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Date : 20060317

Dossier : IMM-4687-05

Référence : 2006 CF 356

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MONTIGNY

ENTRE :

RAUL GERARDO SERDA

 SILVANA GABRIELA ZAMORA DE SERDA

MARIA PAULA SERDA

MARIO GUSTAVO ZAMORA

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) à l’encontre d’une décision de l’agente d’immigration Vanessa Bissonnette (l’agente) rendue le 20 juillet 2005. Dans sa décision, l’agente a conclu qu’il n’existait pas de motifs suffisants pour justifier d’accueillir la requête des demandeurs en vue d’être autorisés à présenter leur demande de résidence permanente depuis le Canada.

 

 

CONTEXTE

[2]               Raul Gerardo Serda (le demandeur principal) est citoyen de l’Argentine. Il est né le 25 mars 1972. Il est arrivé au Canada en passant par les États-Unis le 25 juin 2002, accompagné de son épouse Silvana Gabriella Zamora et de sa fille Maria Paula, qui sont également citoyennes de l’Argentine. Depuis leur arrivée au Canada, les demandeurs ont eu trois autres filles qui ont la citoyenneté canadienne : Melisa Sabrina, née le 8 janvier 2003 ainsi que Cynthia Elisa et Vanessa Carolina, nées le 28 mai 2004.

 

[3]               Le demandeur principal a commencé à travailler comme chauffeur de « remis » à Buenos Aires en 1996. Les remis sont une forme de taxi sans permis que l’on trouve très couramment en Argentine et le fait que leurs propriétaires ne paient pas d’impôt leur donne un avantage concurrentiel vis-à-vis des taxis ordinaires. Les chauffeurs de taxi se plaignent de cette concurrence illégale mais ils n’ont obtenu aucune aide de la part de la police ou du gouvernement. Entre 1996 et 2000, les tensions entre chauffeurs de taxi et de remis sont passées des simples manifestations pacifiques aux attaques violentes caractérisées contre les chauffeurs de remis et aux menaces contre leur famille.

 

[4]               Le demandeur principal et sa famille ont commencé à recevoir des menaces en 1997. Ces menaces se sont intensifiées jusqu’en 1998, lorsque des coups de feu ont été tirés de l’extérieur contre le domicile de la mère du demandeur principal, alors que le demandeur principal y prenait son dîner une heure plus tôt. Le frère du demandeur principal a également été agressé et menacé par un groupe d’hommes qui ont braqué un fusil sur lui, alors qu’il était au volant de son remis.

 

[5]               Le demandeur principal a donc décidé de s’installer au États-Unis en 2000 pour des raisons de sécurité. Les demandeurs sont restés un peu plus de deux ans aux États-Unis sans jamais revendiquer le statut de réfugié. Suite aux pressions exercées sur les immigrants illégaux dans la foulée du 11 septembre 2001, les demandeurs ont quitté les États-Unis pour se rendre au Canada en juin 2002 et ils ont décidé de revendiquer le statut de réfugié, craignant d’être renvoyés en Argentine.

 

[6]               La revendication du statut de réfugié des demandeurs a été rejetée le 10 juin 2003 par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Dans ses motifs, la SPR a jugé que le fait que les demandeurs aient omis de revendiquer le statut de réfugié aux États-Unis l’avait poussée à tirer des inférences défavorables quant à la crédibilité; elle a également conclu que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur viable en Argentine. Les demandeurs n’ont pas déposé de demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la SPR statuant sur leur revendication.

 

[7]               Le 5 janvier 2004, les demandeurs ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), laquelle a été rejetée le 25 février 2005. Les demandeurs ont apparemment été informés de la décision relative à l’ERAR en avril 2005. Bien qu’ils soient représentés par un avocat, les demandeurs n’ont pas non plus présenté de demande de contrôle judiciaire à l’égard de cette décision.

