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Date : 20210208


Dossier : IMM-6699-19

Référence : 2021 CF 126

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 février 2021

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

TANISHA TAMARHA BEECHER

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 25 septembre 2019 par la Section d’appel des réfugiés (SAR), qui a confirmé le rejet de sa demande d’asile au motif qu’elle n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2011, c 27, art 96 et 97(1) [la LIPR].

[2] Pour les motifs qui suivent, la Cour rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte

[3] La demanderesse est citoyenne de la Jamaïque. Elle demande l’asile parce qu’elle serait exposée à une menace à sa vie ou à un risque de préjudice grave de la part de son ancien partenaire, qui est aussi le père de son enfant, et de la part de deux gangs.

[4] Elle allègue avoir déjà subi de la violence conjugale aux mains de son ancien partenaire et qu’elle a été volée, agressée et harcelée par deux gangs en Jamaïque.

[5] La demanderesse est venue quelques fois au Canada munie d’un permis de travail, puis est retournée en Jamaïque à l’expiration de celui-ci; depuis 2010, elle réside au Canada sans interruption. Elle a présenté une demande d’asile en 2017.

[6] La Section de la protection des réfugiés (SPR) a jugé la demanderesse crédible; toutefois, elle a conclu à un risque conjectural, qui ne s’élevait pas au rang de possibilité sérieuse ou qui constituait un risque généralisé auquel tous les Jamaïcains sont confrontés. La SAR a confirmé la décision en appel.

[7] Le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (le ministre) est également intervenu en appel. Il a fait valoir que les deux demandes présentées antérieurement par la demanderesse pour des motifs d’ordre humanitaire avaient été refusées et que l’appel devrait être rejeté parce que les allégations relatives à la violence des gangs ne figuraient pas dans ces demandes, ni le fait que l’appelante avait été particulièrement visée, ce qui aurait démontré que les allégations étaient crédibles.

III. La décision contestée

[8] La SAR s’est d’abord demandé si elle devait tenir une audience, puis elle a conclu qu’il était justifié de le faire parce que la preuve du ministre concernant les demandes présentées antérieurement pour des motifs d’ordre humanitaire, admise et versée au dossier, remettait en question la crédibilité de la demanderesse.

[9] La SAR a expliqué que la tenue de l’audience ne reposait toutefois pas sur les nouveaux éléments de preuve que la demanderesse tentait de faire admettre, soit la transcription de l’audience tenue devant la SPR, qui faisait partie du dossier, et un message texte de juillet 2018 dans lequel l’ancien partenaire de la demanderesse profère des menaces à l’endroit de leur fils; ce dernier élément de preuve a été présenté après l’audience de la SAR.

[10] Dans le cadre de son examen, la SAR a jugé le message texte inadmissible parce qu’il était antérieur à l’audience de la SPR et au rejet de la demande; de plus, rien ne démontrait que celui-ci n’était pas raisonnablement accessible à ce moment-là, puisqu’il s’agit d’un instantané d’écran pris sur le téléphone de la demanderesse. L’hypothèse formulée par son avocat – que la découverte de cet instantané était récente – n’a pas été produite sous forme de déclaration sous serment et n’explique pas la chronologie entourant la prise de connaissance du message par la demanderesse, ni les raisons pour lesquelles cette dernière n’avait pas pu le présenter avant l’audience puisqu’il aurait été pertinent de le faire.

[11] De plus, après l’avoir examiné, la SAR l’a jugé non pertinent aux fins de la demande ou de l’appel. En effet, les menaces proférées dans le message visaient le fils de la demanderesse et non cette dernière; cet élément n’était donc pas pertinent puisqu’il ne satisfaisait pas aux exigences relatives aux menaces. La SAR a par ailleurs souligné qu’elle ne voyait aucun lien entre le message texte et l’intervention du ministre, car le message est postérieur aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire.

[12] La SAR a ensuite examiné la décision de la SPR selon la norme de la décision correcte.

