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Date : 20030113

Dossier : T-86-96

Ottawa (Ontario), le 13 janvier 2003

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE LAYDEN-STEVENSON

ACTION RÉELLE CONTRE LE NAVIRE « DELTA PRIDE » ET ACTION PERSONNELLE

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

                                                                                                                                 demanderesse

et

LE NAVIRE « DELTA PRIDE » , SES PROPRIÉTAIRES,

PRÉPOSÉS ET AGENTS ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « DELTA PRIDE »

ET TRISTAR SHIPPING LINES LTD.

                                                                                                                                        défendeurs

ORDONNANCE


Un jugement est rendu en faveur de la demanderesse à l'encontre des défendeurs, des intérêts composés annuellement étant accordés sur la somme de 81 746,76 $, au taux de la Banque du Canada, pour une période de quatre ans (de 1995 à 1998). La question des intérêts avant jugement est reportée afin de permettre aux avocats de tenter de la régler de gré à gré. En l'absence de règlement, l'une ou l'autre partie pourra présenter une demande; je demeure saisie de l'affaire afin de trancher au besoin la question des intérêts avant jugement. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Carolyn A. Layden-Stevenson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


Date : 20030113

Dossier : T-86-96

Référence neutre : 2003 CFPI 11

ACTION RÉELLE CONTRE LE NAVIRE « DELTA PRIDE » ET ACTION PERSONNELLE

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

                                                                                                                                 demanderesse

et

LE NAVIRE « DELTA PRIDE » , SES PROPRIÉTAIRES,

PRÉPOSÉS ET AGENTS ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « DELTA PRIDE »

ET TRISTAR SHIPPING LINES LTD.

                                                                                                                                        défendeurs

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LAYDEN-STEVENSON


[1]                 Un brise-lame flottant, dans le port de plaisance de Reed Point, à Port Moody (Colombie-Britannique), a été heurté à deux reprises par des navires de haute mer au cours d'une période de deux mois. L'action ici en cause se rapporte au deuxième incident. La demanderesse était propriétaire du brise-lame; elle sollicite des dommages-intérêts pour les frais engagés aux fins de la réparation d'une partie du brise-lame.

[2]                 La demanderesse allègue que, le 10 janvier 1995, lorsqu'il a quitté son poste de mouillage au terminal de Pacific Coast, à Port Moody, le « Delta Pride » était dirigé d'une façon non appropriée ou négligente, de sorte que les chaînes d'ancre se sont brisées et que le brise-lame s'est en partie déplacé. La demanderesse allègue également que le « Delta Pride » ou l'un des remorqueurs qui l'aidaient sont entrés en contact avec le brise-lame.

[3]                 Les défendeurs nient leur responsabilité et nient que la demanderesse ait subi des dommages ou affirment subsidiairement qu'elle a tout au plus subi des dommages symboliques.

Le brise-lame

[4]                 Le gouvernement a mis sur pied un programme conjoint connu sous le nom de Programme d'aide aux ports de plaisance selon lequel de l'aide était fournie aux fins de l'aménagement et de la construction de ports de plaisance exploités par le secteur privé au Canada. En 1977, le brise-lame, au port de plaisance de Reed Point, a été construit dans le cadre de ce programme. Le brise-lame a été construit par la demanderesse, qui en était propriétaire et devait en assurer l'entretien.


[5]                 Le brise-lame, une pyramide inversée flottante, comprenait quatre sections principales (appelées « estacades » ), A, B, C et D. Les estacades étaient composées de pilotis créosotés constitués de faisceaux de rondins retenus par des chaînes (les chaînes de recouvrement). Il y avait cinq faisceaux pour chacune des estacades A, B, C et D. Les faisceaux étaient raccordés par des chaînes (les chaînes de raccordement) et l'estacade était ancrée sur le fond. Chaque estacade avait des ancres qui étaient assujetties par des chaînes (les chaînes d'ancre). Il y avait fixé à l'ancre (4 tonnes et demi de béton) un anneau par où passait une manille reliant l'ancre à une chaîne qui, de son côté, était reliée à la chaîne entourant chaque faisceau de rondins. Les chaînes d'ancre étaient ajustées de façon que le brise-lame puisse se déplacer avec la marée sans changer d'alignement.

[6]                 Il y avait deux autres petits faisceaux de chaque côté des estacades principales. Le brise-lame était destiné à protéger le port de plaisance contre le sillage et les remous causés par les navires.

Les faits


[7]                 Les parties se sont entendues sur les faits ci-après énoncés. La demanderesse était propriétaire du brise-lame situé près du port de plaisance de Reed Point (le port de plaisance), à Port Moody (Colombie-Britannique). Pendant la période pertinente, la défenderesse Tristar Shipping Lines Ltd. (Tristar) était propriétaire enregistré d'un vraquier appelé « Delta Pride » , d'une longueur de 710 pieds et d'une largeur de 105,64 pieds. Le navire est décrit à l'annexe « A » .

[8]                 Le 10 janvier 1995, vers 13 h 45, le « Delta Pride » évoluait près du terminal de Pacific Coast dans le port de Vancouver, avec l'aide des remorqueurs « Hawk » et « Falcon » de Seaspan. Le « Delta Pride » était doté de l'équipage nécessaire pendant toute la période qui nous intéresse et il était dirigé par un pilote côtier de la Colombie-Britannique, le capitaine Stephen Jack Macauley.

[9]                 Le brise-lame a été construit afin de protéger les propriétés riveraines; il était situé près du terminal de Pacific Coast, qui était un terminal pour les navires de haute mer utilisé aux fins du chargement de produits à bord de navires de haute mer comme le « Delta Pride » . Le terminal de Pacific Coast était exploité au moment où le brise-lame a été construit, en 1977 ou à peu près à cette époque-là. Le brise-lame, le port de plaisance, le terminal de Pacific Coast sont tous situés dans le port de Vancouver.

[10]            Jusqu'en 1995 et pendant l'année 1995, le port de Vancouver était administré par la Société du port de Vancouver, une société d'État fédérale. Le port de plaisance louait la propriété. La Société du port de Vancouver, par l'entremise de la capitainerie, désignait les aires destinées au mouvement des navires de haute mer près du terminal de Pacific Coast et du brise-lame.

[11]            Le brise-lame était déjà en cause dans une demande lorsque le navire de haute mer « Sea Joy II » l'a heurté le 8 novembre 1994. Diverses poursuites ont été engagées devant la Cour fédérale contre le « Sea Joy II » et contre Sa Majesté la Reine par suite des dommages causés aux bateaux dans le port de plaisance. Dans ces poursuites, il a été allégué que Sa Majesté la Reine n'avait pas bien entretenu le brise-lame. Avant que les événements mettant en cause le « Sea Joy II » et le « Delta Pride » se produisent, la demanderesse avait adopté une politique suivant laquelle elle remplaçait les chaînes d'ancre uniquement lorsque celles-ci se brisaient. M. Wes Maggs a procédé à une inspection sous-marine au mois d'avril 1995.


[12]            Les parties s'entendaient également sur la suite des événements qui étaient à l'origine du dommage allégué. Vers 13 h 54 le 10 janvier 1995, le « Delta Pride » , piloté par un marin chevronné, Stephen Macauley (le pilote), sortait du poste de mouillage numéro un au terminal de Pacific Coast après qu'une cargaison de soufre eut été mise à bord du navire. Deux remorqueurs de Seaspan, le « Falcon » et le « Hawk » , aidaient le « Delta Pride » . Étant donné l'heure à laquelle le navire avait quitté le terminal de Pacific Coast et que la marée baissait, le pilote a donné des instructions pour que le « Delta Pride » sorte du poste de mouillage à reculons. Il n'était pas possible de faire tourner le navire lorsqu'il était à proximité du poste de mouillage à cause de la marée descendante, du tirant d'eau du navire chargé et du faible espace libre sous la coque du navire dans l'aire de mouillage. On a fait sortir le « Delta Pride » du poste de mouillage à reculons jusqu'à ce qu'il atteigne les feux d'alignement du chenal privilégié en eau profonde.

[13]            Après que le navire eut cessé de faire marche arrière, le pilote a donné des instructions pour que le « Falcon » pousse sur l'avant tribord du navire et pour que le « Hawk » pousse le navire sur la hanche bâbord, de sorte que le navire s'est mis à tourner dans le sens contraire aux aiguilles d'une montre, l'avant faisant face au nord. Le pilote a remarqué que l'arrière du « Delta Pride » se dirigeait vers le brise-lame. Indépendamment de la manoeuvre des remorqueurs, le pilote a donné des instructions pour que l'équipage du navire mette d'abord les machines en marche avant doucement, puis à demi-vitesse et brièvement, en avant toute. Le « Delta Pride » a avancé en s'éloignant du brise-lame, sans entrer en contact avec le brise-lame. Le navire a poursuivi son chemin et a subséquemment jeté l'ancre au mouillage « K » , à Indian Arm.

[14]            Les faits ci-après énoncés ne sont pas contestés, même si les parties n'en n'ont pas convenu. Au moment en cause, la mer était calme. Le « Delta Pride » était sous la direction de son capitaine, que le capitaine Macauley secondait à cause des exigences canadiennes obligatoires en matière de pilotage. Le pilote aidait le capitaine à diriger la marche du navire. Le départ du navire a été retardé d'environ une heure parce que les équipes n'étaient pas arrivées.

[15]            Le brise-lame était géré et maintenu par l'entremise de la Direction des ports pour petits bateaux du ministère des Pêches et des Océans (Pêches et Océans). En 1988, Gary Lacey était le directeur régional adjoint responsable des biens et de l'exploitation pour les ports pour petits bateaux. Pendant que M. Lacey occupait ce poste, le gouvernement a réorganisé le programme des ports pour petits bateaux et, en 1991, M. Lacey est devenu chef régional de la Direction des ports pour petits bateaux (PPB) du Programme des administrations portuaires. Le brise-lame, au port de plaisance, relevait de sa compétence.

[16]            PPB a conclu un marché découlant d'une offre à commandes avec un entrepreneur local, Premier Marine Contracting Ltd. (Premier Marine), en vue d'assurer au besoin une réponse immédiate dans un port. Cela s'éloignait de la pratique passée selon laquelle Travaux publics fournissait des services exclusifs à PPB. Premier Marine appartenait aux frères Mac et James Nelson, qui exploitaient l'entreprise. Premier Marine a cessé ses activités en 1996.

[17]            Après l'événement mettant en cause le « Delta Pride » , des réparations d'urgence et des réparations permanentes ont été effectuées sur l'estacade B du brise-lame. Les navires ne tournent plus devant le port de plaisance parce qu'un bassin d'évitage a été creusé devant le terminal de Pacific Coast après cet événement et que les navires peuvent maintenant tourner avant de quitter leur poste de mouillage. Depuis l'année 1998 environ, le port de plaisance est propriétaire du brise-lame.


