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Date : 20210225


Dossier : T-1822-19

Référence : 2021 CF 177

Ottawa (Ontario), le 25 février 2021

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

Gabriel Rouleau-Halpin

demandeur

et

Bell Solutions Techniques Inc.

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] M. Gabriel Rouleau-Halpin demande le contrôle judiciaire de la sentence arbitrale rendue le 9 octobre 2019 [la Décision], par Me Pierre-Georges Roy [l’Arbitre], rejetant sa plainte de congédiement injuste déposée sous l’égide de l’article 240 du Code canadien du travail, LRC 1985, ch L-2 [le Code].

[2] Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Contexte

[3] Bell Solutions Techniques Inc. [Bell Solutions], filiale de BCE, est responsable d’offrir des services d’installations d’équipements de télécommunications (télévision, internet et téléphones fixes).

[4] Le 1er octobre 2018, M. Jean-Philippe Paradis, président de Bell Solutions, informe M. Rouleau-Halpin, employé de Bell Solutions depuis 2005 et gestionnaires opérationnel pour la région de Laval depuis 2011, que son poste est éliminé et que ses services ne seront plus requis à partir du même jour. Dans la lettre qu’il lui adresse à cet égard, M. Paradis indique notamment à M. Rouleau-Halpin que sa période de continuité salariale prendra fin le 5 janvier 2019, « Date de fin d’emploi ». Enfin, M. Paradis confirme alors à M. Rouleau-Halpin les montants et les types de compensation qui lui sont offerts.

[5] Le 15 novembre 2018, M. Rouleau-Halpin dépose une plainte pour congédiement injuste en vertu de l’article 240 du Code. Dans la lettre qu’il annexe à son formulaire de plainte, M. Rouleau-Halpin allègue (1) être au courant des motifs invoqués par son employeur pour le congédier; (2) que la restructuration alléguée n’est pas vraie; (3) avoir été ciblé pour être congédié; (4) que son employeur n’a pas dû éliminer son emploi; et (5) que son employeur a plutôt fait le choix de mettre fin à son emploi parce que son employeur ne souhaitait plus qu’il y travaille (page 39, dossier de la défenderesse).

[6] Le paragraphe 240(1), contenu dans la partie III du Code prévoit que :

240(1) Sous réserve des paragraphes (2) et 242(3.1), toute personne qui se croit injustement congédiée peut déposer une plainte écrite auprès du chef si :

a) d’une part, elle travaille sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur;

b) d’autre part, elle ne fait pas partie d’un groupe d’employés régis par une convention collective.

[7] Il n’est pas contesté que M. Rouleau-Halpin rencontre les deux conditions d’application prévues.

[8] Le 21 janvier 2019, Bell Solutions, par la voix de ses procureurs, confirme qu’elle conteste la plainte déposée par M. Rouleau-Halpin. Elle souligne que M. Rouleau-Halpin n’a pas été congédié et, par conséquent, que sa plainte n’est pas recevable. Elle précise que l’emploi de M. Rouleau-Halpin a pris fin à la suite d’une réduction générale des effectifs au sein de l’organisation et d’une restructuration et que son poste a été éliminé. Ainsi, Bell Solutions invoque la restriction prévue au paragraphe 242(3.1) du Code et soumet qu’un arbitre ne peut procéder à l’instruction de la plainte.

[9] Le paragraphe 242(3.1) du Code prévoit effectivement une restriction à l’application de l’article 240, précité. Ainsi, le Conseil (ou l’arbitre externe nommé) ne peut procéder à l’instruction de la plainte si le plaignant a été licencié en raison du manque de travail ou de la suppression d’un poste. Ainsi, un arbitre externe qui entend une plainte de congédiement injuste en vertu de l’article 240 du Code, mais qui conclut que l’article 242(3.1) du Code s’applique, n’a pas compétence et ne peut procéder à l’instruction de la plainte.

[10] Les 10 juillet, 16 septembre et 2 octobre 2019, l’Arbitre entend le dossier. Il reçoit le témoignage de M. Rouleau-Halpin, qui témoigne pour lui-même, et ceux de messieurs Jean-Luc Riverin, directeur de l’exploitation pour le territoire « Québec provincial » et Jean-Marc Ouimet, gestionnaire principal, relations de travail, pour Bell Solutions.

