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Date : 20210126


Dossier : IMM‑5658‑20

Référence : 2021 CF 86

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

HELMUT OBERLANDER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le défendeur, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, a présenté une requête écrite, déposée le 19 novembre 2020, visant à faire radier la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du demandeur.

[2] Le demandeur conteste la décision datée du 20 octobre 2020, par laquelle la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SI] a conclu qu’elle avait compétence pour mener une enquête concernant le demandeur et que les principes de la chose jugée, de la préclusion pour même question en litige ou de l’abus de procédure ne faisaient pas obstacle à l’examen des arguments du défendeur en faveur de l’interdiction de territoire du demandeur au Canada [la décision]. Par sa requête, le défendeur voudrait faire radier la demande au motif que la décision contestée de la SI est de nature interlocutoire et qu’il est prématuré de demander le contrôle judiciaire d’une décision administrative interlocutoire.

[3] Comme il est expliqué plus en détail ci‑après, la requête du défendeur sera rejetée, parce qu’il m’est impossible de conclure, eu égard aux arguments du défendeur sur le caractère prématuré de la demande, que la demande n’a aucune chance d’être accueillie.

II. Le contexte

[4] Le demandeur, M. Helmut Oberlander, a depuis longtemps des démêlés avec les autorités canadiennes de l’immigration et la justice canadienne. Pour l’examen de la requête du défendeur, il ne m’est pas nécessaire d’en faire un historique détaillé.

[5] En 2017, la citoyenneté canadienne du demandeur a été révoquée par le gouverneur en conseil au motif que le demandeur avait fait de fausses déclarations aux fonctionnaires canadiens de l’immigration à propos de son service en temps de guerre auprès de l’Ek10a, un escadron d’exécution nazi. Il a tenté sans succès de faire annuler cette décision devant les Cours fédérales.

[6] En juin 2019, deux rapports ont été établis en vertu de l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Selon ces rapports, le demandeur, en tant qu’étranger, était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 35(1)a) et du sous‑alinéa 40(1)d)(i) de la LIPR, pour crimes contre l’humanité et fausses déclarations. L’affaire a donc été déférée à la SI, en août 2019, pour enquête.

[7] En novembre 2019, le demandeur a présenté une demande pour contester la compétence de la SI d’examiner des rapports établis en vertu de l’article 44, au motif qu’il conservait toujours prétendument un domicile au Canada, et en invoquant aussi les principes de la chose jugée, de la préclusion pour même question en litige et de l’abus de procédure. Le 20 octobre 2020, la SI a rejeté cette demande, concluant qu’elle avait bien la compétence requise et que les principes de la chose jugée, de la préclusion pour même question en litige et de l’abus de procédure ne faisaient pas obstacle à une enquête.

[8] Le 4 novembre 2020, le demandeur a déposé la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, par laquelle il contestait la décision de la SI. Le 19 novembre 2020, le défendeur a déposé sa requête écrite visant à faire radier la demande, jugée par lui prématurée en raison de la nature interlocutoire de la décision. Le demandeur, qui s’oppose à la requête, a déposé un dossier de requête au soutien de son opposition, en soutenant notamment que la requête devrait être plaidée oralement. Le défendeur a quant à lui déposé des observations écrites en réplique.

III. Les questions en litige

[9] Dans sa requête, le défendeur soulève une seule question, qui est de savoir si la présente requête en radiation devrait être accueillie, étant donné que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du demandeur est prématurée et qu’elle est vouée à l’échec.

IV. Analyse

[10] À titre préliminaire, je prends note de l’observation du demandeur selon laquelle la requête devrait être plaidée oralement, parce que les points soulevés sont complexes et qu’une décision rapide est nécessaire, étant donné que la SI s’apprête à fixer les dates d’audience. Le paragraphe 369(2) des Règles des Cours fédérales autorise l’intimé à exposer les raisons justifiant selon lui une instruction orale, et le paragraphe 369(4) autorise la Cour à statuer sur la requête par écrit ou à l’inscrire au rôle pour instruction orale. Selon moi, vu les observations écrites détaillées des parties, la Cour est en mesure de juger la requête sur dossier. De plus, à ce stade de la procédure, ajouter l’étape supplémentaire consistant à planifier et mener à bien une instruction orale ne ferait que différer l’issue de la requête.

[11] Le principe de droit administratif sur lequel se fonde le défendeur pour appuyer sa requête a été expliqué de la manière suivante par le juge Stratas, au paragraphe 31 de l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 [CB Powell] :

31. La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[12] Selon le défendeur, cette règle, que j’appellerai le principe de prématurité, a été plus tard avalisée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 [Halifax], aux para 35‑36.