La preuve relative à l'incident

[18]            Raymond Harris amarre son Landfall 48 CNC dans le port de plaisance. Au moment de l'incident, il était à l'intérieur du poste de barre, à une centaine de pieds du brise-lame. Lorsqu'il a vu le « Delta Pride » , M. Harris s'est rendu à l'avant du bateau où la vue n'était pas obstruée. M. Harris a observé le navire qui s'en venait; il pouvait voir, à l'avant, un remorqueur qui le poussait, ainsi qu'un remorqueur à l'arrière. M. Harris a dit que le navire était beaucoup trop près et il a remarqué une grande activité à bord du remorqueur, derrière le navire. Au moment où M. Harris croyait qu'ils se rapprochaient trop, le remorqueur a viré complètement à angle droit par rapport à son bateau et au navire. Les machines du remorqueur fonctionnaient jusqu'alors à vitesse moyenne, mais le remorqueur a ensuite accéléré. Les machines du remorqueur ont poussé le brise-lame encore plus près et le remorqueur était à 75 pieds du témoin. Lorsque le remorqueur a viré à angle droit, il a glissé le long des chaînes du brise-lame et il y a eu un craquement qui a duré une dizaines de secondes. L'eau du bassin se soulevait et, derrière M. Harris, elle « déferlait » . M. Harris a ensuite vu une bouffée de fumée noire et le gros navire a effectué une forte poussée et il a avancé. Le brise-lame s'est déplacé jusqu'à moins de 30 pieds du port de plaisance. M. Harris estimait que le navire de charge était obligé de faire marche en avant toute parce que le remorqueur avait perdu la maîtrise. Le navire n'a pas touché le brise-lame, mais le remorqueur l'a touché.

[19]            Ralph Ungless est capitaine au sein du service d'incendie de Port Moody. Le 10 janvier 1995, il inspectait le bateau-pompe qui était temporairement gardé au port de plaisance. Au moment en question, M. Ungless se tenait sur le pont du bateau-pompe à quelques pieds au-dessus de l'eau, à environ 300 pieds du « Delta Pride » ; il avait une vue dégagée de toute la partie arrière du navire. Il se rappelle avoir vu l'arrière du navire se rapprocher du brise-lame en se déplaçant dans le sens des aiguilles d'une montre. Le remorqueur essayait d'arrêter l'élan du navire. Juste avant que le navire arrive au brise-lame, on a mis l'hélice en marche afin d'arrêter l'élan du navire. Lorsque cela été fait, le brise-lame s'est rapproché. Le témoin a remarqué que l'eau, près du bateau-pompe et aux environs, était agitée. Il n'a pas vu le remorqueur entrer en contact avec le brise-lame, il n'a pas vu de fumée et il n'a pas entendu de grincement résultant du frottement du métal contre le métal.


[20]            Le capitaine Stephen Macauley a commencé sa carrière comme apprenti marin en 1971; il a été admis comme pilote au mois de juin 1990. Il est titulaire de certificats de capitaine de navire de cabotage et de second capitaine au long cours. Le premier certificat ne comporte aucune restriction quant à la jauge, ce qui veut dire que M. Macauley peut conduire n'importe quel navire, et l'autre certificat vise tout navire qui effectue quelque voyage que ce soit. Les compétences requises des « pilotes » sont rigoureuses; il faut notamment suivre des cours en France, en Floride et au Rhode Island, en plus d'effectuer le nombre nécessaire d'heures en mer. En sa qualité de pilote côtier de la Colombie-Britannique, le capitaine Macauley manoeuvrait chaque mois trois ou quatre navires pour les faire entrer au terminal de Pacific Coast ou pour les en faire sortir.

[21]            Les renseignements pertinents en matière de navigation sont fournis aux pilotes au moyen d'avis que Transports Canada donne aux navigateurs, au moyen de notes de service et d'avis donnés aux pilotes par l'Administration de pilotage du Pacifique (l'APP) ainsi que par l'entremise de services chargés de la circulation, c'est-à-dire la Garde côtière canadienne. Un pilote est habituellement informé de son affectation par téléphone par un répartiteur quatre heures au préalable. Le capitaine Macauley se prépare normalement en consultant les annuaires de marées, en vérifiant les conditions météorologiques et en obtenant tous les renseignements pertinents au sujet du navire. Si la question du tirant d'eau le préoccupe, il demande au répartiteur de le vérifier. La fiche de référence est le dossier du pilote; elle renferme tous les renseignements concernant le navire, son lieu d'origine et son lieu d'arrivée et indique toutes les heures pertinentes.

[22]            Avant 1995, les navires au terminal numéro un de Pacific Coast étaient presque toujours amarrés du côté tribord le long du quai, l'avant du navire en direction est et l'arrière en direction nord-ouest. Cette position permettait aux navires-citernes de se rendre du côté bâbord au poste de mouillage numéro deux. Par conséquent, selon la hauteur de la marée, le pilote devait peut-être faire marche arrière en eaux plus profondes pour virer plus facilement.

[23]            À 13 h 45 le 10 janvier 1995, la profondeur de l'eau au terminal de Pacific Coast était de 6,7 mètres et le tirant d'eau du « Delta Pride » était de 12,5 mètres. La tâche du pilote consistait à garder les feux parfaitement alignés pendant qu'il reculait le navire dans le chenal privilégié en eau profonde, puis de faire tourner le navire en direction ouest, et ce, assez tôt pour permettre au navire d'accélérer suffisamment pour être manoeuvré dans Barnet Narrows. Les « feux » , qui ont été installés par la Garde côtière canadienne, sont des feux jaunes fixes; lorsqu'ils sont parfaitement alignés, ils ne semblent former qu'un seul feu et indiquent l'emplacement du chenal privilégié en eaux profondes.


[24]            Le capitaine Macauley a témoigné que lorsqu'il avait sorti en marche arrière le « Delta Pride » du terminal de Pacific Coast, deux remorqueurs étaient présents, dont l'un était placé à l'avant du navire (sans être attaché à celui-ci par un cordage); le capitaine Macauley croyait que le remorqueur à l'arrière était rattaché avec le cordage du remorqueur sur la hanche bâbord. Il a manoeuvré pour que le navire fasse marche arrière très lentement et il a reculé jusqu'à ce que le navire soit aligné sur les feux en utilisant le remorqueur qui était en avant afin de diriger la proue du navire et le remorqueur qui était en arrière afin de placer le navire comme il le fallait pour qu'il soit aligné sur les feux. Le capitaine Macauley a fait marche arrière jusqu'à ce que le navire se trouve entre le port de plaisance et le terminal d'Ioco (la raffinerie de la Compagnie pétrolière impériale); lorsque le navire s'est trouvé dans des eaux suffisamment profondes, il a amorcé un virage à bâbord pour que l'arrière du navire soit exactement à l'ouest, avec les feux derrière eux. Le capitaine Macauley avait le choix d'effectuer le virage en plaçant la proue au sud ou en plaçant l'arrière au sud. Il a décidé de placer l'arrière au sud parce que la passerelle était située près de l'arrière du navire et qu'il pouvait constater lui-même la distance entre le navire et toute structure riveraine au lieu que se fier à quelqu'un, à l'avant du navire (soit à une distance de près de 1 000 pieds), pour le lui dire. Il se déplaçait d'un aileron de passerelle à l'autre (il s'agit de plate-formes ressortant de la passerelle, situées au-dessus de l'eau) pour mieux voir.

[25]            Le navire s'est arrêté et s'est immobilisé au nord du port de plaisance. Le pilote a amorcé le virage en utilisant uniquement la force motrice du remorqueur. L'arrière semblait « glisser » (ce qui est un effet hydrodynamique lorsque le navire essaie de glisser en eau peu profonde) vers le brise-lame; le pilote a utilisé la force motrice du navire (le moteur du navire) pour remédier à la situation de façon que le navire n'entre pas en contact avec quoi que ce soit. Le remorqueur qui était à l'arrière était placé sur la hanche bâbord et il poussait le navire, comme le faisait également le remorqueur à l'avant. Le capitaine Macauley savait que le remorqueur qui était à l'arrière était près du brise-lame, mais il ne croyait pas qu'il le touchait. Puisqu'il avait dépassé le brise-lame et qu'il ne pouvait rien voir [TRADUCTION] « d'anormal » , le capitaine Macauley a poursuivi son chemin et il a jeté l'ancre au mouillage « K » , à Indian Arm. Après que le navire eut jeté l'ancre, le capitaine Macauley a entendu une conversation sur les ondes VHF au sujet d'une plainte qui avait été faite au port de plaisance.

[26]            De plus, deux témoins experts ont fourni une preuve par affidavit. Les affidavits ont été soumis sur consentement et les avocats des deux parties ont renoncé au droit de contre-interroger les témoins. Le premier expert était le capitaine au long cours John Swain, qui a commencé sa carrière de marin au mois d'octobre 1970 et qui occupe maintenant un poste de commandant auprès des navires-citernes Stolt en sa qualité de capitaine d'un navire transporteur de produits chimiques de 40 000 tonnes effectuant des voyages partout au monde. Le capitaine Swain a travaillé pendant près d'un an et demi sur la rivière Humber, au Royaume-Uni, où il a piloté des navires dans des passages étroits. Il a déclaré :

[TRADUCTION]

a)              la meilleure solution consiste à faire tourner le navire avec l'arrière à l'écart de tout danger ou obstacle éventuel;

b)              il est reconnu que la poussée de l'hélice d'un navire de haute mer peut occasionner divers genres de dommages. La poussée est plus prononcée lorsque l'on fait passer les moteurs du point mort ou d'une petite vitesse pour les faire tourner à plein régime;

c)              à mon avis, il était préférable de virer initialement à tribord. Toutefois, il y avait suffisamment de force motrice pour permettre au pilote d'arrêter le navire et de le faire tourner et empêcher ainsi tout dommage attribuable à la poussée ou aux remous;

d)              à mon avis, le pilote a mal calculé l'erre à l'arrière du navire et n'a pas utilisé le remorqueur;

e)              une solution aurait consisté à faire tirer le navire par un remorqueur par l'arrière, le remorqueur situé à l'avant étant attaché à la proue du navire;

f)              à mon avis, on aurait dû attacher les remorqueurs au navire. Étant donné qu'on ne l'a pas fait, on n'avait presque pas de choix et il a fallu faire tourner les moteurs du navire à plein régime, de sorte que la poussée ou le sillage causé par l'hélice ont occasionné des dommages à Reed Point.


Le témoin a conclu que, lors de la sortie du navire du terminal de Pacific Coast, le pilote avait fait tout ce qu'il convenait de faire jusqu'à ce que le navire se mette à virer à bâbord et que le pilote, en utilisant les remorqueurs pour tirer le navire, aurait pu éviter d'être en position très rapprochée.