 

[8]               En décembre 2003, les demandeurs ont présenté une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Des observations additionnelles ont été exigées à propos des deux plus jeunes enfants; elles ont été déposées par les demandeurs en juillet 2004. Des observations additionnelles ont également été déposées en mai 2005 et ont été prises en compte dans la décision. Les demandeurs allèguent essentiellement les mêmes risques que devant la SPR et dans leurs demandes d’ERAR, à savoir les difficultés qu’entraînerait un renvoi pour la famille en raison de la situation en Argentine sur les plans de l’économie, de l’éducation et de la criminalité et la possible séparation de la famille advenant son renvoi aux États-Unis. Cette demande a été refusée le 20 juillet 2005. Le 3 août 2005, les demandeurs ont présenté à la Cour une demande d’autorisation en vue de déposer une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision.

 

LA DÉCISION DE L’AGENTE D’IMMIGRATION

[9]               Dans ses motifs, l’agente affirme que le dossier ne contient pas de preuve suffisante de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives qui justifieraient une exemption aux exigences de la Loi. Après avoir examiné les facteurs favorables et défavorables en vue de rendre sa décision, l’agente d’immigration est parvenue aux conclusions suivantes.

 

L’établissement des demandeurs au Canada : L’agente a fait remarquer qu’en dépit d’une longue période de chômage au Canada, le demandeur principal exerce aujourd’hui un emploi lucratif et la famille s’est intégrée dans la collectivité, ce qui indique que les demandeurs se sont établis au Canada. Cependant, elle accorde très peu de valeur à ce facteur [traduction] « parce qu’il a poussé les demandeurs à refuser de se conformer aux ordonnances d’expulsion ayant pris effet au cours de l’été 2003, environ un an après l’arrivée de la famille. L’établissement qui s’en est suivi et les difficultés liées au déracinement de la famille étaient entièrement le fait des demandeurs et ils ne constituent pas des difficultés excessives ou injustifiées ». Elle a également jugé que [traduction] « les difficultés causées par l’établissement volontaire sont disproportionnées; tous les étrangers doivent peser le pour et le contre d’un établissement prolongé dans un pays où ils ne possèdent pas de statut permanent ».

 

Le risque auquel les demandeurs seraient personnellement exposés en Argentine : L’agente a conclu que le risque allégué représentait une infime partie des motifs pour lesquels les demandeurs présentaient une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire et que leurs allégations étaient identiques à celles qu’ils avaient présentées devant la SPR. Ayant jugé que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur en Argentine, l’agente de la SPR a accordé peu de valeur à ce facteur.

 

Le préjudice émotionnel pour les parents : L’agente mentionne la preuve documentaire concernant les sentiments de stress et d’insécurité des parents à l’idée de retourner en Argentine mais elle affirme qu’elle n’est pas convaincue que leurs inquiétudes légitimes en tant que parents se traduiront par un dysfonctionnement parental. Elle reconnaît que le déplacement de la famille entraînera des difficultés pour les parents mais elle ajoute que les demandeurs ont démontré qu’ils étaient extrêmement débrouillards, que les conditions économiques en Argentine se sont améliorées depuis leur départ et qu’ils pouvaient compter sur l’appui de leurs familles. L’agente conclut que les inquiétudes légitimes à l’idée de retourner s’établir en Argentine ne constituent pas des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives et ne justifient pas d’exempter les demandeurs des exigences de la Loi.

 

L’intérêt supérieur des enfants affectés par la décision rejetant la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire : L’agente précise qu’elle a examiné [traduction] « avec la plus grande attention les incidences d’une décision défavorable sur les quatre enfants affectés par l’issue de la demande ». Elle a tenu compte de la preuve documentaire relative aux conséquences d’un éventuel abandon par les parents des enfants nés au Canada au système de protection de l’enfance dans l’espoir qu’ils aient une meilleure vie au Canada mais elle conclut que cette situation serait le fruit d’une décision des parents qui relève entièrement de leur contrôle et que par conséquent, une telle situation ne constituerait pas une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive. L’agente s’est ensuite penchée sur l’éventualité d’une réinstallation de toute la famille en Argentine, ce qu’elle considère comme l’issue la plus vraisemblable. Elle affirme que son analyse s’appuie sur le Guide sur le traitement des demandes au Canada (chapitre IP5) publié par Citoyenneté et Immigration Canada, en particulier sur le paragraphe 5.19 concernant l’intérêt supérieur des enfants. Après avoir soupesé les arguments des demandeurs quant à la faible qualité de l’enseignement, à l’exposition des enfants à la pauvreté et à la violence et aux autres facteurs ayant trait à la situation en Argentine, elle conclut qu’ils ne constituent pas des difficultés injustifiées et inhabituelles ou excessives.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[10]           Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