[13] Le demandeur fait valoir que l’arrêt CB Powell s’applique de manière restreinte à la présente espèce, parce que, dans ce précédent, la demanderesse avait opté pour une procédure de contrôle judiciaire, alors même qu’elle disposait d’un droit d’appel conféré par la loi. Je souscris à la réserve émise par le demandeur à propos du contexte factuel qui a conduit à la décision rendue dans ce précédent, mais, à mon avis, cela n’interdit pas la pleine application de cet élément de jurisprudence à la présente affaire. L’explication donnée par le juge Stratas du principe de prématurité met en relief l’idée sous‑jacente selon laquelle les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux judiciaires tant que la procédure administrative n’est pas arrivée à son terme. Le principe a manifestement pour effet d’empêcher le contrôle judiciaire de décisions administratives interlocutoires et il ne dépend pas de l’existence d’un droit d’appel conféré par la loi.

[14] Le demandeur fait aussi valoir que l’arrêt Halifax reconnaît implicitement la possibilité du contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire si la compétence du tribunal administratif est contestée. Il relève que la Cour suprême du Canada a conclu d’une part que le juge de première instance aurait dû appliquer la norme de la décision raisonnable, non celle de la décision correcte, pour l’examen de la compétence du tribunal administratif, et, d’autre part, qu’il aurait dû montrer de la retenue sur la question d’une intervention judiciaire hâtive. Le demandeur soutient qu’en s’exprimant sur le droit d’appel en fonction de la norme de contrôle, la Cour suprême a admis la possibilité du contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire fondé sur la compétence.

[15] Là encore, je ne partage pas la manière dont le demandeur interprète la jurisprudence. L’arrêt Halifax fait état d’erreurs dans divers aspects de l’approche adoptée par le juge de première instance, mais l’une d’elles était que le juge de première instance n’avait pas montré la retenue que commandait le principe de prématurité. La Cour suprême a clairement avalisé l’arrêt CB Powell et les précédents sur lesquels il se fondait, et elle a désavoué le précédent antérieur, Bell c Ontario (Commission des droits de la personne), [1971] RCS 756, qui avait soutenu la notion d’intervention judiciaire hâtive.

[16] Le défendeur souligne que le principe de prématurité s’applique même dans le contexte de décisions interlocutoires portant sur des questions de compétence (voir CB Powell aux para 4, 33; Black c Canada (Procureur général), 2013 CAF 201 aux para 18‑19). Ce principe a aussi été appliqué quand la décision interlocutoire dont le contrôle judiciaire était demandé mettait en jeu des arguments fondés sur les principes de la chose jugée, de la préclusion pour même question en litige et de l’abus de procédure (voir Mangat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1336; Singh c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2017 CF 683). Bien que le demandeur invoque des affaires dans lesquelles les tribunaux sont intervenus à propos de décisions interlocutoires portant sur des questions de cette nature, je conviens avec le défendeur que ces cas ne font pas vraiment autorité, puisqu’ils sont antérieurs à l’arrêt CB Powell et à la jurisprudence subséquente qui est invoquée par le défendeur.

[17] Cela dit, notre Cour a rendu des décisions postérieures à l’arrêt CB Powell, dans lesquelles des demandes de contrôle judiciaire de décisions administratives interlocutoires, y compris des demandes fondées sur des arguments d’abus de procédure dans le contexte de l’immigration, ont pu procéder sur le fond, nonobstant le principe de prématurité. Ainsi, dans la décision Almrei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1002, le juge Mosley a rejeté une requête en radiation d’une demande de cette nature, car il n’était pas persuadé que le demandeur disposait d’un autre recours adéquat. La Cour a conclu que des circonstances exceptionnelles faisaient apparaître un abus de procédure qui répondait à la norme du « cas manifeste », requise pour justifier une intervention judiciaire hâtive (au para 60).

[18] Pareillement, dans la décision Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 70, le juge Fothergill examinait au fond une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés avait rejeté deux requêtes préliminaires présentées par le demandeur. La Cour a considéré le principe de prématurité, mais elle n’a pas été persuadée, au vu des circonstances de cette affaire, que la possibilité d’un contrôle judiciaire de la décision définitive de la SPR constituait un recours efficace (au para 27).