[27]            Le deuxième expert était le capitaine David W. Batchelor, qui a commencé sa carrière en mer en 1959. Le capitaine Batchelor exploite une entreprise de conseillers en transport maritime à Delta (Colombie-Britannique); auparavant, il occupait le poste de directeur général de l'APP, qu'il a quitté en 1996. Il a exprimé son avis en réponse à l'avis exprimé par le capitaine Swain. En ce qui concerne la question du virage à bâbord en sens contraire aux aiguilles d'une montre, le capitaine Batchelor a conclu que la décision du capitaine Macauley était conforme aux normes de bonne navigation, et ce, pour les raisons ci-après énoncées :

[TRADUCTION]

a)              l'arrière du navire est passé près des obstacles fixes les plus proches, soit dans ce cas-ci, le port de plaisance de Reed Point. La passerelle du navire est située à l'arrière, de sorte que le pilote peut voir, probablement à une trentaine de mètres de l'arrière du navire, le danger éventuel de beaucoup plus près. Si le navire avait viré à tribord, dans le sens des aiguilles d'une montre, le pilote aurait vu jusqu'à une distance d'environ 195 mètres de la proue, soit la partie du navire qui aurait été la plus proche du danger éventuel;

b)              en virant à bâbord, le capitaine Macauley a pu s'en remettre à son propre jugement au sujet de la distance qui le séparait des dangers éventuels au lieu de se fier aux renseignements d'un officier se trouvant à l'avant qui lui aurait transmis le message par radio en ayant recours à un intermédiaire. Le capitaine Macauley pouvait donc évaluer immédiatement la situation au lieu d'attendre et de s'en remettre au jugement d'un tiers;


c)              le capitaine Macauley a été vigilant et il a toujours été parfaitement au courant de la position du navire pendant que celui-ci effectuait le virage;

d)              puisque le navire était chargé et que le tirant d'eau était de 12,5 mètres, il y aurait peu ou il n'y aurait pas d'effet de poussée transversale attribuable à l'hélice lorsque le navire effectuerait un virage dans un sens ou dans l'autre, de sorte que cela n'influerait pas sur la décision du pilote, lorsqu'il s'agirait de savoir de quel côté il fallait tourner;

e)              les remorqueurs sont tout aussi efficaces, et ce, quel que soit le sens dans lequel le navire tourne;

f)              le capitaine Macauley était constamment au courant de l'effet que les remorqueurs avaient sur le navire par suite de ses directives;

g)              les conditions météorologiques ou les courants de marée ne rendaient pas un virage à bâbord moins sûr qu'un virage à tribord;

h)              le capitaine Macauley a utilisé tous les dispositifs disponibles pour faire en sorte que la navigation soit sûre lorsqu'il a entrepris de faire tourner le navire; il a notamment utilisé la propulsion principale et le gouvernail du navire pour faciliter le virage;

i)              le capitaine Macauley a utilisé les machines de la façon dont on les utilise normalement pour faire tourner un navire dans un passage étroit. Il n'est pas inhabituel de faire brièvement tourner le moteur à plein régime tout en manoeuvrant le gouvernail de la façon appropriée pour amorcer un virage ou pour en accélérer la manoeuvre, en particulier lorsqu'il y a un obstacle à proximité;

j)              le capitaine Macauley s'est déplacé autant que nécessaire sur la passerelle du navire pour avoir la meilleure vue possible et manoeuvrer le navire d'une façon sûre pendant qu'il le faisait tourner.

La preuve relative au brise-lame

[28]            La demanderesse a cité cinq personnes et les défendeurs ont cité un expert pour témoigner au sujet du brise-lame. Je n'expliquerai pas toute la preuve en détail, même si je l'ai examinée. Je traiterai de ses aspects les plus importants, mais pas nécessairement dans l'ordre où les témoins ont été cités.


[29]            En 1995, Gary Peter Lacey était chef régional, PPB; il était responsable de l'administration et de la gestion d'environ 70 ports publics sur le fleuve Fraser et dans le secteur des îles du Golfe, et notamment du port de plaisance. Lorsqu'il a commencé à exercer ses fonctions en 1991 (après avoir occupé le poste de directeur régional adjoint), M. Lacey a examiné tous les dossiers (génie, opérations et biens) concernant les ports dont il était responsable. Comme il en a ci-dessus été fait mention, c'était pendant qu'il occupait ce poste que le programme des ports pour petits bateaux a été réorganisé. L'une des modifications qui ont été effectuées se rapportait au recours à des contrats avec le secteur privé plutôt qu'avec Travaux publics aux fins de la mise en oeuvre du programme. Des marchés découlant d'une offre à commandes ont été adjugés au moyen du processus d'appel d'offres; l'offre permanente de Premier Marine a été retenue. Une autre modification se rapportait au programme d'aliénation par lequel PPB et Pêches et Océans avaient entrepris de se départir des ports récréatifs et de concentrer leurs ressources sur les ports de pêche commerciale. Le programme d'aliénation des ports visait à remettre les ports récréatifs au gouvernement local ou à des organisations communautaires locales. Si on ne manifestait pas suffisamment d'intérêt au niveau local, on fermait l'installation. PPB voulait se départir du port de plaisance.


[30]            M. Lacey a demandé à Premier Marine de produire un dessin assisté par ordinateur de toute réparation effectuée sur le brise-lame. Il s'agit d'un programme d'ordinateur qui est composé d'un système multidimensionnel de dessins indiquant les réparations qui ont été effectuées. Au fur et à mesure que des couches sont ajoutées, on obtient un historique et un dossier complets qui peuvent être consultés en entier ou pour une année précise. M. Lacey utilisait ce programme comme outil de gestion. Il a témoigné qu'initialement, il ne se rendait pas vraiment compte de l'état du brise-lame. L'inspection visuelle avait révélé que certaines manilles étaient rouillées, que certains pontons en polystyrène (utilisés pour assurer la flottabilité) s'étaient défaits et que l'alignement était mauvais. Grâce à l'enregistrement des réparations, M. Lacey pouvait déterminer ce qui avait été fait. Tous les travaux exécutés sur le brise-lame entre 1992 et 1995 avaient été exécutés par Premier Marine et avaient été entrés à l'ordinateur. M. Lacey a relaté que des réparations avaient été effectuées sur le brise-lame entre 1992 et 1994 et, plus précisément, il a relaté que des travaux avaient été exécutés sur les estacades A et B au mois d'octobre 1994. M. Lacey a consulté les dossiers; il savait qu'on avait dépensé une somme d'environ 90 000 $ pour remplacer des chaînes en 1987.


[31]            Le propriétaire du port de plaisance, David Harris, exerçait constamment des pressions sur M. Lacey pour qu'il exécute de gros travaux de réfection sur le brise-lame. M. Lacey a rencontré M. Harris et il a tiré un certain nombre de conclusions qui l'ont amené à prendre une décision au sujet des mesures qui, selon lui, devaient être prises aux fins de l'entretien du brise-lame. M. Lacey a conclu que la conception et le but du brise-lame visaient à empêcher, dans le port de plaisance, les remous ou sillages laissés en passant par les navires. L'action des vagues ne l'inquiétait pas; il n'y avait pas de problèmes de sécurité si une, deux ou trois chaînes lâchaient puisqu'il y avait une série de chaînes de raccordement; M. Harris se préoccupait de l'apparence et de l'aspect commercial plutôt que de la sécurité; M. Lacey n'était pas prêt à dépenser de l'argent pour des plongées et des inspections avant que les chaînes se brisent; le brise-lame n'exigeait pas de travaux de réfection majeurs, mais il fallait exécuter certains travaux d'entretien. En fin de compte, M. Lacey a décidé que pour maintenir le brise-lame dans un état sûr et fonctionnel conformément à ce qu'il estimait être sa conception, les chaînes seraient remplacées au fur et à mesure qu'elles se briseraient. M. Lacey comptait sur la vigilance de M. Harris pour déceler toute rupture des chaînes.

[32]            Au mois de janvier 1995, M. Lacey était en congé de maladie; Ted Appleton le remplaçait. M. Lacey n'était donc pas directement en cause dans les décisions qui ont été prises immédiatement après l'incident. À son retour, il a demandé à Premier Marine d'effectuer des réparations permanentes sur le brise-lame et, plus précisément, de remplacer 14 ou 15 chaînes d'ancre et de remettre en place deux ou trois ancres. Il n'a pas ordonné que des réparations soient effectuées pour ce qu'il a appelé des [TRADUCTION] « problèmes préexistants » .


[33]            Mac Nelson, qui était propriétaire-exploitant de Premier Marine avec son frère James, a témoigné que la relation contractuelle existant entre PPB et Premier Marine avait été établie en 1992 lorsque Premier Marine s'était vu attribuer un marché découlant d'une offre à commandes aux fins de l'entretien des installations, des quais et des flotteurs de PPB. De 1992 à 1995, Premier Marine a reçu des dessins Westcad (format électronique) tirés des dossiers de Pêches et Océans au sujet des diverses installations dont elle s'occupait. Mac Nelson a élaboré les dessins assistés par ordinateur à l'aide des dessins présentés sous format électronique Westcad.

[34]            En 1992, Premier Marine a procédé à une inspection initiale du brise-lame du port de plaisance. Elle a effectué des inspections sous-marines et a préparé des comptes rendus détaillés au sujet des chaînes, des manilles et des estacades. Ces données ont été entrées à l'ordinateur et au fur et à mesure que les réparations et les travaux étaient achevés, des inscriptions additionnelles, avec les dates pertinentes, y ont été incorporées. Mac Nelson a personnellement introduit les renseignements relatifs aux dessins assistés par ordinateur. Des mesures similaires ont été prises pour chacune des diverses installations dont Premier Marine s'occupait. Dans le cas du brise-lame du port de plaisance, le dessin assisté par ordinateur a été élaboré au mois de septembre 1993. Les comptes rendus détaillés ainsi que les photographies qui les accompagnaient ont été conservés dans un livret et les documents ont été imprimés grandeur nature et distribués aux divers membres du personnel, à Pêches et Océans. M. Nelson a rencontré les membres du personnel ainsi que le propriétaire du port de plaisance, David Harris, pour les examiner. Les réparations cruciales essentielles qu'il fallait effectuer ont été placées en ordre de priorité conformément à la philosophie adoptée par M. Lacey. Premier Marine agissait uniquement sur les instructions de PPB, soit en général de M. Lacey; c'est M. Lacey qui décidait des réparations à effectuer.

[35]            À la suite de l'incident mettant en cause le « Sea Joy II » , Premier Marine a réparé l'estacade C. Mac Nelson a relaté que son frère James avait mis l'estacade B à l'épreuve à l'aide d'un remorqueur pour déterminer si elle avait subi des dommages. Après l'incident mettant en cause le « Delta Pride » , Mac Nelson s'est activement occupé des réparations temporaires et, en l'absence de M. Lacey, il a suivi les instructions de l'ingénieur Ted Appleton. Premier Marine a inséré une barge pour relier les estacades A et C et il l'a équipée de feux détecteurs. On a déterminé l'étendue des réparations nécessaires en ayant recours à la plongée sous-marine; lorsque M. Lacey est retourné au travail, les réparations (décrites plus tôt dans la preuve présentée par M. Lacey) ont été effectuées. Parmi les divers documents entrés à l'ordinateur, seule la partie dans laquelle les réparations sont décrites était disponible. Je reviendrai sur la question des documents de Premier Marine plus loin dans ces motifs.


[36]            James Nelson a confirmé la preuve que Mac Nelson avait présentée au sujet de Premier Marine. En ce qui concerne la division du travail, il a dit que son frère [TRADUCTION] « s'occupait des travaux d'écriture et de la correspondance » pendant qu'il (James) était sur les lieux. M. Nelson ne se souvenait pas expressément du port de plaisance et il ne pouvait pas se rappeler quoi que ce soit au sujet des plongeurs qui avaient effectué les inspections sous-marines à cet endroit. Il a de fait décrit une méthode permettant de vérifier immédiatement si un brise-lame tenait en faisant en sorte qu'un remorqueur pousse sur le brise-lame tant que la résistance des chaînes n'était pas sentie. On a reporté M. Nelson à un document renfermant des détails au sujet de l'inspection, qu'il avait lui-même faite, à la suite de l'incident mettant en cause le « Sea Joy II » . M. Nelson ne pouvait pas se rappeler la mise à l'essai à laquelle on avait procédé, mais l'examen du document lui a permis de constater ce qu'il avait fait. Il semble que M. Nelson ait vérifié l'état de l'estacade C et de l'extrémité est de l'estacade B.

[37]            Robert Lyle Graves travaille depuis 32 ans comme technologue en mécanique navale auprès de Travaux Publics. À la demande d'autres ministères, il effectue des inspections complètes des emplacements maritimes, des brise-lames, des ports, des quais et des flotteurs partout en Colombie-Britannique en ce qui concerne leur entretien, leur remplacement et, dans certains cas, leur construction. Une bonne partie de la preuve fournie par M. Graves se rapportait aux brise-lames en général et aux diverses méthodes employées aux fins de l'évaluation de leur sécurité ainsi que de la construction précise du brise-lame, du port de plaisance. Sa preuve m'a été fort utile en tant qu'aperçu exhaustif.