[13] Premièrement, la SAR a souscrit à l’avis de la SPR selon lequel le prétendu risque de persécution auquel la demanderesse était exposée du fait de son sexe de la part de son ancien partenaire ne constituait pas une possibilité sérieuse de persécution. Tout en jugeant crédibles les allégations de violence subie dans le passé, la SAR a déterminé que, pour plusieurs raisons, l’ensemble de la preuve ne permettait de conclure qu’à un simple risque de persécution. Elle a jugé convaincants les faits suivants :

  • a) Aucune violence physique n’a eu lieu depuis 2003, année où la relation s’est terminée pour de bon, et la demanderesse a pourtant quitté définitivement la Jamaïque en 2010;

  • b) L’ancien partenaire n’a pas communiqué avec la demanderesse depuis qu’il a proféré la menace, en août 2018, laquelle a été considérée, selon la prépondérance des probabilités, comme ayant été faite en l’air;

  • c) Le fils de la demanderesse n’a eu vent d’aucune autre menace proférée à l’endroit de sa mère depuis celle faite en août 2018;

  • d) Le fils de la demanderesse sera bientôt un adulte et n’habitera plus avec sa mère si celle-ci devait aller vivre en Jamaïque;

  • e) L’ancien partenaire est un citoyen américain résidant principalement aux États‑Unis et se rendant en Jamaïque trois ou quatre fois par année seulement, en moyenne;

  • f) À l’audience tenue devant la SPR, la demanderesse n’a pas dit craindre son ancien partenaire.

[14] De plus, la SAR a conclu que la demanderesse n’était exposée à aucun risque visé à l’article 97 de la part de son ancien partenaire, ce risque étant établi selon la norme plus rigoureuse de la prépondérance des probabilités.

[15] La SAR a également convenu que le prétendu risque de violence par des gangs ne constituait pas de la persécution et n’était pas un risque auquel la demanderesse était personnellement exposée; il ne répondait donc pas aux exigences prévues aux articles 96 et 97 de la LIPR. Au terme de son examen du dossier, la SAR a conclu qu’elle n’avait aucune raison d’infirmer la conclusion selon laquelle l’allégation de violence n’était pas crédible non plus que celle, non contestée, que cette allégation n’était pas fondée sur un motif prévu par la Convention. Elle a ensuite indiqué que la SPR n’avait commis aucune erreur dans sa démarche et qu’elle avait tenu compte de tous les facteurs, notamment de la situation personnelle de la demanderesse et de la preuve des actes criminels subis par des membres de sa famille, et elle a jugé que le risque prospectif d’être ciblé par un gang était un risque généralisé. Par ailleurs, la SAR a fait remarquer que la demanderesse vivait au Canada depuis neuf ans et qu’elle n’avait présenté aucun élément de preuve permettant de conclure qu’un gang continuait de la cibler ou de la menacer personnellement.

[16] Par conséquent, l’appel a été rejeté et la décision de la SPR, confirmée.

IV. Les questions en litige

[17] La demanderesse soulève les questions ci-dessous, que la Cour abordera dans l’ordre :

  • 1) La SAR a-t-elle commis une erreur en rejetant le nouvel élément de preuve?

  • 2) La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que le risque de persécution auquel serait exposée la demanderesse du fait de son sexe de la part de son ex‑partenaire ne constituait pas une possibilité sérieuse de persécution?

  • 3) La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que le risque de violence lié à des gangs ne visait pas la demanderesse personnellement et ne constituait pas une possibilité sérieuse de persécution?

  • 4) La SAR a-t-elle omis d’examiner un risque objectif—celui d’être renvoyée en Jamaïque.

V. La norme de contrôle

[18] Conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], de la Cour suprême du Canada, le cadre d’analyse permettant de déterminer la norme de contrôle applicable repose sur la présomption que la décision contestée est raisonnable (Vavilov, au para 16). Cette présomption n’a été réfutée pour aucune des questions soulevées en l’espèce.

[19] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. La cour de révision doit déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, aux para 85, 99 et ss). Une décision raisonnable est justifiée à la lumière des contraintes juridiques et factuelles particulières qui ont une incidence sur elle — « il ne suffit pas que la décision soit justifiable […] le décideur doit également […] justifier sa décision » (Vavilov, aux para 85–86). La cour de révision doit se demander si la décision « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, au para 99). Enfin, il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[20] En ce qui concerne les conclusions de fait, qui englobent les inférences factuelles, la cour de révision doit adopter une approche non interventionniste qui respecte les principes énoncés dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 aux para 14–18. Les parties doivent démontrer qu’il existe des circonstances exceptionnelles justifiant de modifier les conclusions factuelles, et ne doivent pas demander à la cour d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur (Vavilov, aux paras 125–26).

