Je vais maintenant expliquer plus en détail les motifs du rejet de la présente demande.

I. Les faits à l’origine de la présente demande

[12] M. Meleca est électricien. Il est âgé de 71 ans et vit à Etobicoke en Ontario. De temps à autre, il exploite une entreprise à propriétaire unique connue sous le nom de Tilden Electric.

[13] L’ARC tient, en ce qui a trait à M. Meleca, un compte personnel (T1) et un compte de taxe sur les produits et services/taxe de vente harmonisée (TPS/TVH) pour son entreprise à propriétaire unique.

[14] Les dettes fiscales de M. Meleca se répartissent dans les deux comptes. Ses obligations fiscales liées à son compte T1 découlent de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl) (la LIR) et ses obligations au titre de la TPS/TVH découlent de la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E‑15. Au moment pertinent, la dette fiscale liée au compte T1 de M. Meleca était d’environ 17 600 $ et concernait des obligations impayées pour les années d’imposition 2001, 2002, 2009, 2010 et 2012. Sa dette au titre de la TPS/TVH s’élevait à environ 29 200 $ et concernait des obligations impayées pour la période du 1er mars 2008 au 31 décembre 2010, les périodes de déclaration se terminant le 31 décembre 2012 et le 31 décembre 2013 [1] .

[15] M. Meleca soulève que, depuis 2005, il n’a pas d’argent pour payer ses dettes à l’ARC. Par l’entremise de M. Filippazzo, il a contesté et interjeté appel des décisions et des cotisations liées aux deux comptes de l’ARC, et il a demandé un allègement des intérêts et des pénalités, le tout avec un certain succès dans la réduction des montants dus.

[16] L’ARC a également procédé à des vérifications fiscales entourant M. Meleca. L’ARC a vérifié son compte T1 en 2005 (pour les années d’imposition 2001 et 2002) et en 2013 (pour les années d’imposition 2009 et 2010). L’ARC a également vérifié son compte de TPS/TVH en 2005 (pour la période du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2002) et en 2011 (pour la période du 1er janvier 2008 au 31 décembre 2010).

[17] Dans une lettre datée du 9 septembre 2015, le représentant de M. Meleca et ami proche de sa famille, M. Carl Filippazzo, a écrit à l’ARC pour demander un décret de remise pour toutes les dettes fiscales de M. Meleca. La lettre expliquait que M. Meleca, âgé de 66 ans à l’époque, et sa famille avaient connu des difficultés financières et de santé, notamment la triste perte de leur fils en 1992, les problèmes de cœur et d’autres problèmes de santé plus récents de M. Meleca, ainsi que de graves problèmes de santé dont Mme Meleca avait alors récemment souffert. Cette lettre mentionnait que le revenu de la famille était [traduction] « extrêmement peu élevé » et faisait référence à une lettre antérieure dans laquelle M. Filippazzo avait informé l’ARC que M. Meleca ne pouvait pas faire ses paiements d’impôt.

[18] La lettre de M. Filippazzo faisait également référence aux [traduction] « nombreuses » vérifications que l’ARC avait effectuées à l’égard de M. Meleca et au fait qu’un vérificateur de l’ARC avait attribué par erreur des fonds à son compte d’entreprise en raison de deux chèques d’assurance déposés dans le compte bancaire de M. Meleca, dont l’un était pour des dommages à la maison de M. Meleca causés par l’eau.

[19] L’ARC a répondu à la demande de remise dans une lettre datée du 24 mai 2019. La lettre de l’ARC mentionnait qu’elle avait décidé de ne pas recommander la remise des dettes fiscales de M. Meleca.

[20] Le 29 juin 2019, M. Meleca a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’ARC.

II. Remise de taxes au titre de l’article 23 de la Loi sur la gestion des finances publiques

[21] L’article 23 de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F‑11 (la LGFP) permet au gouverneur en conseil, sur recommandation du ministre compétent, d’accorder un allègement complet ou partiel de toute taxe, pénalité ou autre dette, ainsi que des intérêts afférents, dans les rares cas où il serait justifié d’accorder un allègement, mais que cela ne peut pas être fait en vertu des lois actuelles : Fink c Canada (Procureur général), 2018 CF 936 au para 12, conf par 2019 CAF 276. La remise d’impôt est une mesure extraordinaire : Fink c Canada (Procureur général), 2019 CAF 276 (Fink CAF) au para 1; Escape Trailer Industries c Canada (Procureur général), 2020 CAF 54 au para 32; Matthew c Canada (Procureur général), 2017 CF 538 au para 5.