[38]            En 1994-1995, M. Graves a passé 95 p. 100 de son temps à travailler pour Pêches et Océans, presque exclusivement auprès de PPB. Il effectuait divers types d'inspections selon l'installation particulière et les circonstances précises qui étaient en cause. Il avait l'habitude de faire rapport sur ses conclusions verbalement par téléphone et de préparer ensuite un rapport écrit dans lequel il donnait des détails. Ses services étaient fournis au moyen d'une convention particulière de services.

[39]            Lorsque des brise-lames étaient en cause, la préoccupation primordiale se rapportait à la sécurité, tant pour la navigation que pour le public. M. Graves a relaté la première visite qu'il avait effectuée au port de plaisance après l'incident dans lequel le « Sea Joy II » était en cause. On n'a pas pu trouver le rapport qu'il avait rédigé à ce sujet. M. Graves a relaté qu'il semblait alors que seule la section du brise-lame que le navire avait heurtée (l'estacade C) semblait être endommagée. Il s'est de nouveau rendu au port de plaisance après l'incident mettant en cause le « Delta Pride » ; il a effectué une inspection et il a donné des instructions pour que des réparations temporaires soient effectuées immédiatement en vue d'assurer la sécurité. Ces instructions étaient énoncées dans un projet de rapport en date du 11 janvier 1995. On a par la suite demandé à M. Graves de procéder à une évaluation de l'état des lieux. Il a effectué une inspection visuelle minutieuse du brise-lame au-dessus du niveau de l'eau et il a donné des instructions pour que l'on procède à une inspection sous-marine des chaînes. Il relate qu'après que les réparations temporaires eurent été effectuées et qu'il eut inspecté le brise-lame, il n'a eu qu'une participation restreinte. Un rapport final a été demandé et M. Graves a supposé qu'il avait préparé un rapport, mais on n'a pas pu le trouver. M. Graves a témoigné qu'il faisait des recommandations dans tous les cas, mais qu'il incombait au ministère client en cause de décider s'il fallait y donner suite.


[40]            M. David Harris est propriétaire-exploitant du port de plaisance. Il a commencé à s'intéresser au port de plaisance dès que celui-ci a été ouvert en 1977; il s'y est intéressé de plus en plus activement au fil des ans. Il s'est d'abord occupé de la gestion à la fin des années 1980 et, par la suite, après avoir pratiqué le droit pendant 25 ans, il est devenu propriétaire du port de plaisance et a commencé à en assumer la responsabilité complète. Il n'était pas satisfait de la façon dont on entretenait le brise-lame. Il a témoigné qu'il téléphonait, qu'il écrivait et qu'il se rendait à Ottawa et ailleurs pour essayer de faire exécuter des travaux d'entretien sur le brise-lame conformément à l'entente relative au programme d'aide. Le programme était en théorie en place et le gouvernement reconnaissait sa responsabilité, mais on manquait apparemment de fonds. M. Harris est arrivé à bien connaître M. Lacey parce qu'il communiquait souvent avec lui. M. Harris a témoigné que ce n'est que lorsque les estacades se détachaient que des réparations d'urgence étaient effectuées. En 1993, il s'est plaint que l'estacade B était en fort mauvais état et, le 9 août, il a noté que sa demande avait été agréée. Il a continué à insister, selon l'ordre de priorité, parce que les réparations étaient fondamentalement effectuées au fur et à mesure que le brise-lame se brisait. M. Harris estimait que les estacades qui n'étaient pas droites avaient besoin d'être réparées sans délai. En 1994, en plus de ne pas être droites, les estacades défectueuses dérivaient dans le chenal. Le port de Vancouver et la Garde côtière ont demandé à M. Harris de remédier au problème que posait [TRADUCTION] « son » brise-lame.


[41]            M. Harris a également exercé des pressions auprès du port de Vancouver pour faire modifier le chenal. Il était inquiet parce que les navires de haute mer étaient de plus en plus gros et que, lorsqu'ils effectuaient un virage devant le port de plaisance, ils s'en rapprochaient trop. Le manque de manoeuvrabilité, lorsque les navires étaient pleinement chargés, présentait un danger parce que si les navires se rapprochaient trop et s'ils devaient mettre les machines en marche, le mouvement de l'eau serait trop fort et le port de plaisance risquait de s'endommager. La tâche, en ce qui concerne le chenal, était lourde, parce qu'elle mettait en cause Transports Canada, la Garde côtière et une myriade d'autres intéressés. Après les incidents mettant en cause le « Sea Joy II » et le « Delta Pride » , un bassin d'évitage avait été creusé devant le terminal de Pacific Coast, de sorte que les navires n'avaient plus à tourner devant le port de plaisance.

[42]            M. Harris a témoigné que le brise-lame protégeait simplement le port de plaisance contre les sillages de faible intensité. Si un gros remorqueur passait, à quelque vitesse que ce soit, le brise-lame n'était pas très efficace. Cependant, la circulation normale, y compris les navires de haute mer qui passaient simplement, ne posait pas de problèmes.

[43]            Le dommage subi au port de plaisance au moment de l'incident mettant en cause le « Delta Pride » était minime, contrairement à ce qui s'était produit lors de l'incident du « Sea Joy II » , qui était catastrophique. Le droit de propriété afférent au brise-lame a été transféré au port de plaisance et M. Harris gère maintenant le brise-lame. Les chaînes ont été remplacées par des cordages Hardy-Last. Des inspections sont régulièrement effectuées au moyen de plongées parce que les cordages sont accrochés aux chaînes au fond. M. Harris estime qu'un propriétaire prudent considérerait que la longévité des chaînes, est de 7 à 10 ans, mais il est possible que certaines chaînes soient utilisables pendant 25 à 30 ans.


[44]            Robert Wesley Maggs a témoigné à titre d'expert pour les défendeurs. Il est titulaire d'un diplôme d'ingénieur métallurgiste; il a commencé à effectuer des plongées en 1963. Depuis 1969, il ne fait que de la plongée. Il est président et propriétaire de Fraser Burrard Diving Limited, qui effectue des plongées commerciales dans le cadre de travaux de construction, de récupération et d'inspections et ainsi de suite. À la demande de Colin Richardson, de Hull & Cargo Surveyors, M. Maggs a effectué une inspection sous-marine au port de plaisance et il a préparé un rapport à ce sujet. Il est fait état de son rapport dans son affidavit. M. Maggs s'est rendu à l'estacade B avec deux autres hommes. Le premier était un plongeur en attente et le troisième était un assistant. M. Maggs a procédé à l'inspection en utilisant du matériel léger de plongée sous-marine. Il a nagé sous l'estacade B, qu'il a parcourue d'un bout à l'autre de façon à ne pas manquer une seule chaîne. Il s'avançait tout le long de chaque chaîne en nageant jusqu'au point où elle était brisée, si elle l'était, et si elle ne l'était pas, jusqu'à l'ancre, située à 50 pieds sous la surface. Il considérait qu'il était préférable de consacrer son temps à l'inspection du maillon le plus faible de la chaîne; or, il trouvait ces maillons tout près du fond. M. Maggs a inspecté 26 chaînes; il a constaté que 13 chaînes étaient brisées. À une exception près, il a constaté que les sections de toutes les chaînes étaient fort minces. Il restait encore en général 90 p. 100 de l'épaisseur, mais il y avait dans chaque chaîne des parties qui étaient fort minces.

[45]            Deux types d'usure ont été observés. Le premier type, appelé « usure double » , existe lorsqu'une extrémité de chaque maillon semble être complète et très épaisse, mais que l'autre extrémité est très mince. Tel était le maillon typique. Le deuxième type d'usure, appelé « usure simple » , existe lorsque le maillon de la chaîne est en fort bon état sauf à une extrémité, qui est sur le point de rompre. Telle était la situation en ce qui concerne les chaînes d'ancre qui étaient sur le fond de la mer ou tout près du fond de la mer. M. Maggs a pu détacher deux maillons d'une chaîne et il a réussi à détacher un maillon avec ses propres mains. Il a attribué l'état des chaînes à un manque d'entretien, c'est-à-dire que si des inspections sous-marines avaient été effectuées, les plongeurs auraient trouvé les maillons très minces et des mesures correctives auraient pu être prises.

[46]            La dernière conclusion et le dernier avis de M. Maggs étaient que la [TRADUCTION] « rupture de ces chaînes d'ancre aurait pu être causée par une perturbation mineure telle que le sillage ou les remous créés par un navire de haute mer en passant » . M. Maggs est arrivé à la conclusion selon laquelle il pouvait défaire l'un des maillons avec ses propres mains; or, il estimait que les remous créés par un navire de haute mer étaient beaucoup plus forts. M. Maggs n'avait pas, et ne déclarait pas avoir, d'expertise dans le domaine de l'analyse quantitative ou qualitative.


L'absence de preuve

[47]            Au début de l'instruction, l'avocat de la demanderesse m'a informée que l'affaire était fort simple. Ce n'est pas ainsi que je la considère. À mon avis, une affaire qui aurait pu être simple est devenue complexe en bonne partie à cause des éléments de preuve qui manquaient.


[48]            Les documents et dossiers de Premier Marine dont la date était antérieure à celle de l'incident, à l'exception de l'enregistrement des réparations à l'ordinateur, n'étaient pas disponibles. Le fait que la demanderesse n'a pas pu trouver les dirigeants de Premier Marine et ses dossiers préoccupait grandement les défendeurs avant l'instruction, ce qui a donné lieu à deux ordonnances judiciaires. Par une ordonnance en date du 8 novembre 2001, le protonotaire Hargrave a ordonné que les documents de Premier Marine soient produits au plus tard le 14 novembre 2001, sans qu'aucune autre prorogation puisse être accordée. Les documents n'ont pas été produits. L'avocat de la demanderesse m'a informée qu'on s'était efforcé en vain de trouver les dirigeants de Premier Marine. La demanderesse a uniquement été mise au courant des allées et venues de M. Mac Nelson à la fin du mois de septembre ou au début du mois d'octobre 2002. L'avocat des défendeurs a d'abord appris qu'on avait réussi à trouver M. Nelson au cours de la conférence préparatoire. La nature des tentatives qui avaient été faites pour trouver M. Nelson n'a pas été divulguée. La preuve présentée à l'instruction établissait que Mac Nelson avait toujours vécu au 4147, Gulf Drive, à North Vancouver, et qu'il habitait à cet endroit avant que Premier Marine soit créée. Son numéro de téléphone a toujours été inscrit dans l'annuaire et n'a pas changé.

[49]            M. Nelson a témoigné qu'en 1992, Premier Marine avait, après un long rapport de plongée, établi un rapport de situation à l'égard du brise-lame, lequel était destiné à servir de base de référence initiale. Malheureusement, depuis que la société a été liquidée, M. Nelson a détruit les dossiers de Premier Marine sept ans après la date à laquelle ils avaient été établis. Il s'est départi des dossiers de 1994-1995 au printemps de l'année 2002 et il ne reste que les dossiers d'entreprise de la dernière année. Qui plus est, lorsqu'il a présenté son témoignage à l'audience, M. Nelson a révélé que le dessin assisté par ordinateur qui se rapportait au brise-lame, du port de plaisance, élaboré pour chacune des années, existait encore et qu'il l'avait dans son ordinateur chez lui. Ce dessin comprenait vraisemblablement l'évaluation initiale effectuée en 1992 et aurait été fort utile à tous les intéressés.