[11] Le 9 octobre 2019, l’Arbitre rend sa Décision et rejette la plainte de congédiement injuste de M. Rouleau-Halpin. En bref, et tel que détaillé plus bas, l’Arbitre conclut que la restriction prévue au paragraphe 242(3.1) du Code s’applique. La plainte en vertu de l’article 240 du Code ne peut donc être instruite.

III. La sentence arbitrale

[12] Dans sa Décision, l’Arbitre expose la preuve pertinente et aborde à cet égard (A) la nature de l’organisation de l’employeur; (B) le parcours professionnel de M. Rouleau-Halpin chez l’employeur; (C) les changements organisationnels mis en place par l’employeur au cours de 2018; et (D) les changements survenus après la décision de l’employeur.

[13] Compte tenu des arguments soulevés devant notre Cour, il est utile de noter certains des commentaires et conclusions de l’Arbitre au sujet de la preuve qui lui a été présentée.

[14] En lien avec la nature de l’organisation de l’employeur, l’Arbitre note la structure organisationnelle de Bell Solutions et note aussi, notamment, que les gestionnaires opérationnels relèvent d’un directeur régional, qu’ils supervisent chacun de vingt à trente techniciens salariés et que l’employeur recoure parfois aux services de salariés syndiqués à titre de gestionnaires opérationnels, selon les modalités prévues à la convention collective, syndiqués alors reconnus comme des gestionnaires opérationnels « temporaires ».

[15] L’Arbitre confirme ensuite que M. Rouleau-Halpin est, depuis 2012, un employé permanent à titre de gestionnaire opérationnel et qu’à son retour d’un congé de maladie en janvier 2017, il a une nouvelle supérieure hiérarchique en Mme Karina Piacente, directrice régionale pour la région de Laval.

[16] L’Arbitre note les compressions effectuées au sein de BCE en 2018 et, plus particulièrement, les demandes faites à Bell Solutions en août 2018 en regard de la réduction du nombre de cadres et de l’augmentation de leur productivité. L’Arbitre note que, pour Bell Solutions, l’objectif fixé visait essentiellement à augmenter de 26 à 28 le nombre de techniciens sous la responsabilité de chaque gestionnaire opérationnel, et à réduire de trois le nombre de gestionnaires opérationnels pour le territoire « Québec provincial », nombre subséquemment ajusté à deux.

[17] L’Arbitre note que M. Riverin, qui décide seul, détermine que les ressources excédentaires sont situées sur le territoire de Laval, territoire au sein duquel œuvre M. Rouleau-Halpin. Il choisit de retenir le critère « leadership » afin de déterminer quels employés doivent être mis à pied, puisque le nombre de techniciens supervisés passerait de 26 à 28 et puisque les autres critères d’évaluation ne permettent pas de départager les employés. M. Riverin utilise les évaluations de mi-année complétées en juin 2018, parmi lesquelles M. Rouleau-Halpin obtient la moins bonne cote de rendement pour le critère du leadership. L’Arbitre note aussi que M. Riverin ne consulte l’évaluation de 2017 que de façon incidente.

[18] L’Arbitre note que M. Rouleau-Halpin a fait état de plusieurs situations de conflits avec sa nouvelle supérieure hiérarchique, Mme Piacente, à compter du mois de juin 2017 et que, pendant plusieurs mois avant l’évaluation de la mi-juin 2018, M. Rouleau-Halpin relevait en fait, temporairement, de M. Dominique Ricard.

[19] Enfin, l’Arbitre note le témoignage de M. Riverin selon lequel seuls les éléments factuels connus au moment de la décision pouvaient être considérés et selon lequel il ignorait que deux gestionnaires opérationnels avaient l’intention de quitter leur poste.

[20] L’Arbitre dédie une courte section de sa revue de la preuve aux évènements survenus après la décision de l’employeur du 1er octobre 2018 de supprimer le poste de M. Rouleau-Halpin. Ainsi, il note d’abord que deux gestionnaires ont quitté leur emploi au cours des mois de décembre 2018 et janvier 2019, et qu’ils ont vraisemblablement été remplacés par des employés qui occupaient jusque-là des fonctions de nature temporaire. Il note ensuite que des offres d’emploi ont été affichées au cours de l’années 2019, concernant le même type de poste que celui qu’occupait M. Rouleau-Halpin; il convient cependant qu’il s’agit là d’une pratique de recrutement destinée à bâtir un bassin de candidats, ce qu’il indique comme n’ayant pas été contesté.