[22] Le paragraphe 23(2) de la LGFP est ainsi rédigé :

Remise de taxes ou de pénalités

(2) Sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut faire remise de toutes taxes ou pénalités, ainsi que des intérêts afférents, s’il estime que leur perception ou leur exécution forcée est déraisonnable ou injuste ou que, d’une façon générale, l’intérêt public justifie la remise.

[23] La décision du ministre de recommander une remise au titre du paragraphe 23(2) est un pouvoir discrétionnaire : Escape Trailer Industries aux para 3 et 20; Internorth Ltd. c Canada (Revenu national), 2019 CF 574 au para 41. La LGFP confère ce pouvoir discrétionnaire dans des termes larges, axés sur des politiques. Le pouvoir discrétionnaire peut être exercé par un ministre ou son représentant dans le cadre d’un processus décisionnel pouvant mener à l’octroi d’un allègement fiscal spécial par le gouverneur en conseil. Par conséquent, la Cour ne procède habituellement pas à une nouvelle pondération des facteurs pertinents à la décision : Première nation Waycobah c Canada (Procureur général), 2011 CAF 191 au para 19.

[24] Dans Première nation Waycobah, le juge Nadon a décrit les expressions « déraisonnable ou injuste » ou « d’une façon générale, l’intérêt public justifie la remise » employées au paragraphe 23(2) comme des « termes très larges » qui permettent au ministre de prendre en considération « l’effet général qu’aurait une remise, y compris – par exemple – l’intérêt public à l’égard de l’intégrité du système fiscal, de sa bonne administration et de l’équité à l’égard des autres contribuables. Le décideur doit considérer les intérêts divergents pour déterminer si, à la lumière des faits particuliers, la perception de la taxe serait déraisonnable, injuste ou contraire à l’intérêt public » : au para 18.

[25] L’ARC a publié en octobre 2014 un guide sur les remises, que le défendeur a déposé au dossier. Le guide énonce des lignes directrices qui, si elles ne sont pas contraignantes, encadrent néanmoins l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 23(2) : Escape Trailer Industries au para 3. Le guide sur les remises est conçu pour aider les fonctionnaires de l’ARC à trancher la question de savoir si la perception d’un impôt ou l’application d’une pénalité est déraisonnable ou injuste, ou si, d’une façon générale, l’intérêt public justifie la remise. Le guide traite également de la possibilité, pour les fonctionnaires de l’ARC, de préparer un rapport interne et une recommandation lors de l’examen d’une demande de remise présentée par un contribuable (aux pages 6 et 7).

[26] Selon le guide sur les remises, chaque demande de remise est examinée selon son bien‑fondé, en fonction de quatre caractéristiques communes aux affaires antérieures. Les caractéristiques suivantes, énoncées à la section III du guide sur les remises, peuvent appuyer une recommandation de remise :

  • situation extrêmement difficile;

  • difficultés financières associées à des circonstances atténuantes;

  • mesure incorrecte ou conseil erroné des fonctionnaires de l’ARC;

  • résultats non voulus découlant des dispositions législatives.

[27] Le guide sur les remises décrit ces quatre caractéristiques en détail, avec des exemples, aux pages 9 à 15. Les quatre caractéristiques ne sont pas exhaustives, comme le mentionne le guide sur les remises à la page 9 :

Ces lignes directrices fournissent un cadre dans lequel une remise peut être recommandée. Il ne faut toutefois pas perdre de vue qu’elles ne traitent pas de toutes les situations; d’autres motifs pourraient être tout aussi valables pour étayer une recommandation positive. Il est primordial de faire preuve de discernement en toutes circonstances et de tenir compte de tous les facteurs pertinents, p. ex. les antécédents d’une personne en matière d’observation de la loi, sa crédibilité, sa situation, son âge, son état de santé.

Voir aussi Première Nation de Waycobah au para 28.

III. La norme de contrôle

[28] Dans le cadre d’un contrôle judiciaire d’une décision de l’ARC de ne pas recommander un décret de remise au titre du paragraphe 23(2) de la LGFP, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable : Escape Trailer Industries au para 13; Fink CAF au para 4; Première Nation Waycobah au para 12.