[50]            Le rapport d'achèvement de Robert Graves, après l'incident dans lequel le « Sea Joy II » était en cause, aurait indiqué les dommages causés au brise-lame, et notamment les dommages et déplacements, le cas échéant, des estacades autres que l'estacade C, ainsi que les réparations qui avaient été effectuées. Étant donné qu'il s'était écoulé peu de temps entre les incidents, il aurait été utile de disposer des renseignements relatifs à l'état du brise-lame. Or, le rapport n'était pas disponible. De même, le rapport final rédigé par M. Graves, à la suite de l'incident du « Delta Pride » , n'était pas disponible. M. Graves a témoigné que l'original aurait été envoyé à PPB et qu'une copie aurait été conservée dans les dossiers de Travaux publics.

[51]            Les factures relatives aux travaux exécutés sur le brise-lame pendant que M. Lacey exerçait ses fonctions, à une exception près, n'étaient pas disponibles.

[52]            À la demande de PPB, l'inspecteur permanent de PPB, Foreshore Technologies Incorporated (Foreshore), a procédé à une inspection sous-marine minutieuse des chaînes d'ancre des estacades B et C au mois de mai 1995. Son rapport du 11 mai 1995 a été produit et remis à l'avocat des défendeurs au début de l'instruction. Les défendeurs l'ont produit en preuve sans que la demanderesse s'y oppose.

[53]            La preuve montrait fort clairement que le « Delta Pride » n'était pas entré en contact avec le brise-lame. La demanderesse l'a concédé à l'instruction. La preuve ne montrait pas clairement si l'un des remorqueurs était entré en contact avec le brise-lame. Même si la question du contact se posait, ni l'une ni l'autre partie n'a cité le capitaine du remorqueur pour témoigner et les deux avocats ont soutenu que je devais faire une inférence défavorable par suite de l'omission de l'autre à cet égard.


[54]            En fin de compte, si cette preuve avait été en totalité ou en partie disponible, l'affaire aurait pu être simple. Étant donné que ce n'était pas le cas, l'affaire est peut-être plus complexe que nécessaire. Je tenterai de la garder aussi simple que les circonstances le permettent.

Les points litigieux

[55]            L'action est libellée comme étant fondée sur la négligence, mais il s'agit en fait de savoir jusqu'à quel point les défendeurs devraient être tenus responsables, le cas échéant, des frais associés aux réparations effectuées sur le brise-lame de la demanderesse. Les défendeurs devraient-ils être entièrement responsables des frais, comme l'allègue la demanderesse, ou la demanderesse devrait-elle être tenue responsable comme l'allèguent les défendeurs? Les parties ont soulevé diverses questions subsidiaires, mais je crois que l'affaire peut être tranchée compte tenu des réponses données à trois questions tout au plus : Les défendeurs ont-ils été négligents? Dans l'affirmative, sont-ils responsables? Dans l'affirmative, quel est le montant qu'il convient d'accorder au titre des dommages-intérêts? Les deux parties m'ont demandé avec instance de faire des inférences défavorables, mais je n'aurai pas à le faire puisque, à mon avis, les conclusions nécessaires peuvent être tirées compte tenu de la preuve mise à ma disposition.

La négligence


[56]            En l'absence d'une conclusion selon laquelle il y avait eu contact, je ne conclurais pas à la négligence de la part du capitaine Macauley, ou par extension de la part des défendeurs. La seule allégation de négligence de la part du pilote se rapportait à la décision que celui-ci avait prise de faire tourner le navire à bâbord plutôt qu'à tribord. Le capitaine Macauley a décidé de tourner à bâbord de façon à être en mesure de voir lui-même où était le navire par rapport à la structure riveraine la plus proche au lieu de se fier aux renseignements de quelqu'un d'autre se trouvant à l'avant du navire. Dans la mesure où les avis des experts sont différents, je préfère retenir l'avis du capitaine Batchelor à ce sujet, ne serait-ce que parce qu'il est tout à fait sensé de choisir le virage qui permet de voir où l'on est et où l'on va. C'est lorsque le « glissement » s'est produit que le capitaine Macauley a décidé d'utiliser la force motrice du navire pour remédier à la situation. Pendant le contre-interrogatoire, le capitaine Macauley a déclaré qu'il s'agissait d'une décision fondée sur la pertinence. [TRADUCTION] « Le sillage serait de beaucoup préférable à un vraquier de 40 000 tonnes à l'intérieur de ce port de plaisance. » Il n'a pas été décidé de faire avancer le navire; on voulait l'empêcher de reculer.


[57]            Le capitaine Macauley a fait appel à son jugement. On ne saurait l'en blâmer. Il s'agit de savoir si la décision qu'il a prise était raisonnable et prudente eu égard aux circonstances. Le droit n'exige pas la perfection. Le capitaine Swain a eu l'avantage d'exprimer son avis après coup, en pleine connaissance de cause. Je conclus que la décision de faire tourner le navire à bâbord était conforme aux règles d'une bonne navigation et que le pilote et, par conséquent les propriétaires, n'ont pas été négligents. Toutefois, cette conclusion ne règle pas pour autant l'affaire parce que s'il y a eu un contact, cela crée une présomption de fait, c'est-à-dire que lorsqu'un corps en mouvement heurte un corps immobile, le rôle actif de l'un par rapport au rôle passif de l'autre crée une présomption de fait contre le premier corps : Ultramar Canada Inc. c. le Czantoria (1994), 84 F.T.R. 241, citant A/S Ornen c. le navire Duteous et autres, [1987] 1 C.F. 270 (1re inst.) et La Cie de téléphone Bell du Canada c. le Mar-Tirenno, [1974] 1 C.F. 294 (1re inst.). Cela soulève deux questions, à savoir s'il y a eu contact entre le remorqueur et le brise-lame et, dans l'affirmative, si le contact peut être imputé aux défendeurs.

Le contact

[58]            Le capitaine Macauley avait pris place sur les ailerons de passerelle du navire et il avait incontestablement une excellente vue. Il n'a eu connaissance d'aucun contact entre le remorqueur et le brise-lame. Il a reconnu que le remorqueur et le brise-lame étaient près l'un de l'autre, mais il ne croyait pas qu'il y avait eu contact. Il a également reconnu qu'il y avait peut-être eu contact.


[59]            Ralph Ungless était à environ 300 pieds du « Delta Pride » ; il avait une vue claire de l'arrière du navire. Il n'a pas vu le remorqueur entrer en contact avec le brise-lame, il n'a pas vu de fumée et il n'a pas entendu le grincement d'un métal contre l'autre. Ce témoin m'a donné l'impression qu'il s'efforçait de témoigner de la façon la plus exacte et la plus honnête possible. Il ne croyait pas que son témoignage voulait dire qu'il n'y avait pas eu de contact, mais plutôt qu'il n'avait pas vu le remorqueur entrer en contact avec le brise-lame.

[60]            Ralph Harris a témoigné d'une façon assurée. Il était à une centaine de pieds lorsqu'il a été témoin de l'incident. Il était certain qu'il y a eu contact entre le remorqueur et le brise-lame. Il a entendu le grincement d'un métal contre l'autre. Il était également certain que le navire et le brise-lame n'étaient pas entrés en contact. Les défendeurs m'ont demandé avec instance de conclure que M. Harris exagérait et embellissait son témoignage. Cette demande était fondée sur ce que M. Harris se trompait au sujet du temps depuis lequel il était au port de plaisance avant cet incident et au sujet de sa présence ou de son absence au port de plaisance lorsque l'incident mettant en cause le « Sea Joy II » s'était produit.


[61]            Il est vrai que M. Harris se trompait au sujet du temps depuis lequel il était au port de plaisance lorsque l'événement en question s'est produit. Toutefois, cela ne diminue en rien la fiabilité du témoignage qu'il a présenté en ce qui concerne ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu. Les événements du 10 janvier 1995 lui ont pour ainsi dire fait dresser les cheveux sur la tête. Il était terrifié et il est peu probable qu'il oublie l'incident. Il a présenté son témoignage d'une façon tout à fait juste et il a rétracté une déclaration antérieure, ou du moins il l'a atténuée. Cette déclaration antérieure était fondée sur le fait qu'il avait l'impression que le gros navire continuerait à avancer (vers le port de plaisance) même si le remorqueur le poussait. Étant donné qu'il avait déjà vu des remorqueurs déplacer des navires, il croyait, lors de l'instruction, que sa déclaration initiale devrait être considérée comme une déclaration exagérée.

[62]            M. Harris était certain de ce qu'il avait vu et entendu et rien ne m'amène à remettre en question la véracité de son témoignage. Je reconnais et je conclus qu'il y a eu contact entre le remorqueur et le brise-lame et que les chaînes du brise-lame ont frappé le métal du remorqueur, sous les protecteurs de caoutchouc.

La responsabilité résultant du contact

[63]            La demanderesse me demande avec instance de considérer le navire de haute mer comme une unité composite pour le motif que le navire exerce un contrôle sur les remorqueurs; elle invoque à cet égard la décision Sinquasi (1885), 5 P.D. 241, où il a été statué que le remorqueur était un préposé du navire. Les défendeurs maintiennent que la responsabilité de tout contact repose sur le remorqueur et ses propriétaires plutôt que sur les défendeurs. Ils affirment que l'énoncé qui a été fait dans la décision Sinquasi n'est pas un énoncé de droit général, mais une conclusion qui a été tirée eu égard aux faits de cette affaire-là.

[64]            Dans Halsbury's Laws of England, vol. 43, 4e éd. (Londres : Butterworths, 1983) on trouve les énoncés suivants au paragraphe 874 :


[TRADUCTION] Dans un contrat de touage ordinaire, le remorqueur est assujetti au contrôle du navire remorqué et doit obéir aux instructions qui lui sont données par les personnes qui sont responsables du navire. En pareil cas, le remorqueur n'est pas responsable si, en raison de ces instructions, le navire remorqué est exposé à un danger, mais si le remorqueur désobéit aux instructions sans motif valable et si un dommage est causé au navire, le remorqueur est responsable de ce dommage [...]

Le navire remorqué n'est pas tenu de toujours donner des instructions détaillées au remorqueur, et lorsqu'il ne donne pas d'instructions, il incombe au remorqueur de diriger la marche du navire. Il incombe également au remorqueur, même s'il est assujetti au contrôle du navire remorqué, d'exercer une bonne surveillance pour le navire remorqué et pour lui-même.

[65]            Dans Robert Grime, Shipping Law, 2e éd. (Londres : Street and Maxwell, 1991), on trouve les énoncés suivants aux pages 229 et 230 :

[TRADUCTION] Il y a de nombreux types de touages [...] Il se peut qu'un gros navire doive être aidé par un remorqueur dans un passage étroit [...] Lorsqu'une collision impliquant des navires ou des structures remorquées se produit, la question immédiate qui se pose est de savoir si les propriétaires du navire remorqué ou les propriétaires du remorqueur doivent être tenus responsables du fait d'autrui pour la négligence dont on a peut-être fait preuve à bord du remorqueur ou à bord du navire, ou encore à bord des deux navires.