[19] Il ressort de ces précédents, recensés dans l’arrêt CB Powell (au para 31), que le principe de prématurité n’est pas absolu. Il s’applique en l’absence de circonstances exceptionnelles. Le juge Stratas décrivait ainsi cette exception (au para 33) :

33. Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (voir à titre général l’ouvrage de D.J.M. Brown et J.M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (édition à feuilles mobiles) (Toronto, Canvasback Publishing, 2007), pages 3:2200, 3:2300 et 3:4000, ainsi que l’ouvrage de David J. Mullan, Administrative Law (Toronto, Irwin Law, 2001), pages 485 à 494). Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (voir Harelkin, Okwuobi, paragraphes 38 à 55, et University of Toronto c. C.U.E.W, Local 2 (1988), 55 D.L.R. (4th) 128 (Cour div. Ont.)). Ainsi que je le démontrerai sous peu, l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[20] Il ressort de cet extrait que les arguments avancés devant la Cour d’appel fédérale dans l’affaire CB Powell ne requéraient pas un examen détaillé de la nature des circonstances exceptionnelles, mais le juge Stratas a donné d’autres indications sur le sujet aux paragraphes 31 à 33 de l’arrêt Wilson c Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17 :

31. Le principe général interdisant les contrôles judiciaires prématurés incarne au moins deux valeurs du droit public. La première est celle de la saine administration : elle vise à encourager les économies de coûts, l’efficacité et la célérité et à permettre que les compétences et les connaissances spécialisées des tribunaux administratifs soient pleinement mises à profit pour résoudre un problème avant que les juridictions de révision n’interviennent. La seconde est la démocratie : les législateurs élus ont confié à des arbitres et non à des juges la responsabilité première de rendre des décisions.

32. L’importance de ces valeurs du droit public explique la puissance et l’omniprésence du principe général interdisant les contrôles judiciaires prématurés. D’ailleurs, lorsque les conditions appropriées sont réunies, ce principe général peut servir de fondement à une requête préliminaire en radiation (Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] D.T.C. 5001, au paragraphe 66 (ouverture à une requête en radiation), aux paragraphes 51 à 53 (principe général d’inadmissibilité en preuve des affidavits à l’appui), et aux paragraphes 82 à 89 (analyse du caractère prématuré dans le cadre des requêtes en radiation). Ces requêtes servent à tuer dans l’œuf les demandes de contrôle judiciaire prématurées qui portent atteinte à ces valeurs.

33. En raison de la puissance et l’omniprésence du principe général interdisant les demandes de contrôle judiciaire prématurées et de la nécessité de décourager les incursions prématurées devant juridictions de révision, les exceptions à ce principe général sont rares et les tribunaux admettent volontiers les requêtes préliminaires en radiation. Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt C.B. Powell, précité, les exceptions reconnues à ce principe tiennent compte des faits particuliers constatés dans les décisions d’espèce. Il arrive, dans de rares cas, que les valeurs issues du droit public ne ressortent pas clairement des circonstances particulières d’une affaire ou que ces valeurs soient neutralisées par des valeurs concurrentes, ou les deux. Par exemple, dans de rares situations, les conséquences d’une décision interlocutoire pour le demandeur sont à ce point immédiates et radicales que le tribunal est amené à s’interroger sur le respect du principe de la primauté du droit (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 27 à 30). En pareil cas – où il y a souvent ouverture à un bref de prohibition –, les valeurs sous‑jacentes au principe général interdisant le contrôle judiciaire prématuré perdent de leur importance.

[21] Dans un arrêt récent, Thielmann v The Association of Professional Engineers and Geoscientists of the Province of Manitoba, 2020 MBCA 8 [Thielmann], la Cour d’appel du Manitoba examinait la question de savoir en quoi consistent les circonstances exceptionnelles qui peuvent justifier une intervention judiciaire anticipée dans la procédure d’un tribunal administratif. Elle a conclu qu’il n’y avait pas de règles absolues, mais elle a recensé plusieurs facteurs qui avaient été jugés pertinents dans la jurisprudence applicable (voir para 36 à 50). Elle a résumé ainsi son analyse :

[traduction]

49. En conclusion, les cours de justice n’ont donné aucune définition de l’expression « circonstances exceptionnelles » en ce qui a trait au principe de prématurité. Les facteurs à prendre en compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire ne peuvent être réduits à une liste de contrôle ou à un énoncé de règles générales. La liste de facteurs à prendre en compte n’est pas limitative, et les cours de justice ne seront pas tenues de considérer chacun d’eux, mais uniquement ceux qui sont pertinents.