[29] La Cour suprême du Canada a décrit en détail la norme de la décision raisonnable dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. L’examen du caractère raisonnable est axé sur la décision prise par le décideur, y compris le processus de raisonnement (c.‑à‑d. la justification) qui a mené à la décision et à l’issue : Vavilov aux para 83 et 86; Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6, au para 12.

[30] C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov aux para 75 et 100. Les motifs fournis par le décideur constituent le point de départ : Vavilov au para 84. La cour de révision doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle, en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur : Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 31; Vavilov, aux para 91‑96, 97 et 103.

[31] Lorsqu’elle procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour se demande si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci : Vavilov au para 99.

[32] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a conclu que pour intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » à un point tel qu’elle ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure ». Le problème doit être suffisamment capital ou important pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov au para 100.

[33] La cour de révision ne détermine pas comment elle aurait tranché une question en fonction de la preuve, et n’apprécie pas non plus à nouveau la preuve sur le fond : Vavilov aux para 75, 83, 125 et 126; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, aux para 59, 61 et 64.

[34] La Cour d’appel fédérale a récemment confirmé que les décisions relatives aux remises au titre de la LGFP sont hautement discrétionnaires et commandent une grande retenue lors d’un contrôle judiciaire : Fink CAF au para 1; Escape Trailer Industries au para 32; voir aussi Internorth aux para 10 et 41.

[35] Dans ses deux plus récentes décisions, la Cour d’appel fédérale a utilisé les caractéristiques décrites dans le guide sur les remises de l’ARC pour évaluer le caractère raisonnable d’une décision de recommandation prise au titre du paragraphe 23(2) de la LGFP : Escape Trailer Industries aux para 15 à 23, 24 à 29 et 32; Fink CAF au para 9. La présente Cour l’a elle aussi fait dans les décisions Internorth, particulièrement aux para 24 et 39; Matthew, particulièrement aux para 20 et 27, et Boivin c Canada (Procureur général), 2019 CF 210 aux para 21, 27 et 34.

IV. Analyse

[36] Comme le prévoit l’arrêt Vavilov, la décision de l’ARC est le point de départ de l’analyse.

La décision de l’ARC de ne pas recommander la remise pour M. Meleca

[37] Comme il a déjà été mentionné, dans une lettre datée du 24 mai 2019, l’ARC a avisé le représentant de M. Meleca qu’elle avait décidé de ne pas recommander la remise des dettes fiscales de M. Meleca.

[38] Avant l’envoi de la lettre, un représentant de l’ARC a préparé une note de service interne de 9 pages (plus les annexes) à l’intention du Comité de l’administration centrale sur les remises de l’ARC, datée du 16 avril 2019. La note de service analysait la demande de remise de M. Meleca. Elle décrivait en détail le fondement de sa demande et l’historique de ses deux comptes auprès de l’ARC. Elle relevait les quatre caractéristiques du guide sur les remises et analysait en détail deux d’entre elles, soit les difficultés financières assorties de circonstances atténuantes et les difficultés excessives. La note de service ne recommandait pas la remise, parce qu’il n’y avait pas de circonstances justifiant une remise et qu’aucun des critères relatifs aux remises ne s’appliquait.

[39] Un comité interne de l’ARC appelé le Comité sur les remises s’est réuni le 25 avril 2019. Six membres du comité ont assisté à la réunion, dont l’auteur de la note de service datée du 16 avril 2019, ainsi que huit autres participants internes. La mention suivante apparaît dans le compte rendu de décision relatif à l’affaire de M. Meleca : [traduction] « Remise non recommandée ». Le comité n’a dressé aucun procès‑verbal des discussions.

[40] Après cette réunion, des fonctionnaires ont rédigé la lettre par laquelle l’ARC refusait la demande de remise de M. Meleca, que M. Geoff Trueman, commissaire adjoint de la Direction générale des politiques législatives et des affaires réglementaires de l’ARC, a finalement datée et signée le 24 mai 2019. Compte tenu de son poste, du processus décrit dans le guide sur les remises et du libellé de sa lettre, M. Trueman avait le pouvoir, délégué par le ministre, de décider de ne pas recommander la remise en vertu de la LGFP : voir le guide sur les remises, à la page 7; décision Matthew au para 5.