[21] L’Arbitre résume ensuite les prétentions des parties. Ainsi, l’employeur axe son argumentation sur la restriction prévue au paragraphe 242(3.1) du Code; il soumet que la décision de licencier M. Rouleau-Halpin a été prise dans un contexte de réorganisation des effectifs, que le choix des salariés affectés par les suppressions de postes était parfaitement légitime et que le tribunal doit décliner juridiction.

[22] L’Arbitre note que M. Rouleau-Halpin fait plutôt valoir que la décision de l’employeur était marquée au sceau de la mauvaise foi. M. Rouleau-Halpin met en doute la légitimité d’un processus récurrent de restructuration chez l’employeur, qui servirait essentiellement à cibler à chaque année des employés permanents dont il serait impossible de se débarrasser. Il suggère que les besoins de main d’œuvre de Bell Solutions sont demeurés les mêmes en tout temps, et qu’ils sont plutôt comblés par des employés temporaires et qu’il n’y a donc pas eu de réelle abolition de son poste. Il souligne avec accent que le processus administratif suivi en l’espèce par Bell Solutions laisse entrevoir une volonté de mettre fin à son emploi. L’Arbitre note enfin que M. Rouleau-Halpin plaide qu’il ne saurait être question de contourner l’application du recours prévu à l’article 240 du Code en interprétant trop généreusement la restriction du paragraphe 242(3.1) du Code.

[23] Dans ses motifs, l’Arbitre examine premièrement le rôle de l’arbitre dans le cadre de la plainte en vertu de l’article 240 du Code. Il cite les textes législatifs pertinents et, s’appuyant sur les décisions des tribunaux d’arbitrage, de la Cour fédérale et de la Cour suprême du Canada soumises par la partie patronale, énonce ensuite les paramètres d’application de la restriction prévue au paragraphe 242(3.1) du Code.

[24] À cet égard, l’Arbitre énonce qu’il faut procéder à une analyse en deux volets, soit (1) s’assurer qu’une réelle réorganisation administrative est survenue et que le poste a été supprimé (Flieger c Nouveau-Brunswick, [1993] 2 RCS 651); et (2) valider si la démarche mise de l’avant par l’employeur afin de sélectionner les salariés dont il a choisi de se départir est raisonnable. Il faut alors vérifier si le processus ne révèle pas l’existence d’un stratagème pour se débarrasser de l’un d’eux, ou si les critères considérés pour la sélection sont raisonnables. Ceci implique que le plaignant fasse une démonstration d’éléments factuels qui tendent à établir fermement une telle possibilité (Bande Indienne de Moricetown c Morris (1996) 120 FTR 162; Clerk c Canadien Pacifique Ltée, 2004 CF 715; Kassab c Bell Canada, 2008 FC 1181; Rogers Cablesystems Ltd c Roe, [2000] ACF No 1457).

[25] Au paragraphe 47 de sa Décision, l’Arbitre note que les décisions soumises par le plaignant sont moins pertinentes, puisqu’elles concernent des recours intentés en vertu de la Loi sur les normes du travail québécoise (RLRQ ch N-1.1) [la Loi sur les normes du travail] et mettent donc en cause des textes législatifs bien différents.

[26] Toujours dans ses motifs, l’Arbitre examine ensuite la validité de la décision prise par l’employeur selon les critères précités. Il examine donc (1) la validité de la restructuration évoquée par la partie patronale; et (2) la validité du choix de mettre fin au lien d’emploi de M. Rouleau-Halpin.

[27] Ainsi, quant au premier de ces deux points, l’Arbitre note que Bell Solutions a fait l’objet d’une demande de rationalisation provenant de sa compagnie-mère, ce qui a donné lieu à la demande adressée à M. Riverin. Il note aussi qu’il y a eu suppression de poste au sens du paragraphe 242(3.1) du Code. L’Arbitre conclut que l’employeur a réussi à démontrer qu’il y a bien eu une restructuration légitime des effectifs cadres au cours de l’année 2018.

[28] Quant au second point, l’Arbitre considère que la sélection du critère du leadership pour choisir le gestionnaire dont le poste serait éliminé n’était pas dénuée de fondement et qu’il n’est pas impossible, ou inapproprié, d’évaluer le leadership des cadres. L’Arbitre souligne enfin ne pas avoir reçu de preuve que la démonstration de l’employeur quant au choix du critère n’est pas adéquate.