a) L’agente a-t-elle entravé son pouvoir discrétionnaire?

b) L’agente a-t-elle manqué à son obligation d’équité en prenant en compte des éléments de preuve extrinsèque sans offrir au préalable aux demandeurs la possibilité d’examiner cette preuve et de faire valoir leurs arguments concernant cette preuve?

c) L’agente a-t-elle commis une erreur de droit en omettant de tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants des demandeurs?

 

ANALYSE

Norme de contrôle

[11]           La Cour suprême du Canada a clairement établi dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, que la norme de contrôle applicable aux décisions statuant sur une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire est la décision raisonnable simpliciter. Cette règle a toujours été respectée par la Cour; voir, par exemple : Adviento c. Canada (M.C.I.), 2003 CF 1430, [2003] A.C.F. n° 1837 (QL); Li c. Canada (M.C.I.), 2004 CF 1695, [2004] A.C.F. n° 2055 (QL); Malekzai c. Canada (M.C.I.), 2004 CF 1099, [2004] A.C.F. n° 1329 (QL); Lee c. Canada (M.C.I.), 2005 CF 413.

 

[12]           La tâche de la Cour consiste donc à vérifier s’il existe un motif quelconque pour justifier la conclusion à laquelle est parvenue l’agente d’immigration. La décision doit pouvoir résister à un examen assez poussé. Par ailleurs, la Cour n’interviendra pas dans le cadre d’un contrôle judiciaire au seul motif qu’elle aurait évalué les facteurs pertinents autrement et qu’elle serait peut-être parvenue à des conclusions différentes.

 


L’agente a-t-elle entravé son pouvoir discrétionnaire?

[13]           En ce qui concerne le premier argument soulevé par les demandeurs, ils affirment que l’agente a commis une erreur car elle aurait entravé son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur une interprétation déraisonnable de la loi et de la politique et sur des conclusions de fait erronées. Plus particulièrement, les demandeurs soutiennent que l’agente a entravé son pouvoir discrétionnaire en omettant de prendre en compte leur établissement au Canada et de tenir compte des décisions de jurisprudence pertinentes concernant l’intérêt supérieur des enfants.

 

[14]           Le deuxième argument peut être écarté rapidement. Dans un plaidoyer déposé en mai 2005, l’avocat des demandeurs s’appuie sur le raisonnement de la Cour dans Hawthorne c. Canada (M.C.I.), [2003] 2 C.F. 555, de même que sur la décision rendue par le Australian Appeals Tribunal (Cabrera and Minister for Immigration and Multicultural and Indigenous Affairs, [2004] AATA 1353). En réponse à cet argument, l’agente d’immigration affirme ce qui suit : [traduction] « Bien que je sois un peu au courant des questions débattues devant la Cour fédérale canadienne, je ne suis pas juriste et mon seul souci est de procéder à un examen juste et impartial de cette demande. Je suis orientée dans ma tâche par le Guide sur le traitement des demandes au Canada (chapitre IP5) et en ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, par l’ensemble du contenu de la section 5.19 de ce guide ».