[41] Dans sa lettre au nom de l’ARC datée du 24 mai 2019, M. Trueman a mentionné qu’il avait [traduction] « conclu qu’une remise ne peut être recommandée » dans le cas de M. Meleca. La lettre décrivait la demande de remise et présentait les quatre caractéristiques énoncées dans le guide sur les remises. Elle résumait l’historique des deux comptes de M. Meleca auprès de l’ARC, notamment les divers mécanismes de recours qu’il avait déjà utilisés pour s’opposer aux cotisations et aux nouvelles cotisations qui lui avaient été délivrées par l’ARC. Ces mécanismes ont permis de réduire dans une certaine mesure l’impôt sur le revenu à payer, les pénalités et les intérêts. La lettre notait qu’une demande d’allègement était toujours en traitement à ce moment‑là.

[42] En ce qui concerne la demande de remise, l’ARC a expressément tenu compte dans sa lettre de deux des quatre caractéristiques énoncées dans le guide sur les remises, à savoir les difficultés financières assorties de circonstances atténuantes et les difficultés excessives. La lettre précisait que, dans la demande de remise, M. Filippazzo avait écrit ceci : [traduction] « M. Meleca n’a pas d’argent pour payer ses dettes envers l’ARC et l’ARC devrait renoncer à sa créance en raison de la situation personnelle de M. Meleca, notamment sa mauvaise santé, celle de son épouse et la détresse émotionnelle causée par le décès de leur fils en 1992. »

[43] En ce qui concerne la question de savoir si la situation de M. Meleca présentait des difficultés financières assorties de circonstances atténuantes, la lettre mentionnait que, pour que la personne soit admissible à une remise, il doit y avoir une corrélation directe entre une maladie ou une autre situation personnelle pénible, et l’incapacité du contribuable de respecter ses obligations fiscales. La lettre concluait que les problèmes personnels et de santé de M. Meleca ne constituaient pas un facteur atténuant aux fins d’une remise. La lettre précisait que, même si M. Meleca [traduction] « a vécu des situations personnelles difficiles et [que] le remboursement de ses dettes fiscales pourrait constituer une difficulté financière, ses problèmes personnels et de santé, qui remontent à 1992, ne se sont pas produits au cours de la période au cours de laquelle il a manqué à ses obligations fiscales » qui étaient en cause dans la demande de remise. La lettre révélait également que les dettes fiscales en cause découlaient de vérifications, que leur évaluation était juste et que ces dettes étaient effectivement dues.

[44] En ce qui concerne la question de savoir si les circonstances de M. Meleca constituaient des difficultés excessives, la lettre de l’ARC reconnaissait que M. Meleca avait soutenu qu’il ne pouvait pas payer ses dettes fiscales. Toutefois, l’ARC avait enregistré des privilèges sur la résidence personnelle de M. Meleca, qui, selon les dossiers de l’ARC, valait environ 800 000 $ en 2017. La lettre concluait que, dans les circonstances, l’intérêt public ne justifiait pas de renoncer aux dettes fiscales de M. Meleca, surtout pas à l’égard des montants de TPS/TVH détenus en fiducie pour l’État.

[45] La lettre de l’ARC mentionnait également que ses fonctionnaires ne poursuivaient pas actuellement M. Meleca pour le paiement des dettes fiscales.

Le redressement demandé par M. Meleca dans la présente demande

[46] Comme il a été mentionné, M. Meleca a demandé à la Cour d’ordonner à l’ARC d’effectuer un [traduction] « examen complet » relativement aux années d’imposition 2001, 2002, 2009, 2010 et 2012, en particulier pour examiner les factures qu’il dit avoir payées et qui, selon lui, sont des dépenses d’entreprise, mais que l’ARC n’a pas encore examinées. Le demandeur a fait référence à des factures émises par Ratex et Home Depot (dossier de demande, à partir de la page 256). M. Meleca a également demandé une ordonnance annulant tous les intérêts et pénalités pour ces années d’imposition.

[47] Dans son mémoire des faits et du droit relatif à la présente demande, M. Meleca a clairement mentionné qu’il [traduction] « tente de régler le problème [des] sommes incorrectes dues » à l’ARC. Il a parlé de la demande de remise comme d’un [traduction] « ultime effort » d’obtenir un [traduction] « examen réel des dépenses » pour les années d’imposition visées par la vérification qui n’ont jamais été prises en compte. Il a soutenu que l’examen des dépenses prouverait que la vérification initiale n’avait pas été effectuée correctement.