VI. Analyse

A. La SAR a-t-elle commis une erreur en rejetant le nouvel élément de preuve?

[21] La SAR a justifié amplement le rejet du nouvel élément de preuve, soit le message texte de l’ancien partenaire remontant à juillet 2018, que la demanderesse a prétendu avoir retrouvé sur son téléphone seulement récemment. Selon la SAR, ce message datait d’avant l’audience, et rien ne démontrait que celui-ci n’était pas raisonnablement accessible à ce moment-là, eu égard à la déclaration produite sous forme non assermentée. Par ailleurs, la SAR a jugé que le message texte n’était pas lié à la demande puisque la menace visait le fils de la demanderesse et non la demanderesse elle‑même. Les arguments concernant les Directives numéro 4 du président de la Commission n’ont pas été présentés à la SAR, non plus qu’ils sont applicables.

B. La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que le risque de persécution auquel serait exposée la demanderesse du fait de son sexe de la part de son ex-partenaire ne constituait pas une possibilité sérieuse de persécution?

[22] La demanderesse soutient que la SAR n’a pas analysé les faits de manière prospective, supposant un risque nul de persécution dans l’avenir, et ce, malgré l’existence d’incidents de persécution dans le passé. Cette prétention ne prend pas en considération les motifs de la décision contestée qui sont résumés ci‑dessus. En effet, la demanderesse demande à la Cour d’apprécier à nouveau les faits, ce que la Cour ne peut faire si aucune erreur liée à la procédure ou à l’appréciation des faits ne ressort clairement des motifs.


C. La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que le risque de violence lié à des gangs ne visait pas la demanderesse personnellement et ne constituait pas une possibilité sérieuse de persécution?

[23] La SAR a rejeté l’argument avancé par la demanderesse sur le fondement de l’article 97 – qu’elle est à risque de subir de la violence aux mains de gangs – pour plusieurs motifs, dont les suivants : plusieurs années se sont écoulées depuis l’incident en question, et aucune preuve ne permet de conclure que le gang a continué de menacer la demanderesse ou de la rechercher; la demanderesse est retournée sans problème en Jamaïque après l’incident de violence; la preuve selon laquelle d’autres membres de la famille ont été victimes de crimes violents n’a pas permis de conclure que la demanderesse était personnellement exposée à un risque et, de manière prospective, tout porte à croire qu’il s’agissait d’un acte isolé dans un contexte de criminalité généralisée. Encore une fois, la demanderesse demande une nouvelle appréciation de la preuve, ce que la Cour ne peut pas faire en présence d’éléments probants à l’appui de la conclusion et en l’absence d’erreur flagrante liée à la procédure ou à l’appréciation des faits.

D. La SAR a-t-elle omis d’examiner un risque objectif—celui d’être renvoyée en Jamaïque?

[24] La Cour convient avec la SAR que les observations de la demanderesse sur cette question portaient à confusion et n’ont pas été clairement établies. Devant la SAR, les observations ont été présentées sous la rubrique « Principes de justice naturelle et équité procédurale ». La demanderesse soutenait qu’il y avait eu manquement aux principes de justice naturelle en ne prenant pas en considération la protection de l’État ou l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11. Devant la SPR ou la SAR, la demanderesse n’a pas présenté de documents objectifs sur la situation dans le pays, ce qu’elle invoque maintenant. Elle a prétendu que la SPR n’avait pas effectué une analyse de la protection de l’État, tout en reconnaissant qu’il lui incombait de fournir toute information pertinente à cet effet. La SAR a souligné que la question de la protection par l’État ne se pose que si le demandeur établit l’existence d’un risque. Or, en l’espèce, la demanderesse n’a pas établi que la SAR a abordé cette question de manière déraisonnable, d’autant plus qu’elle n’a été soumise d’aucune façon à la SAR.

VII. Conclusion

[25] La demande est rejetée. Aucune question n’a été présentée aux fins de certification et aucune n’est certifiée.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-6699-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’a été présentée aux fins de certification et aucune n’est certifiée.

« Peter Annis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6699-19

INTITULÉ :

TANISHA TAMRHA BEECHER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JANVIER 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

DATE DES MOTIFS :

LE 8 FÉVRIER 2021

COMPARUTIONS :

Tanisha Tamarha Beecher

POUR LA DEMANDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Neeta Logsetty

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Tanisha Tamarha Beecher

Stouffville (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Neeta Logsetty

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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