À cet égard, il existe deux anciennes maximes de droit, qui sont souvent répétées, habituellement ensemble, et qui sont toujours dangereuses si elles sont prises au pied de la lettre. Il s'agit des maximes suivantes : « Le remorqueur est le préposé du navire remorqué » et « Le remorqueur et le navire remorqué ne forment qu'un navire » . On peut facilement constater ce sur quoi ces maximes sont fondées. Ces maximes décrivent un type commun de touage, un navire qui évolue dans un passage étroit avec l'aide de remorqueurs. L'opération est faite sous un seul commandement et ce commandement est clairement assuré depuis la passerelle du navire qui est remorqué. Il semble donc que si une négligence était commise à bord du remorqueur, les propriétaires du navire remorqué seraient responsables du fait d'autrui. Ce seraient eux, par l'entremise du capitaine et des officiers du navire (sans doute avec l'aide d'un pilote local), qui auraient le droit de diriger les opérations à bord du remorqueur [...]

Toutefois, il ne peut pas y avoir de règle universelle. Les faits peuvent bien être différents. Ainsi, lorsqu'un remorqueur tire un train de chalands, c'est le remorqueur plutôt que les chalands qui dirige l'opération pour ce qui est de la navigation. Chaque cas doit dépendre des circonstances qui lui sont propres [...]

Cependant, la question, aux fins de la responsabilité du fait d'autrui, continue à se poser : il s'agit de savoir qui, eu égard aux circonstances dans leur ensemble, avait en pratique le droit d'exercer un contrôle. On ne saurait se fonder sur de simples maximes.


[66]            Le droit qui s'applique au remorqueur et au remorqué est examiné dans la décision Hamilton Marine & Engineering Ltd. c. CSL Group Inc. (1995), 95 F.T.R. 161 (Hamilton Marine). Reconnaissant que la plupart des décisions portant sur ce domaine du droit maritime ont été élaborées au Royaume-Uni il y a plus d'un siècle, M. le juge Nadon (tel était alors son titre) considérait que les principes étaient bien établis; il a énoncé ces principes comme suit :

Pour déterminer les fonctions et obligations qui lient un remorqueur et le navire remorqué, il est important de savoir qui contrôlait la situation au moment de l'accident. Dans l'affaire The Niobe (1888), 13 P. 55, 59 L.T. 257, il a été conclu que c'est généralement le navire remorqué qui contrôle le remorqueur et que c'est donc lui qui doit assumer la responsabilité des actes négligents de ce dernier. Dans l'affaire S.S. Devonshire c. Barge Leslie, [1912] A.C. 634, 107 L.T. 179, il a été déclaré nettement que la question de savoir quel est le bâtiment assumant le contrôle est une question de fait à déterminer selon le cas. On considère généralement aujourd'hui que c'est le navire remorqué qui, a priori, contrôle le remorqueur. Comme l'explique sir Robert Phillimore dans l'affaire The Mary (1879), 5 P. 14 à la page 16, 48 L.J.P. 66, [TRADUCTION] « c'est le remorqueur qui est au service du remorqué » . Étant donné que d'ordinaire le remorqueur est sous la direction du remorqué, le premier doit obéir aux instructions du second : voir The Gipsey King (1847), 5 Notes of Cases 282 à la page 288, 4 L.T. 839, et Canada Steamship Lines c. Montreal Trust Company, [1940] Ex. C.R. 220.

[67]            Les défendeurs soutiennent qu'il incombe à la demanderesse de démontrer que le « Delta Pride » exerçait un contrôle suffisant sur le remorqueur et sur ses mouvements pour déclencher une responsabilité du fait d'autrui. La demanderesse se plaint que les défendeurs ne se sont pas joints à Seaspan à titre de mis en cause. Pour les motifs ci-après énoncés, je conclus que les remorqueurs étaient assujettis au contrôle du navire remorqué.

[68]            Premièrement, les maximes dont, selon les défendeurs, je ne devrais pas tenir compte étaient fondées, d'après M. Grime, sur le type commun de touage, soit le cas d'un navire évoluant dans un passage étroit avec l'aide de remorqueurs. En l'espèce, la preuve établit que tel est ici le cas. Je tiens bien compte de la mise en garde de l'auteur, selon laquelle [TRADUCTION] « il ne peut pas y avoir de règle universelle parce que les faits peuvent bien être différents » , mais la preuve dont je dispose ne permet pas de conclure à autre chose qu'à un type commun de touage.

[69]            Deuxièmement, dans la décision Hamilton Marine, le juge Nadon a reconnu que la question de savoir quel navire exerce un contrôle est une question de fait qui doit être tranchée sur une base individuelle, mais il a également noté que, telle que la règle est maintenant libellée, il existe une présomption générale selon laquelle c'est le navire remorqué qui exerce un contrôle sur le remorqueur. Bien sûr, les présomptions peuvent être réfutées par la preuve. Or, en l'espèce, il n'existe aucun élément de preuve qui donne à entendre, et encore moins qui étaye, l'idée selon laquelle les remorqueurs n'étaient pas assujettis au contrôle du navire. Le capitaine Macauley a plutôt témoigné qu'il avait donné des instructions aux remorqueurs. Pendant le contre-interrogatoire, lorsqu'on l'a confronté à la thèse selon laquelle les remorqueurs n'avaient pas été très utiles, le capitaine Macauley a répondu qu'ils avaient été fort utiles. Bref, la présomption selon laquelle le navire remorqué est assujetti au contrôle du remorqueur n'a pas été réfutée.

[70]            Troisièmement, le navire de haute mer était sous le commandement de son capitaine, secondé par le pilote, soit le capitaine Macauley, qui le conseillait sur le plan de la navigation. À toutes fins utiles, le capitaine Macauley dirigeait l'opération et, pendant le contre-interrogatoire, il a reconnu qu'il exerçait un contrôle de fait sur le « Delta Pride » . La suite des événements, qui a initialement été soumise par les défendeurs, résume les instructions que le capitaine Macauley a données aux remorqueurs. Dans son affidavit du 10 octobre 2002, le témoin des défendeurs, le capitaine Batchelor, déclare que l'une des hypothèses sur laquelle son avis était fondé était que [TRADUCTION] « [l]es remorqueurs « Seaspan Falcon » et « Seaspan Hawk » n'étaient pas rattachés au navire par des cordages et [qu]'ils répondaient aux instructions du pilote en temps opportun et conformément aux règles de la bonne navigation » .

[71]            Puisque j'ai conclu qu'il y a eu contact entre le remorqueur et le brise-lame et que le remorqueur était assujetti au contrôle du navire remorqué, il s'ensuit que les défendeurs ont été négligents.

Y a-t-il responsabilité?


[72]            La demanderesse affirme que les dommages subis par le brise-lame sont directement attribuables à la négligence des défendeurs et que c'est le contact entre le remorqueur et le brise-lame ainsi que le sillage laissé par le remorqueur et par le navire qui ont causé ces dommages. Les dommages-intérêts qui sont réclamés se rapportent uniquement aux frais associés à la remise en place et aux réparations essentielles sur une base temporaire et permanente. La demanderesse ne cherche pas à être indemnisée d'autre chose que du dommage résultant de l'incident et la question de l' « amélioration » ne se pose donc pas. En outre, le fait qu'un grand nombre de chaînes ont tenu, malgré la force extrême exercée par la masse d'eau, indique que le brise-lame n'était pas sur le point de s'écrouler. Le régime d'entretien adopté par M. Lacey en ce qui concerne le brise-lame était une approche pragmatique efficace en termes de coûts et ne devrait pas faire l'objet d'une analyse détaillée.

[73]            Les défendeurs soutiennent que le brise-lame était sur le point de s'effondrer au mois de janvier 1995. En effet, il était détérioré au point qu'il était destiné à faire défaut et qu'un accident était essentiellement sur le point de se produire. Il ressort clairement de la preuve que l'estacade B ne pouvait pas résister aux forces habituelles prévues dans le secteur, notamment les forces exercées par des navires de haute mer évoluant à une distance de moins de dix pieds. Les chaînes d'ancre étaient affaiblies au point que les dommages attribuables au sillage laissé par un remorqueur ou par un navire de haute mer

étaient inévitables. C'est le fait que M. Lacey avait comme philosophie d'attendre qu'une chaîne fasse défaut qui a causé la perte. Le brise-lame allait inévitablement faire défaut. Il ne s'agissait pas de savoir si cela allait se produire, mais plutôt de savoir à quel moment cela se produirait.

[74]            Comme il en a ci-dessus été fait mention dans ces motifs, la preuve précise de l'état du brise-lame à différents moments avant l'incident n'était pas disponible, mais à mon avis elle aurait dû l'être. En l'absence de cette preuve, je dois faire de mon mieux avec les éléments dont je dispose, c'est-à-dire les témoignages et la faible preuve documentaire se rapportant à l'état du brise-lame.

[75]            Je commencerai par énoncer ce qui est certain. À cet égard, la preuve montre qu'avant que le brise-lame soit construit en 1977, on s'inquiétait de l'effet que pourrait avoir la circulation maritime sur le brise-lame. Entre 1977 et 1995, la taille des navires a considérablement augmenté dans la région de Port Moody et, plus précisément, au terminal de Pacific Coast. En 1987, plus de 90 000 $ ont été dépensés aux fins de la réparation des chaînes du brise-lame. Le nombre de mètres de nouvelles chaînes qui ont servi à ces réparations n'aurait représenté que le quart du nombre total de mètres de chaînes. En 1992, des réparations ont été effectuées aux manilles et aux chaînes de raccordement de l'estacade B. De plus, en 1992, une chaîne d'ancre, dans la partie de l'estacade B qui était située le plus à l'ouest, s'est brisée. Cette chaîne a été réparée au mois d'octobre 1994. Au mois d'août 1993, une chaîne, à l'extrémité est de l'estacade B, s'est brisée; elle a été remplacée au mois d'août 1993. Tels sont les éléments certains.


[76]            La preuve de M. Lacey, en ce qui concerne l'entretien du brise-lame, était qu'il avait adopté une philosophie selon laquelle les chaînes étaient remplacées au fur et à mesure qu'elles se brisaient. Il a déjà été fait mention des conclusions qui avaient servi de fondement à cette philosophie. Avant de donner des détails au sujet de la preuve additionnelle fournie par M. Lacey et même si je ne crois pas qu'il soit nécessaire, eu égard aux circonstances de la présente espèce, de déterminer si la décision prise par M. Lacey était une « politique » , je dirai que si j'étais obligée de trancher la question, je ne serais pas portée à conclure que la philosophie selon laquelle les chaînes étaient remplacées au fur et à mesure qu'elles se brisaient constituait une « politique » au sens de l'arrêt Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228. M. Lacey lui-même a défini cette décision comme étant une philosophie; il n'a pas parlé de politique. La philosophie selon laquelle les chaînes étaient remplacées au fur et à mesure qu'elles se brisaient n'a pas été adoptée en hauts lieux et ne comporte pas de facteurs sociaux, politiques et économiques ou d'allocations budgétaires en faveur de ministères. Cette philosophie se rapportait à la prestation de services.