 

[15]           Je suis d’accord avec le défendeur que l’agente n’a pas à être une spécialiste du droit, tant et aussi longtemps qu’elle applique les principes pertinents. Les motifs de l’agente indiquent clairement qu’elle a examiné l’intérêt supérieur des enfants en tenant compte des exigences de la loi canadienne et, aussi intéressante fut-elle, la décision australienne n’avait qu’une très faible valeur juridique en ce qui concerne l’issue de la demande. Comme nous le verrons plus loin, l’agente a évalué la preuve présentée par les demandeurs de manière équitable et en tenant compte de toutes les circonstances de l’affaire; elle n’a pas entravé son pouvoir discrétionnaire en refusant de prendre en compte la jurisprudence australienne.

 

[16]           Les demandeurs prétendent également que l’agente a entravé son pouvoir discrétionnaire en refusant d’accorder une quelconque valeur à l’établissement des demandeurs au Canada au motif qu’ils avaient omis de se conformer aux ordonnances de renvoi délivrées au cours de l’été 2003. Aux dires des demandeurs, l’article 25 s’applique clairement aux individus établis au Canada qui sont interdits de territoire, ce qui était le cas des demandeurs à partir du moment où ils ont déclaré leur intention de revendiquer le statut de réfugié au Canada. Les demandeurs s’appuient en outre sur la politique en matière d’immigration, qui précise que l’établissement au Canada est l’un des facteurs à prendre en compte. Enfin, ils font valoir que si la Cour valide le raisonnement de l’agente d’immigration, aucune demande faite en vertu de l’article 25 ne connaîtra une issue positive en ce qui concerne l’établissement au Canada. Ce résultat serait en contradiction flagrante avec l’esprit de l’article 25 de la LIPR, qui vise à autoriser des personnes qui contreviennent aux lois en matière d’immigration à présenter une demande de résidence permanente.

 

[17]            Malgré le caractère attrayant de cet argument, je suis parvenu à la conclusion qu’il doit être écarté. Il ne fait aucun doute que l’ordonnance de renvoi contre les demandeurs a pris effet en été 2003, suite à la décision de la SPR de rejeter leur revendication du statut de réfugié. L’ordonnance a été suspendue par l’opération de la loi lorsque les demandeurs ont été informés qu’ils pouvaient présenter une demande d’ERAR, ce qu’ils ont fait en janvier 2004, conformément à l’article 232 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés. Cette disposition est libellée comme suit :

 

232. Il est sursis à la mesure de renvoi dès le moment où le ministère avise l’intéressé aux termes du paragraphe 160(3) qu’il peut faire une demande de protection au titre du paragraphe 112(1) de la Loi. Le sursis s’applique jusqu’au premier en date des événements suivants :

 

a) le ministère reçoit de l’intéressé confirmation écrite qu’il n’a pas l’intention de se prévaloir de son droit;

 

 

b) le délai prévu à l’article 162 expire sans que l’intéressé fasse la demande qui y est prévue;

 

c) la demande de protection est rejetée;

 

d) s’agissant d’une personne à qui l’asile a été conféré aux termes du paragraphe 114(1) de la Loi et qui n’a pas fait sa demande de séjour au Canada à titre de résident permanent dans le délai prévu au paragraphe 175(1), l’expiration du délai;

 

 

e) s’agissant d’une personne à qui l’asile a été conféré aux termes du paragraphe 114(1) de la Loi, la décision quant à sa demande de séjour au Canada à titre de résident permanent;

 

 

 

f) s’agissant d’une personne visée au paragraphe 112(3) de la Loi, la révocation du sursis prévue au paragraphe 114(2) de la Loi.

 

232. A removal order is stayed when a person is notified by the Department under subsection 160(3) that they may make an application under subsection 112(1) of the Act, and the stay is effective until the earliest of the following events occurs:

 

 

 

(a) the Department receives confirmation in writing from the person that they do not intend to make an application;

 

 

(b) the person does not make an application within the period provided under section 162;

 

(c) the application for protection is rejected;

 

(d) if a decision to allow the application for protection is made under paragraph 114(1)(a) of the Act and the person has not made an application within the period provided under subsection 175(1) to remain in Canada as a permanent resident, the expiry of that period;

 

(e) if a decision to allow the application for protection is made under paragraph 114(1)(a) of the Act, the decision with respect to the person’s application to remain in Canada as a permanent resident is made; and

 

(f) in the case of a person to whom subsection 112(3) of the Act applies, the stay is cancelled under subsection 114(2) of the Act.