50. Parmi les facteurs qui pourraient être pris en compte, mentionnons : (i) les difficultés ou le préjudice (y compris préjudice irréparable, urgence et retard excessif); (ii) le gaspillage de ressources si le contrôle judiciaire ne procède pas; (iii) les retards si le contrôle judiciaire va de l’avant; (iv) la fragmentation des procédures; (v) la solidité de la cause, notamment la question de savoir s’il y a manifestement abus de procédure, ou si les actes de procédure sont à ce point viciés qu’il est manifeste et évident que le contrôle judiciaire sera couronné de succès; (vi) le contexte législatif, notamment la question de savoir s’il existe un autre recours adéquat. En outre, on ne doit jamais oublier le principe fondamental selon lequel le tribunal administratif devrait avoir le loisir de trancher la question en premier, et d’exposer des motifs qui puissent être examinés par la cour dans un éventuel contrôle.

[22] En s’opposant à la requête en radiation déposée par le défendeur, le demandeur fait valoir, entre autres, que son grand âge et son état de santé, à quoi s’ajoutent la nature de la décision interlocutoire faisant l’objet du contrôle ainsi que la conséquence d’une possible issue favorable pour sa demande (c’est‑à‑dire la possibilité que la procédure relative à l’interdiction de territoire prenne fin), constituent des circonstances exceptionnelles qui justifient une entorse au principe de prématurité. Le demandeur est âgé de 96 ans. Dans la décision faisant l’objet du contrôle, la SI a répondu favorablement à la requête du demandeur qui souhaitait la nomination d’un représentant commis d’office. Elle a résumé ainsi la preuve médicale qu’elle avait passée en revue :

[traduction]

162. Selon les documents médicaux accompagnant sa demande, la vision de M. Oberlander l’empêche de bien distinguer les gens ou les objets. Il lui est impossible d’exercer des fonctions qui sollicitent le sens de la vue. Son audiologiste note qu’il est incapable de communiquer efficacement, peu importe la situation. M. Oberlander a subi un examen de la mémoire, et le psychologue qui a rédigé le rapport subséquent a relevé que, bien que certains aspects de sa fonction mnésique soient en rapport avec son âge, sa capacité de se souvenir d’une information quelques instants seulement après qu’elle lui a été donnée de vive voix est très limitée. Le psychologue a conclu que « sa capacité variable à s’orienter dans le temps et dans l’espace, combinée à son ralentissement cognitif, réduisent davantage son aptitude à bien apprécier et comprendre des directives orales et le résultat de l’action accomplie à la suite de telles directives ».

[23] L’argument du demandeur, selon lequel son cas soulève des circonstances exceptionnelles, est résumé ainsi dans ses observations écrites en réponse à la présente requête :

[traduction]

5. M. Oberlander doit maintenant faire face, devant la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, à une procédure qui pourrait être longue, à propos d’allégations de crimes contre l’humanité. Les conclusions factuelles du juge MacKay ne lient pas la Section de l’immigration. Il faut donc à nouveau apprécier les faits. Quand le juge MacKay a statué en 2000 sur la question des fausses déclarations, la Cour a dû siéger durant 19 jours, sans compter les communications préalables et les requêtes. Le jugement a été rendu 14 mois après la clôture des plaidoiries. Il est possible que l’instance devant la Section de l’immigration soit aussi très longue. M. Oberlander voudrait s’éviter un tel processus, si possible, au moyen d’une décision de la Cour sur son droit fondamental à un domicile canadien, et sur d’autres questions, ainsi que sur les protections existantes contre l’expulsion. Ces questions, soulevées dès le départ comme élément préliminaire à examiner, et sans opposition de la part du ministre, ont été pleinement débattues, puis tranchées par la Section de l’immigration. La question est claire, distincte du fond du dossier d’interdiction de territoire, et c’est une question de pure compétence, qui se rapporte à des droits fondamentaux et à des protections. Soit M. Oberlander a un domicile et ne peut être expulsé, soit il n’a pas cette protection. C’est une décision exceptionnelle, qui justifie une procédure judiciaire interlocutoire, à la fois à cause du caractère fondamental et juridictionnel des questions examinées, et à cause de l’état de santé de M. Oberlander, un homme frêle de 96 ans, qui n’est pas capable de se défendre dans une procédure qu’il ne comprend pas entièrement. Dans cette situation singulière, l’accès à la Cour fédérale sur un élément préliminaire susceptible de mettre un terme au litige entre les parties est justifié et peut être vu comme une circonstance exceptionnelle.