[77]            M. Lacey estimait que c'était un gaspillage de l'argent des contribuables que de tout démonter et de tout remplacer. Il croyait que cela équivalait à démolir une maison parce que son toit coule et il a dit qu'il fallait réparer le toit et non démolir la maison. Selon lui, si une, deux ou trois chaînes lâchaient, cela ne posait pas de problème de sécurité parce qu'il cherchait simplement à assurer une protection contre le sillage laissé par les navires qui passaient. M. Lacey n'était pas au courant de la nature ou de l'étendue de la circulation maritime dans le secteur parce qu'il estimait que cela ne faisait pas partie de ses tâches. Il ne croyait pas que le fait qu'une estacade se déplace de dix pieds pose un problème. Il a dit que M. Harris n'avait jamais exprimé de préoccupations au sujet d'estacades se déplaçant vers l'extérieur, que c'était le fait que les estacades se déplaçaient en direction des bateaux des clients que l'on craignait. Les discussions que M. Lacey avait avec la direction et les autorités locales au sujet du brise-lame du port de plaisance se limitaient à des discussions avec David Harris. M. Lacey n'a pas rencontré les représentants de l'Administration portuaire de Vancouver parce qu'il n'y avait pas lieu de le faire. Lorsqu'on lui a demandé s'il avait observé des navires qui passaient pendant qu'il était au port de plaisance, il a répondu ce qui suit : [TRADUCTION] « Je n'étais pas là pour regarder des navires ou pour voir où les navires tournaient. Ce n'était pas un facteur. »

[78]            M. Lacey a expressément relaté qu'il avait fait réparer les estacades A et B au mois d'octobre 1994; il envisageait de réparer l'estacade C, mais l'incident mettant en cause le « Sea Joy II » est survenu. M. Lacey se préoccupait uniquement du brise-lame et de l'endroit où le brise-lame était situé sur le plan d'eau. Pendant le contre-interrogatoire, lorsqu'on lui a dit qu'il ne s'inquiétait pas de l'état des chaînes tant qu'elles ne se brisaient pas, M. Lacey a répondu que c'était exact.


[79]            Comme il en a déjà fait mention, M. Graves avait 32 ans d'expérience comme technologue en mécanique navale à Travaux publics; il s'occupait d'évaluer l'état des installations maritimes. M. Graves n'était pas au courant de la philosophie de PPB selon laquelle les chaînes étaient remplacées au fur et à mesure qu'elles se brisaient; la chose l'a surpris; selon lui, ce n'était pas la bonne approche. Il a témoigné qu'en ce qui concerne les installations dont il s'occupait (ce qui comprenait les chaînes), elles étaient régulièrement inspectées, une fois l'an. Telle était l'approche adoptée par Travaux publics au fil des ans. M. Graves s'attendait au minimum à ce que quelqu'un rédige un rapport annuel indiquant l'état de l'installation. Si aucun rapport n'était établi, cela constituait une lacune dans la surveillance et aucune mesure de prévention ne pouvait alors être prise. Il ne recommanderait pas de remplacer les chaînes uniquement si elles étaient brisées.

[80]            M. Graves a témoigné que la durée de vie des chaînes était limitée, qu'elle variait. La tension, l'usure, l'épaisseur de la chaîne, à savoir si la chaîne a 3/4 de pouce ou un pouce d'épaisseur, si elle est galvanisée ou goudronnée, sont des facteurs qui influent sur sa durée de vie, qui pourrait bien n'être que de 6 ans. Il ne serait pas surprenant que les chaînes soient usées et corrodées au point de devoir être remplacées au bout de 8 ou 9 ans. La question de savoir si le fait qu'une chaîne du brise-lame fasse défaut peut causer un problème dépendrait de l'emplacement de cette chaîne. Dans un secteur où les navires de haute mer évoluent à moins de 10 pieds du brise-lame, le fait que le brise-lame se rapprochait à moins de 10 pieds pourrait susciter un problème. Il serait important de s'assurer que le brise-lame est situé à une distance d'au moins 10 pieds et, en pareil cas, il serait encore plus important de s'assurer que les chaînes sont en bon état et que l'ancre est placée au bon endroit. La tension exercée sur les chaînes serait plus intense et l'usure augmenterait si les navires évoluaient à moins de 10 ou 11 pieds du brise-lame.

[81]            Une chaîne d'ancre de 13 mm ou moins d'épaisseur inquiéterait M. Graves, qui signalerait alors la chaîne pour qu'on la répare ou qu'on la remplace. Il ne serait pas nécessaire de remplacer toute la chaîne; seule la partie endommagée, usée ou étirée serait remplacée.

[82]            M. David Harris était fermement d'avis que le brise-lame n'était pas bien entretenu; il exprimait et communiquait régulièrement ses préoccupations à PPB. Il craignait pour la sécurité et cette crainte n'était pas limitée au fait que le brise-lame pourrait dériver vers le port de plaisance, mais aussi dans le chenal. Le fait que les navires tournaient si près du brise-lame l'inquiétait et il a déclaré qu'en tant que propriétaire prudent, il effectuerait régulièrement des inspections sous-marines du brise-lame et considérait que la longévité des chaînes était de 7 à 10 ans.

[83]            M. Wes Maggs a procédé à une inspection sous-marine après l'incident; il a conclu que certains maillons de chaque chaîne étaient en fort mauvais état. Certains maillons étaient si minces qu'il pouvait les arracher et il a réussi à défaire un maillon avec ses mains.


[84]            La preuve documentaire restreinte était composée de deux rapports d'inspection sous-marine, un rapport de Premier Marine en date du 24 février 1995 et un rapport de Foreshore en date du 11 mai 1995. Étant donné que la demanderesse remplaçait uniquement les chaînes défectueuses, il était possible de distinguer ces chaînes des autres chaînes mentionnées dans les rapports. Toutefois, je n'ai pas pu me fonder sur le rapport de Premier Marine parce qu'il y était simplement question du pourcentage d'usure sans qu'on explique comment on arrivait à ce pourcentage. Mac Nelson, qui n'était pas un plongeur et qui n'avait aucune connaissance à ce sujet, n'a pas pu nous éclairer. Dans le rapport Foreshore, il était expressément fait mention de l'épaisseur restante de la chaîne et, grâce à ce renseignement ainsi qu'au témoignage de M. Graves, il était possible d'avoir une idée de l'état de choses. Les tableaux figurant dans le rapport Foreshore pour l'estacade B (les anciennes chaînes) indiquent que, dans le premier faisceau, deux des six chaînes avaient une épaisseur de plus de 13 mm. Dans le deuxième faisceau, aucune des chaînes n'avait une épaisseur de plus de 13 mm. Dans le troisième faisceau, trois des huit chaînes avaient une épaisseur de plus de 13 mm, et dans chacun des quatrième et cinquième faisceaux, une des cinq chaînes avait une épaisseur de plus de 13 mm. Quatorze chaînes avaient une épaisseur de 6 mm ou moins, et neuf de ces chaînes avaient une épaisseur de 3 mm ou moins.


[85]            Compte tenu de la preuve mise à ma disposition, je conclus que la philosophie selon laquelle on remplaçait les chaînes au fur et à mesure qu'elles se brisaient n'était pas sensée. La rupture d'une chaîne pouvait poser un problème de sécurité, mais il n'en était pas nécessairement ainsi. La circulation maritime posait un problème en ce qui concerne ce brise-lame. Si le brise-lame se rapprochait à moins de dix pieds du chenal, il se posait un problème de sécurité sur le plan de la navigation. À cet égard, je conclus que la déclaration de M. Lacey selon laquelle M. Harris n'avait pas examiné la question avec lui était suspecte. Étant donné la fréquence des contacts et les efforts incessants que M. Harris faisait au sujet du brise-lame, il est déraisonnable de conclure qu'il n'aurait pas exprimé ses préoccupations, alors que le port de Vancouver et la Garde côtière comptaient sur lui pour remédier à la situation. Quant aux réparations effectuées sur l'estacade B en 1994 dont M. Lacey a expressément fait état, je conclus que ces réparations se limitaient au remplacement d'une chaîne qui s'était brisée en 1992. En ce qui concerne l'analogie avec la maison que M. Lacey a faite et compte tenu de la preuve précise présentée par M. Graves, à savoir que lorsqu'il était constaté qu'une chaîne était endommagée, usée ou étirée, il était possible de remplacer la partie défectueuse, M. Lacey aurait pu réparer le toit sans démolir la maison. En d'autres termes, mieux vaut prévenir que guérir.

[86]            Je tire également les conclusions suivantes :

a)          le brise-lame a été construit en 1977; en 1987, il fallait y exécuter de gros travaux;

b)          il n'est pas inhabituel que la durée de vie d'une chaîne d'ancre soit de six à neuf ans;

c)          la circulation maritime, tout près d'un brise-lame, accroît la tension exercée sur les chaînes d'ancre et en augmente l'usure;

d)          sur les 30 chaînes de l'estacade B, 7 chaînes seulement avaient une épaisseur de 13 mm et 14 avaient une épaisseur de moins de 6 mm, soit la moitié de l'épaisseur à laquelle on recommandait normalement de remplacer la chaîne;

e)          dans toutes les chaînes défectueuses, il y avait des maillons extrêmement minces et la plupart des chaînes qui se trouvaient près du fond de la mer avaient des maillons qui étaient minces, ce qui résultait de l'usure plutôt que de l'étirement de la chaîne;

f)           il y avait au moins un maillon qui était suffisamment mince pour qu'on puisse le défaire avec les mains; or, l'état de ce maillon était semblable à celui de certains autres;


g)          rien ne montre que les chaînes d'ancre aient été remplacées à part ce dont il est ici fait mention.

[87]            Compte tenu des faits susmentionnés, je conclus que le 10 janvier 1995, le brise-lame était détérioré, affaibli et vulnérable et qu'il n'était pas en bon état. J'infère que les chaînes qui ont lâché étaient usées et minces et je conclus que l'état du brise-lame a contribué au dommage qui lui a été causé. Toutefois, cela ne règle pas pour autant l'affaire. Les principes généraux qui s'appliquent à la question du lien de causalité ainsi que les arrêts à l'appui sont énoncés dans l'arrêt Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458 (Athey). Pour plus de commodité, je réitère ici les principes pertinents, mais en omettant les arrêts cités par M. le juge Major.


[88]            Le critère général, quoique non décisif, en matière de causalité est celui du « facteur déterminant » ( « but for test » ), selon lequel le demandeur est tenu de prouver que le préjudice ne serait pas survenu sans la négligence du défendeur. Le critère du facteur déterminant ne s'applique pas dans certaines circonstances, de sorte que les tribunaux ont reconnu que la causalité était établie si la négligence du défendeur avait « contribué de façon appréciable » au préjudice. Un facteur contributif est important s'il est plus que minimal. Il ne faut pas appliquer le critère du lien de causalité d'une façon trop rigoureuse. Il s'agit essentiellement d'une question de fait à laquelle il est préférable de répondre en ayant recours au simple bon sens. Le demandeur n'a pas et n'a jamais eu à établir que la négligence du défendeur a été la seule cause du préjudice. En droit, la responsabilité du défendeur n'est pas écartée du seul fait que d'autres facteurs qui ne lui sont pas imputables ont également contribué au préjudice.

[89]            La répartition de la responsabilité entre les facteurs délictuels et non délictuels est contraire aux principes du droit de la responsabilité délictuelle parce que le défendeur échapperait ainsi à la pleine responsabilité, même s'il a causé ou contribué à causer la totalité du préjudice subi par le demandeur. Des événements hypothétiques (tels que ceux qui se seraient produits sans le préjudice délictuel subi) ou des événements futurs n'ont pas à être prouvés selon la prépondérance des probabilités. Au contraire, on leur accorde simplement un certain poids en fonction de leur probabilité relative. Une possibilité future ou hypothétique sera prise en considération dans la mesure où il s'agit d'une possibilité réelle importante plutôt que d'une simple conjecture.