 

 

[18]           L’avocat des demandeurs soutient que la conclusion de l’agente d’immigration voulant que les demandeurs auraient très bien pu donner suite à la mesure de renvoi en quittant le Canada au cours de l’été 2003 est déraisonnable. Puisque la loi leur donnait le droit de présenter une demande d’examen des risques avant renvoi, avant leur expulsion du Canada, l’agente d’immigration ne pouvait pas tirer une inférence négative du fait que les demandeurs aient exercé ce recours prévu par la loi.

 

[19]           D’un autre côté, le fait qu’il soit sursis à une ordonnance de renvoi jusqu’à l’issue de la demande d’ERAR n’affecte pas la validité de cette mesure de renvoi. Les demandeurs, sachant très bien que plus longtemps ils resteraient au Canada dans l’attente que le processus judiciaire arrive à son terme, plus il serait difficile de retourner dans leur pays d’origine, et sachant qu’il leur avait été ordonné de quitter le pays, ont choisi de rester malgré tout. Cette situation ne s’apparente pas à une « incapacité prolongée à quitter le Canada », l’une des situations où le niveau d’établissement du demandeur au Canada peut être pris en compte, tel que prévu à la section 11.2 du chapitre IP5 du Guide.

 

[20]           L’une des pierres angulaires de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est l’obligation, pour les personnes qui souhaitent s’établir de manière permanente au Canada, de soumettre avant leur arrivée au Canada une demande hors du Canada, de satisfaire aux critères relatifs au statut de résident permanent et d’obtenir un visa de résidence permanente. L’article 25 de la Loi donne au ministre la possibilité d’autoriser certaines personnes, dans les cas qui le justifient, à déposer leur demande depuis le Canada. Cette mesure se veut clairement une mesure d’exception, comme l’indique le libellé de cette disposition :

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

 

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

 

 

Pour examiner les demandes d’établissement déposées au Canada pour des raisons d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25, l’agent d’immigration s’appuie sur des lignes directrices ministérielles. Le chapitre IP5 du Guide de l’immigration – Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, un guide préparé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, contient des lignes directrices sur le sens qu’il convient de donner aux motifs d’ordre humanitaire. On peut lire ce qui suit, au paragraphe 5.1 :

 

5.1  Motifs d’ordre humanitaire

 

 

Il incombe au demandeur de prouver au décideur que son cas particulier est tel que la difficulté de devoir obtenir un visa de résident permanent de l’extérieur du Canada serait

 

 

(i)     soit inhabituelle et injustifiée;

(ii)   soit excessive.

 

Le demandeur peut exposer les faits qu’il juge pertinents, quels qu’ils soient.

 

5.1 Humanitarian and Compassionate Grounds

 

Applicants bear the onus of satisfying the decision-maker that their personal circumstances are such that the hardship of having to obtain a permanent resident visa from outside of Canada would be:        

 

(i)   unusual and undeserved or 

 

(ii)  disproportionate.

 

Applicants may present whatever facts they believe are relevant.  

 

 

Le Manuel contient également une définition de « difficulté inhabituelle et injustifiée » et de « difficultés démesurées », aux paragraphes 6.7 et 6.8 :

 

6.7 Difficulté inhabituelle et
injustifiée

 

On appelle difficulté inhabituelle et injustifiée :

 

• la difficulté (de devoir demander un visa de résident permanent hors du Canada) à laquelle le demandeur s’exposerait serait, dans la plupart des cas, inhabituelle ou, en d’autres termes, une difficulté non prévue à la Loi ou à son Règlement; et

• la difficulté (de devoir demander un visa de résident hors du Canada) à laquelle le demandeur s’exposerait serait, dans la plupart des cas, le résultat de circonstances échappant au contrôle de cette personne.