[24] Le demandeur dit aussi qu’il n’a pas encore eu le loisir de présenter tous ses éléments de preuve montrant en quoi son cas réunit des circonstances exceptionnelles, ce qui pourrait comprendre d’autres éléments à présenter dans le cadre de son dossier de demande pour examen par le juge qui statuera sur la demande d’autorisation. Il explique que, en raison du risque qu’il court en raison de la COVID‑19, il n’a pas été en mesure de voir d’autres professionnels de la santé que son médecin de famille. Cependant, il déclare que la preuve à être présentée à l’appui de sa demande d’autorisation pourrait comprendre des documents additionnels relatifs à la détérioration de son état de santé et montrant en quoi sa situation médicale rend pratiquement improbable, et peut‑être dangereuse pour sa santé, sa participation à un processus d’audience.

[25] Passant au critère applicable à une requête telle que celle‑ci, qui est une requête en radiation d’un avis de demande, les deux parties invoquent l’arrêt Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250 [JP Morgan] au para 47, où la Cour d’appel fédérale expliquait qu’elle n’accepterait de radier un avis de demande de contrôle judiciaire que s’il était manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli. Elle doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste se classant parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande.

[26] Appliquant ce critère, je ne peux conclure que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire n’a aucune chance d’être accueillie. Évidemment, le principe de prématurité est un obstacle de taille que le demandeur doit surmonter, à la fois pour obtenir l’autorisation et, si l’autorisation est accordée, pour poursuivre sa demande contestant la décision de la SI. La jurisprudence applicable donne à entendre que la présomption de retenue judiciaire ne sera pas écartée du seul fait que la décision concerne la compétence de la SI ou des questions de chose jugée, de préclusion pour même question en litige ou d’abus de procédure. Je reconnais aussi que le critère à respecter pour démontrer le caractère exceptionnel des circonstances est exigeant. Cependant, il est possible que, sous le facteur « difficultés/préjudice » énoncé dans l’arrêt Thielmann, les arguments du demandeur à propos des conséquences qu’aura pour lui la procédure, compte tenu de son grand âge et de son état de santé, pourraient constituer des circonstances exceptionnelles justifiant, dans une procédure interlocutoire, une intervention judiciaire anticipée susceptible de mettre un terme à toute la procédure relative à l’interdiction de territoire.

[27] Le juge qui statuera sur la demande d’autorisation et, si l’autorisation est accordée, le juge qui instruira le contrôle judiciaire en résultant, devront examiner (dans le respect des normes applicables) la question de savoir si la preuve et les arguments du demandeur font apparaître des circonstances exceptionnelles qui autorisent une entorse au principe de prématurité. Je m’abstiendrai donc de dire si le demandeur a des chances ou non d’être en mesure de démontrer les circonstances exceptionnelles requises, me limitant à mentionner qu’il n’est pas impossible qu’il réussisse. La requête du défendeur en radiation doit donc être rejetée.

[28] Le défendeur a demandé qu’advenant le rejet de sa requête, le demandeur dispose de 30 jours à compter de l’ordonnance de la Cour pour mettre en état sa demande d’autorisation, le défendeur disposant alors de 30 jours à compter de la signification du dossier du demandeur pour répondre à la demande d’autorisation. Dans ses propres observations écrites, le demandeur propose les mêmes délais. Mon ordonnance contiendra donc ces dispositions.

[29] Finalement, bien que le défendeur n’ait pas sollicité de dépens pour la présente requête, je note que le demandeur, quant à lui, a sollicité l’adjudication de dépens dans l’éventualité où la requête serait rejetée. Selon l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, la Cour peut, pour des raisons spéciales, adjuger des dépens pour une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous le régime de la LIPR. Toutefois, je ne vois aucune raison spéciale justifiant une telle adjudication en l’espèce.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER IMM‑5658‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête du défendeur en radiation de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire déposée par le demandeur est rejetée;

  2. Le demandeur dispose d’un délai de 30 jours à compter de la date de la présente ordonnance pour signifier et déposer son dossier, et le défendeur aura 30 jours à compter de la signification du dossier du demandeur pour y répondre;

  3. Il n’est pas adjugé de dépens.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5658‑20

INTITULÉ :

HELMUT OBERLANDER c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER

CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

LE 26 JANVIER 2021

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

Barbara Jackman

POUR LE demandeur

Angela Marinos

Meva Motwani

POUR LE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office

Toronto (Ontario)

Jackman et Associés

Toronto (Ontario)

POUR LE demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

 

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