[48] Le défendeur a fait valoir que la Cour n’a pas compétence pour accueillir la demande du demandeur, parce que l’examen de la justesse d’une cotisation relève de la Cour canadienne de l’impôt. Selon cette observation, la demande du demandeur constitue une attaque contre la dette fiscale sous‑jacente, ce que la Cour fédérale ne peut pas examiner dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision relative à une remise au titre de la LGFP.

[49] En ce qui concerne les questions fiscales en général, la Cour fédérale a une compétence limitée en vertu des dispositions relatives au contrôle judiciaire de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. La Cour a une certaine compétence, mais elle doit l’exercer avec prudence : Canada c Addison & Leyen Ltd., 2007 CSC 33, [2007] 2 RCS 793, aux para 8 à 11; Iris Technologies Inc. c Canada (Revenu national), 2020 CAF 117, au para 51. Au paragraphe 11 de l’arrêt Addison & Leyen Ltd., la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit :

Dans de telles circonstances [c.‑à‑d. s’il existe un processus d’appel prévu par la LIR], les tribunaux de révision ne doivent ouvrir la voie aux recours en contrôle judiciaire qu’avec beaucoup de circonspection. Il y a lieu de protéger l’intégrité et l’efficacité du système de cotisation et d’appel en matière fiscale. Le Parlement a édifié une structure complexe pour assurer le traitement d’une multitude de revendications se rapportant au fisc, et cette structure s’appuie sur un tribunal spécialisé et indépendant, la Cour canadienne de l’impôt. On ne saurait permettre que le contrôle judiciaire serve à créer une nouvelle forme de procédure connexe destinée à contourner le système d’appel établi par le Parlement en matière fiscale ainsi que la compétence de la Cour de l’impôt. Dans ce contexte, le contrôle judiciaire devrait demeurer un recours de dernier ressort.

[50] Dans de nombreuses situations, un appel ou un autre recours devant la Cour canadienne de l’impôt (ou autrement prévu par la LIR) peut constituer une façon appropriée et efficace pour un contribuable d’obtenir la mesure qu’il réclame. Dans ces circonstances, la Cour d’appel fédérale a conclu que le contrôle judiciaire devant notre Cour n’est pas possible : Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] 2 RCF 557, aux para 82 à 91. Conformément à cette approche, les cours d’appel ont conclu que la Cour fédérale n’a pas compétence pour statuer sur le bien‑fondé des cotisations établies en application de la LIR ou de la Loi sur la taxe d’accise. Ces questions relèvent de la compétence de la Cour canadienne de l’impôt : Canada (Procureur général) c British Columbia Investment Management Corp., 2019 CSC 63 au para 37; Johnson c Canada, 2015 CAF 51 aux para 22 à 23. La Cour a également souligné la position de l’ARC selon laquelle le processus de remise de taxes ne devrait pas être utilisé comme une étape supplémentaire ou parallèle au processus d’appel déjà établi par la LIR à l’égard des cotisations ou des nouvelles cotisations : Internorth aux para 31 et 40.

[51] En ce qui concerne la présente demande, je conviens avec le défendeur que les ordonnances demandées par le demandeur portent essentiellement sur l’exactitude des cotisations ou nouvelles cotisations délivrées par l’ARC pour des années d’imposition précises en fonction de nouveaux renseignements sur les retenues, sous forme de factures. Compte tenu de la compétence limitée de la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, je ne suis pas en mesure de rendre les ordonnances que le demande sollicite : JP Morgan Asset Management au para 82; British Columbia Investment Management Corp. au para 37; Matthew au para 16.

[52] La présente conclusion juridique ne tranche pas la question à savoir si l’ARC doit examiner les factures pour établir si elles constituent des dépenses d’entreprise appropriées. Bien que le demandeur ait indiqué que l’ARC n’avait pas examiné ces factures, les observations écrites du défendeur signalaient que la majorité des documents inclus dans le dossier du demandeur portaient précisément sur les dépenses d’entreprise refusées et les crédits de taxe sur les intrants refusés. Dans la présente demande, la Cour n’est pas en mesure de déterminer ce qui s’est produit ou non. Cela dit, si l’ARC est toujours en mesure d’examiner des dépenses d’entreprise possibles qui n’ont pas encore été prises en considération et qui pourraient avoir une incidence sur le montant de la dette fiscale de M. Meleca, on peut espérer qu’elle le fera.