 

6.7  Difficultés démesurées

 

Des motifs d’ordre humanitaire peuvent exister dans des cas n’étant pas considérés comme « inusités ou injustifiés », mais dont la difficulté (de présenter une demande de visa de résident permanent à l’extérieur de Canada) aurait des répercussions disproportionnées pour le demandeur, compte tenu des circonstances qui lui sont propres.

 

6.7  Unusual and undeserved hardship

 

Unusual and undeserved hardship is:

 

•   the hardship (of having to apply for a permanent resident visa from outside of Canada) that the applicant would have to face should be, in most cases, unusual, in other words, a hardship not anticipated by the Act or Regulations; and

 

•   the hardship (of having to apply for a permanent resident visa from outside of Canada) that the applicant would face should be, in most cases, the result of circumstances beyond the person’s control

 

 

6.8   Disproportionate hardship

 

Humanitarian and compassionate grounds may exist in cases that would not meet the “unusual and undeserved” criteria but where the hardship (of having to apply for a permanent resident visa from outside of Canada) would have a disproportionate impact on the applicant due to their personal circumstances

 

 

[21]           Il serait clairement à l’encontre de l’objet de la Loi de prétendre que plus un demandeur reste longtemps au Canada en situation illégale, meilleures sont ses chances d’être autorisé à s’établir de manière permanente et ce, même si ce demandeur ne satisfait pas aux critères lui permettant d’obtenir le statut de réfugié ou de résident permanent. Cet argument circulaire a effectivement été examiné par l’agente d’immigration mais il n’a pas été retenu. Cette conclusion ne m’apparaît pas déraisonnable.

 

[22]           Les demandeurs s’appuient sur la section 11.2 du chapitre IP5 du Guide, selon lequel le degré d’établissement du demandeur au Canada « peut être un facteur à considérer dans certains cas », notamment dans un cas d’« incapacité prolongée à quitter le Canada aboutissant à l’établissement ». Dans une note figurant dans la même section, il est précisé ce qui suit : « On peut tenir compte de l’établissement du demandeur jusqu’au moment de la décision CH ». L’avocat des demandeurs soutient qu’en l’absence d’un examen approprié et raisonnable de l’établissement, l’agente d’immigration ne pouvait pas raisonnablement évaluer si la famille subirait une difficulté inhabituelle ou injustifiée ou des difficultés démesurées advenant son renvoi en Argentine.

 

[23]           Il y a plusieurs manières de répondre à cet argument. Premièrement, le facteur d’intérêt public dont il est question dans le Guide de l’immigration ne lie pas le ministre et ses mandataires (voir Maple Lodge Farms Limited c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2). Plus important encore, on ne peut pas dire que l’exercice de tous les recours prévus par la LIPR corresponde à des circonstances échappant au contrôle du demandeur. Le demandeur qui se voir refuser le statut de réfugié est parfaitement en droit d’épuiser tous les recours mis à sa disposition par la loi mais il doit savoir que ce faisant, son éventuel renvoi en sera d’autant plus pénible. Comme le mentionne le juge Décary dans Legault c. M.C.I., 2002 CAF 125, au paragraphe 19 :

 

Le ministre, qui est responsable de l’application de la politique et de la Loi, est très certainement autorisé à refuser la dispense que demande une personne qui a établi l’existence de raisons d’ordre humanitaire, s’il est d’avis, par exemple, que les circonstances de l’entrée ou du séjour au Canada de cette personne la discréditent ou créent un précédent susceptible d’encourager l’entrée illégale au Canada. En ce sens, il est loisible au ministre de prendre en considération le fait que les raisons d’ordre humanitaire dont une personne se réclame soient le fruit de ses propres agissements.