[90]            Les événements passés doivent être établis, et une fois qu'ils ont été établis, ils sont considérés comme certains. Dans une action fondée sur la négligence, le tribunal doit déclarer si le défendeur a été négligent et cette conclusion ne peut pas être libellée en termes de probabilités. De même, la conduite négligente a causé ou n'a pas causé le préjudice. Le tribunal doit décider, selon la preuve disponible, si la chose alléguée a été établie; dans l'affirmative, cette chose est reconnue comme certaine. Toutefois, le demandeur ne doit pas être placé dans une meilleure situation qu'il ne l'était initialement. Il faut donc non seulement déterminer la situation du demandeur après que le délit a été commis, mais aussi se demander quelle aurait été la « situation originale » . C'est la différence entre ces situations, à savoir la « situation originale » et la « situation postérieure à l'événement préjudiciable » qui donne lieu à la perte subie par le demandeur.

[91]            La soi-disant règle « de la vulnérabilité de la victime » ( « crumbling skull » ) reconnaît simplement que l'état préexistant du demandeur était inhérent à sa « situation initiale » ; le défendeur n'a pas à rétablir le demandeur dans une situation meilleure que sa situation originale.

[92]            Après avoir examiné les principes généraux, le juge Major fait un bref résumé des principes qui s'appliquent à la détermination du lien de causalité et à la prise en compte d'événements futurs ou hypothétiques. Il est utile d'examiner ce résumé. Toutefois, l'arrêt Athey se rapportait à des préjudices corporels découlant d'un accident de la route. Or, tel n'est pas ici le cas, et ce, même si les principes applicables sont les mêmes. J'ai adapté le résumé aux circonstances de l'affaire qui nous occupe.


[93]            Si le fait que le remorqueur est entré en contact avec le brise-lame et si le sillage laissé par le remorqueur et par le navire de haute mer ont causé le dommage subi par le brise-lame ou y ont contribué, les défendeurs sont pleinement responsables des dommages découlant du contact et du sillage. La demanderesse doit établir l'existence d'un lien de causalité en satisfaisant au critère du « facteur déterminant » ou de la « contribution appréciable » . Les événements futurs ou hypothétiques peuvent être pris en compte dans le calcul du montant des dommages-intérêts selon les degrés de probabilité, mais il doit être conclu que la cause du dommage a été établie ou n'a pas été établie. D'où les ramifications suivantes :

1.          s'il y avait une possibilité que le dommage causé au brise-lame se produise au moment pertinent, et ce, en l'absence de contact ou de sillage, le lien de causalité n'est pas établi;

2.          s'il fallait qu'il y ait contact et sillage en plus de l'état préexistant du brise-lame pour que le dommage se produise, le lien de causalité est établi puisque le dommage ne se serait pas produit en l'absence du contact ou du sillage. Même si le contact et le sillage avaient eu un rôle mineur, les défendeurs seraient pleinement responsables parce que le contact et le sillage constitueraient encore une cause contributive nécessaire;

3.          si le contact et le sillage à eux seuls pouvaient constituer une cause suffisante, et si l'état préexistant du brise-lame à lui seul pouvait constituer une cause suffisante, on ne sait pas trop ce qui aurait en fait causé le dommage. Le juge qui entend l'affaire doit déterminer, selon la prépondérance des probabilités, si la négligence des défendeurs a contribué de façon appréciable au dommage.


[94]            Compte tenu de cette analyse, je conclus que même si le brise-lame était détérioré, affaibli et vulnérable et même s'il n'était pas en bon état le 10 janvier 1995, il ne se serait pas endommagé à ce moment-là si ce n'avait été du fait que le remorqueur était entré en contact avec le brise-lame et si ce n'avait été du sillage laissé par le remorqueur et par le navire. Je conclus que le fait que le remorqueur est entré en contact avec le brise-lame et que le remorqueur et le navire ont laissé un sillage a eu un rôle mineur et que le dommage était principalement attribuable à l'état du brise-lame au moment pertinent. Ceci dit, je ne puis dire que le contact et le sillage n'ont contribué que d'une façon minime aux dommages. Je suis donc obligée de conclure que le lien de causalité est établi et que les défendeurs sont responsables du dommage. Toutefois, je conclus également qu'il existait une possibilité véritable que le dommage se produise à un moment donné dans l'avenir, et ce, sans l'intervention du « Delta Pride » . Je tire cette conclusion par suite des constatations dont j'ai déjà fait mention et pour les motifs ci-après énoncés.

[95]            Le brise-lame a été construit en 1977 et, en 1987, il fallait y effectuer des réparations majeures. Les travaux entrepris en 1987 ont donné lieu aux seules dépenses importantes majeures engagées à l'égard de ce brise-lame. À ce moment-là, moins du quart des chaînes ont été remplacées. Il n'est pas établi que toutes les dépenses auraient été imputées à l'estacade B puisque le brise-lame était composé de quatre estacades, et il semblerait certes déraisonnable de s'attendre à ce qu'elles le soient. Je suppose que certaines chaînes ont été remplacées sur chacune des estacades, mais à vrai dire je ne dispose d'aucun élément de preuve concret justifiant cette conclusion. Logiquement, certaines réparations étaient selon toute probabilité nécessaires pour chacune des estacades à l'expiration de dix ans puisque la longévité prévue d'une chaîne est de six à neuf ans.

[96]            Les réparations subséquentes effectuées sur l'estacade B se rapportaient aux manilles et aux chaînes de raccordement. En ce qui concerne les chaînes d'ancre de l'estacade B, on s'est contenté de remplacer une chaîne en 1993 et d'en réparer une autre en 1994. Cette dernière chaîne s'était brisée en 1992. Étant donné l'état du brise-lame tel que je l'ai constaté, je conclus qu'il était presque certain qu'il s'effondrerait. Je souscris à la position prise par les défendeurs selon laquelle il ne s'agissait pas de savoir si le brise-lame allait s'effondrer, mais plutôt de savoir à quel moment cela se produirait.

[97]            Il reste à déterminer à quel moment le brise-lame se serait effondré. Toute conclusion tirée à ce sujet est nécessairement arbitraire et comporte un jugement fondé sur la preuve. Je me montrerai généreuse envers la demanderesse et je conclurai arbitrairement que le brise-lame se serait effondré dans les quatre années suivant la date de l'incident du « Delta Pride » . La longévité des chaînes serait alors de 11 ans après la date des réparations effectuées en 1987, et ce, peu importe que les chaînes d'ancre aient été réparées ou remplacées à ce moment-là. Bref, le brise-lame se serait probablement effondré avant la fin de l'année 1998. En arrivant à cette conclusion, je me fonde sur le fait que M. Lacey a témoigné que le droit de propriété afférent au brise-lame a été transféré au propriétaire du port de plaisance et que les négociations relatives à ce transfert étaient assorties de la condition selon laquelle le brise-lame devait être transféré dans un état que le propriétaire du port de plaisance jugeait satisfaisant. La demanderesse aurait de toute façon été obligée d'effectuer les réparations nécessaires avant de transférer le brise-lame. Or, le transfert a eu lieu avant la fin de l'année 1998.


Le montant des dommages-intérêts

[98]            Le calcul du montant des dommages-intérêts doit tenir compte du fait que la demanderesse doit être placée dans la situation où elle aurait été, avec tous les risques et toutes les lacunes s'y rapportant, et non dans une meilleure situation : Athey. En règle générale, la demanderesse devrait déduire du montant accordé le montant par lequel la propriété s'était améliorée (l'amélioration), mais la demanderesse est indemnisée dans la mesure où elle a été obligée de débourser de l'argent prématurément afin d'obtenir cette amélioration : Upper Lakes Shipping Ltd. c. St. Lawrence Cement Inc. (1992), 89 D.L.R. (4th) 722 (C.A. Ont.).

[99]            Les défendeurs se sont opposés à certains montants réclamés par la demanderesse. En ce qui concerne les factures se rapportant aux travaux qui avaient été exécutés et en particulier les réparations permanentes, ils alléguaient que la facture était douteuse parce qu'elle avait été dressée avant que les travaux soient réellement exécutés. Je suis convaincue que la facture a été dressée prématurément afin d'être imputée à l'exercice antérieur et je suis également convaincue, compte tenu de la preuve présentée par Mac Nelson et par M. Lacey, que les travaux ont été achevés avant que le paiement soit effectué.

[100]        Les défendeurs remettent également en question le montant de 7 100 $ réclamé pour les services de M. Graves, et ce, pour les raisons ci-après énoncées. Premièrement, son rapport (le fruit de son effort), bien qu'il ait été rédigé, n'a pas été produit. Deuxièmement, dans la pièce D-8, il était mentionné que les travaux à exécuter se rapportaient aux estacades B et C et qu'il y avait donc des travaux qui étaient attribuables à l'incident mettant en cause le « Seajoy II » . M. Graves a fait un compte rendu détaillé du temps qu'il avait passé au port de plaisance et à préparer son rapport après l'incident du « Delta Pride » . Le rapport n'a pas été produit, mais il a été rédigé. Je ne suis pas prête à ajuster le montant réclamé. De même, je conclus que les montants réclamés pour les travaux techniques internes et pour le stock interne étaient raisonnables. Quant à ce dernier montant, la demanderesse a inscrit le stock au prix qu'elle aurait été obligée de payer pour l'acheter. Je ne réduirai pas ces montants.


[101]        J'ai conclu que la demanderesse aurait de toute façon été obligée d'effectuer les réparations à l'estacade B, et ce, dans les quatre années suivant la date de l'incident mettant en cause le « Delta Pride » . Pour se retrouver dans la situation où elle aurait été si ce n'avait été des événements du 10 janvier, la demanderesse devrait être indemnisée des frais associés à ce qu'il en coûtait pour effectuer les réparations quatre ans avant la date à laquelle ces réparations auraient dû être faites. La demanderesse a donc droit à des dommages-intérêts, en ce qui concerne des intérêts composés annuellement sur la somme de 81 746,76 $, au taux de la Banque du Canada, pour une période de quatre ans (de 1995 à 1998). Les avocats ont demandé que la question des intérêts avant jugement soit reportée de façon à leur permettre d'essayer d'en arriver à un règlement à l'amiable. La question est donc reportée. En l'absence de règlement, l'une ou l'autre partie pourra présenter une demande; je demeure saisie de l'affaire pour ce qui est de la détermination de la question des intérêts avant jugement, au besoin.

Les dépens

[102]        J'exercerai mon pouvoir discrétionnaire et je refuserai d'adjuger les dépens. Ce faisant, j'ai tenu compte du résultat de l'instance, des montants réclamés et des montants recouvrés ainsi que du fait que les questions ont été rendues plus complexes parce que certains documents de la demanderesse qui auraient dû être conservés et produits n'étaient pas disponibles. J'ai également tenu compte de l'argument de la demanderesse selon lequel les questions étaient importantes parce qu'il est bon que le droit soit connu avec certitude et je conclus que les circonstances de l'affaire sont tellement axées sur les faits que la décision a une faible valeur en tant que précédent ou n'a aucune valeur en tant que précédent.

« Carolyn A. Layden-Stevenson »

Juge

Ottawa (Ontario),

le 13 janvier 2003.

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad.a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                  T-86-96

INTITULÉ :                                                 La Reine

c.

Le navire « DELTA PRIDE » et autres

LIEU DE L'AUDIENCE :                         Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                       du 12 au 15 novembre 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :         Madame le juge Layden-Stevenson

DATE DES MOTIFS :                               le 13 janvier 2003

COMPARUTIONS :

M. Joseph Spears                                                              POUR LA DEMANDERESSE

M. H. Peter Swanson                                                        POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Spears et associés                                                            POUR LA DEMANDERESSE

Bernard et associés                                                            POUR LES DÉFENDEURS

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