La décision relative à la remise de l’ARC était raisonnable

[53] Le demandeur n’a présenté aucun argument juridique de fond en ce qui concerne la question de savoir si la décision relative à la remise prise par l’ARC était raisonnable au regard des principes établis dans l’arrêt Vavilov. Le demandeur a sollicité une ordonnance annulant la décision de l’ARC figurant dans la lettre de M. Trueman (en plus de l’examen complet des dépenses décrit ci‑dessus). Son mémoire des faits et du droit faisait état de difficultés financières, de ses problèmes de santé et de ceux de son épouse, et de la perte de leur fils, dans l’espoir que l’ARC réexaminerait leur déclaration de revenus.

[54] L’avocat du défendeur a présenté des observations écrites et orales convaincantes à l’appui de la position selon laquelle la décision de l’ARC était raisonnable.

[55] Je souscris essentiellement aux affirmations du défendeur. À mon avis, l’ARC n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle dans la décision énoncée dans sa lettre du 24 mai 2019.

[56] Peu de contraintes juridiques limitaient l’ARC dans la prise de sa décision, en raison du libellé de l’article 23 de la LGFP qui accordait au délégué du ministre un vaste pouvoir discrétionnaire de formuler une recommandation sur la remise et de l’expertise de l’ARC en matière de fiscalité : voir Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 aux para 25, 30 et 32; Vavilov aux para 93, 108, 110 et 119.

[57] Les motifs de la décision de l’ARC, énoncés dans sa lettre, abordaient et réglaient adéquatement les questions centrales soulevées par le représentant de M. Meleca dans la lettre datée du 9 septembre 2015 par laquelle il demandait qu’un décret de remise lui soit octroyé : voir Vavilov aux para 127 à 128. Les motifs traitaient de deux des quatre caractéristiques énoncées dans le guide sur les remises et, à mon avis, ils le faisaient en tenant suffisamment compte des circonstances factuelles liées à la santé, à la situation personnelle et à la situation financière de M. Meleca et de sa famille, notamment sa capacité de payer ses dettes fiscales. Le dossier sous‑jacent, y compris la note de service officielle du fonctionnaire de l’ARC datée du 16 avril 2019, confirme que l’ARC a envisagé l’application possible des quatre caractéristiques du guide sur les remises, en mettant l’accent sur deux d’entre elles. L’ARC a tenu compte des événements survenus dans l’historique des déclarations de revenus et de la conformité fiscale de M Meleca. Elle a également tenu compte de sa capacité de payer, notamment son revenu brut et net d’entreprise et son revenu familial net depuis 1992. L’ARC a comparé son revenu familial net aux seuils de faible revenu établis par Statistique Canada depuis ce temps.

[58] Dans l’ensemble, la décision de l’ARC présentait les caractéristiques de justification, de transparence et d’intelligibilité exigées par l’arrêt Vavilov. Sa lettre contenait une analyse rationnelle menant à une conclusion qui appartenait aux issues raisonnables, compte tenu des faits et du droit qui ont influé sur l’ARC au moment de la prise de décision : Vavilov au para 99. L’ARC a également suivi le processus et appliqué raisonnablement les facteurs de fond décrits dans son guide sur les remises.

[59] Par conséquent, à mon avis, la décision rendue par l’ARC dans sa lettre du 24 mai 2019 était raisonnable.

V. Modification de l’intitulé

[60] À l’audience, le défendeur a demandé que l’intitulé de la cause soit modifié pour refléter le fait que le procureur général du Canada est le défendeur approprié dans la présente instance, conformément au paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Je souscris à sa prétention et j’approuve la modification à l’intitulé de la cause.

VI. Conclusion

[61] Pour ces motifs, je dois rejeter la demande de contrôle judiciaire. L’adjudication de dépens n’est pas appropriée en l’espèce.


JUGEMENT au dossier T‑104619

LA COUR ORDONNE :

  1. L’intitulé de la présente instance est modifié pour désigner le procureur général du Canada à titre de défendeur.

  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Aucune ordonnance n’est rendue concernant les dépens.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1046‑19

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

DOMENICO MELECA c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 SEPTEMBRE 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 DÉCEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS :

Domenico Meleca

LE DEMANDEUR

(EN SON PROPRE NOM)

 

Acinkoj Magok

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Domenico Meleca

LE DEMANDEUR

(EN SON PROPRE NOM)

 

Acinkoj Magok

Procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 



[1] D’après ce que j’ai compris lors de l’audience, le montant total dû pourrait maintenant être beaucoup moins élevé (environ 7 000 $) en raison de faits nouveaux survenus depuis le dépôt de la demande.

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