 

[24]           En tout état de cause, l’agente d’immigration n’a pas refusé de prendre en compte l’établissement des demandeurs au Canada mais elle a décidé d’accorder peu de valeur à ce facteur. En conséquence, on ne peut pas dire qu’elle a entravé son pouvoir discrétionnaire; bien au contraire, elle a examiné l’ensemble des circonstances avant de conclure comme elle l’a fait et elle a donc ainsi exercé son pouvoir discrétionnaire. Avant de me pencher sur les autres arguments des demandeurs, je dois préciser que même si l’agente avait commis une erreur sur ce point, une telle erreur ne serait pas suffisante en soi pour conclure que l’ensemble de sa décision est déraisonnable puisque l’établissement est seulement l’un des facteurs à prendre en compte pour déterminer si le demandeur subirait une difficulté injustifiée ou démesurée advenant son renvoi dans son pays d’origine. Les arguments des demandeurs ne m’ont pas convaincu que la conclusion de l’agente sur ce point a influencé son évaluation de tous les autres facteurs qu’elle a examinés.

 

L’agente a-t-elle manqué à l’obligation d’équité?

[25]           Les demandeurs allèguent que l’agente a manqué à l’obligation d’équité en s’appuyant sur l’évaluation des risques avant renvoi réalisée en février 2005, malgré les arguments de l’avocat voulant que cette évaluation des risques doive être écartée car elle est fondée sur des éléments de preuve extrinsèque qui n’ont pas été communiqués aux demandeurs pour qu’ils puissent les examiner et les commenter. Cette preuve extrinsèque comprend un rapport sur l’Argentine préparé par Latin Focus, selon lequel l’économie de l’Argentine est en voie d’amélioration.

 

[26]           Malgré les arguments contraires des demandeurs et vu qu’ils n’ont ni demandé, ni obtenu un contrôle judiciaire de la décision d’ERAR, la décision de l’agente de prendre en compte cette évaluation était valable et raisonnable. Si les demandeurs n’étaient pas d’accord avec la preuve documentaire examinée par l’agent d’ERAR, ils auraient dû le faire savoir en présentant une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision d’ERAR. La présente demande n’est pas le forum approprié pour contester la manière dont la preuve a été examinée par l’agent d’ERAR.

 

L’agente a-t-elle commis une erreur en omettant de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants des demandeurs?

[27]           Les demandeurs soutiennent que l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants faite par l’agente était arbitraire et abusive et sans aucun fondement. Ils reconnaissent que l’agente n’était pas tenue de répondre explicitement à chaque élément de preuve documentaire au dossier; ils prétendent néanmoins qu’elle a commis une erreur en omettant de fournir une réponse quant aux éléments de preuve qui contredisent directement ses conclusions. Ils appuient leur argument sur la décision de la Cour dans Cepeda-Guiterrez c. Canada (M.C.I.), [1998] A.C.F. n° 1425, dans laquelle le juge Evans a écrit ce qui suit, au paragraphe 17 : « plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée “sans tenir compte des éléments dont il [disposait]" ». Les demandeurs mentionnent à titre d’exemple des extraits d’un rapport sur les droits de la personne en Argentine du Département d’État américain (Report on Human Rights Practices in Argentina), cités par l’agente dans ses motifs comme un facteur qui milite contre la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Les demandeurs soutiennent qu’elle a omis de tenir compte d’autres rapports faisant état de taux d’abandon élevés et du travail des enfants en Argentine.

 

[28]           Ayant examiné attentivement les motifs de l’agente d’immigration, je suis d’avis qu’elle était réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur des enfants des demandeurs, tel qu’exigé par la Cour suprême du Canada dans Baker c. Canada (M.C.I.), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 74. Elle a tenu compte du jeune âge des enfants, de la socialisation de la famille, du fait qu’ils parlaient essentiellement l’espagnol et qu’ils n’avaient pas encore commencé l’école au Canada, de même que des occasions et des difficultés auxquelles les enfants et les parents devront faire face advenant leur retour en Argentine, de la situation générale du pays et des exigences relatives aux difficultés injustifiées qui ne sont pas prévues dans la loi. Elle a examiné les allégations de risque et le parcours de la famille et elle a conclu que les difficultés auxquelles la famille serait confrontée faisaient partie des difficultés habituelles de toute famille faisant l’objet d’un renvoi et que ces difficultés n’étaient pas injustifiées. Cette conclusion et les explications à l’appui ne me semblent aucunement déraisonnables.

 

[29]           Quant à l’allégation voulant que l’agente ait omis de mentionner les éléments de preuve documentaire contraires à ses conclusions, un examen de la décision Cepeda-Gutierrez indique que le juge Evans faisait référence à une preuve directement liée à la situation personnelle du demandeur et non à la preuve documentaire. Comme le mentionnais ma collègue la juge Snider récemment, dans Gavoci c. Canada (M.C.I.), [2005] A.C.F. n° 249, au paragraphe 9 :

 

Un examen de la décision Cepeda-Gutierrez, précitée, démontre qu’elle doit être lue dans le contexte. Je remarque que l’erreur susceptible de révision du tribunal dans cette décision était son omission de faire référence à un rapport psychologique personnel déposé par le demandeur, plutôt qu’à des énoncés précis provenant de documents relatifs à la situation du pays en cause. En fait, la Cour n’a trouvé aucune erreur en ce qui concerne la conclusion plus générale du tribunal selon laquelle le demandeur ne faisait face à aucune possibilité sérieuse de persécution en dehors de la ville de Mexico, même si le tribunal n’avait apparemment pas fait mention de tous et chacun des éléments de la preuve contradictoire.

 

 

[30]           En l’espèce, l’agente fait effectivement mention de l’évaluation psychologique des demandeurs et explique pourquoi elle ne la trouve pas concluante. Quant à la preuve documentaire, nous devons présumer qu’elle a évalué toute la preuve que les parties ont déposée au dossier même si elle ne cite pas expressément chacun des rapports sur la situation du pays dans ses motifs. Les demandeurs ont évidemment le droit de ne pas être d’accord avec son évaluation de la situation en Argentine mais à moins qu’ils ne puissent démontrer que l’agente a commis une erreur manifeste dans l’évaluation de la preuve documentaire au dossier, il n’y a pas lieu pour la Cour d’intervenir dans le cadre de ce contrôle judiciaire.

[31]           Enfin, les demandeurs font valoir que la situation en Argentine est pitoyable et néfaste pour les enfants. Ils citent des statistiques tirées de la preuve documentaire que l’agente d’immigration a elle-même examinée pour démontrer que le Canada est un endroit plus agréable pour vivre en général. Mais le fait que le Canada soit un endroit plus agréable pour vivre n’est pas un facteur déterminant dans l’issue d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire (Vasquez c. Canada (M.C.I.), 2005 CF 91; Dreta c. Canada (M.C.I.), 2005 CF 1239); s’il en était autrement, il faudrait donner à la vaste majorité des personnes qui vivent illégalement au Canada le statut de résident permanent pour des raisons d’ordre humanitaire. De toute évidence, telle n’était pas l’intention du Parlement lorsqu’il a promulgué l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

[32]           Pour tous les motifs exposés plus haut, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[33]           Les demandeurs ont proposé quatre questions à certifier. Après un examen minutieux, je suis d’avis qu’aucune de ces questions ne sont nécessaires à l’issue de cette demande de contrôle judiciaire. De plus, il ne s’agit pas de questions graves de portée générale et certaines ont déjà fait l’objet d’une réponse de la Cour d’appel dans Legault c. Canada (M.C.I.), 2002 CAF 125.

 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

-                     La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

                                                                                                            « Yves de Montigny »

                                                                                                                       Juge  

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4687-05

 

INTITULÉ :                                       RAUL GERARDO SERDA et al.

c. MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 9 FÉVRIER 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE DE MONTIGNY 

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 17 MARS 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. Jean Munn &

Rishma N. Shariff                                                                     POUR LES DEMANDEURS

 

Rick Garvin                                                                              POUR LE DÉFENDEUR

                       

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Caron & Partners LLP                                                             POUR LES DEMANDEURS

Avocats

Calgary (Alberta)

 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada                                          

 

 

 

 

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