[29] L’Arbitre examine aussi comment l’évaluation des gestionnaires de première ligne a été conduite et conclut qu’il n’y a pas de signe de malversation, qu’elle n’est pas déraisonnable et qu’elle ne fait pas ressortir un comportement répréhensible de la part des représentants de l’employeur.

[30] Enfin l’Arbitre examine plus en détail certaines allégations de M. Rouleau-Halpin selon lesquelles :

  • L’employeur utilisait indûment des gestionnaires de première ligne temporaires et ceux-ci auraient dû être sacrifiés avant lui;
  • Des postes similaires à celui de M. Rouleau-Halpin sont devenus vacants à la fin de l’année 2018 et au début de 2019;
  • L’inimitié qui aurait pu exister entre M. Rouleau-Hapin et Mme Piacente.

[31] Ultimement, l’Arbitre constate que rien dans la preuve offerte ne permet de soutenir l’argument selon lequel l’employeur aurait mis en place une fausse restructuration afin de se débarrasser de M. Rouleau-Halpin. Il ajoute que le mécanisme mis en place afin de choisir les employés affectés par cette restructuration, bien qu’il ne soit pas parfait, ne peut être considéré inadéquat ou comme dissimulant un désir de mettre fin, sans raison légitime, au lien d’emploi de M. Rouleau-Halpin.

[32] L’Arbitre rejette donc la plainte, décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

IV. Questions en litige

[33] À l’audience, l’avocat du demandeur a présenté des arguments nouveaux auxquels s’est opposé l’avocate de la défenderesse puisque ces arguments n’étaient pas dans le mémoire du demandeur. La Cour a retenu trois arguments nouveaux plutôt que les quatre suggérés par la défenderesse. La jurisprudence de la Cour indique « qu’à moins d’une situation exceptionnelle, tout argument qui n’a pas été formulé dans le mémoire des faits et du droit d’une partie ne peut être pris en considération afin de ne pas léser et parce que la Cour ne pourrait pas être en mesure d’apprécier comme il se doit le bien-fondé de ce nouvel argument » (Abdulkadir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 318 au para 81; voir également Del Mundo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 754 aux para 12 à 14; Mishak c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (1999) 173 FTR 144 (1re inst) au para 6; Adewole c Canada (Procureur général), 2012 CF 41 au para 15). En l’instance, l’avocat du demandeur n’a pas invoqué une situation exceptionnelle, se limitant à signaler que certains de ces arguments se trouvaient dans son Avis de demande.

[34] Compte tenu (1) de la jurisprudence établie; (2) que le demandeur n’a soumis aucune autorité permettant la présentation, à l’audience, d’arguments non soulevés dans le mémoire sur la base qu’ils sont énoncés dans l’Avis de demande; et (3) qu’aucune circonstance exceptionnelle ne se présente ni n’a été invoquée, la Cour ne considèrera pas les arguments nouveaux du demandeur.

[35] M. Rouleau-Halpin soulève aussi une possible violation des règles de justice naturelle et d’équité procédurale en ce qu’il n’aurait pas été entendu, alléguant que l’Arbitre (1) a rejeté en bloc la jurisprudence qu’il lui a soumise, sans l’avoir lue, jurisprudence qui n’aurait d’ailleurs pas exclusivement porté sur la Loi sur les normes du travail du Québec, tandis que l’Arbitre a accepté la jurisprudence de l’employeur; et (2) n’a pas traité de son argument principal, à savoir que son poste n’a jamais effectivement été supprimé.

[36] À cet égard, je note que l’Arbitre n’a pas déterminé que les autorités de M. Rouleau-Halpin en lien avec la Loi sur les normes du travail du Québec devaient être rejetées en bloc. L’Arbitre a accepté le dépôt des autorités de M. Rouleau-Halpin, mais a plutôt déterminé, au paragraphe 47 de sa Décision, que les autorités sur la Loi sur les normes du travail du Québec sont « moins pertinentes », puisque les régimes des deux lois sont différents. Tel que le soumet la défenderesse, cette conclusion ne peut être qualifiée de violation des principes de justice naturelle ou d’équité procédurale. Il s’agit plutôt d’une application et d’une appréciation relative du poids à accorder à diverses décisions antérieures et d’une identification du droit applicable, tâches qui font partie du rôle de l’Arbitre. Il en va de même de l’allégation selon laquelle un argument aurait été présenté par le demandeur, mais ignoré par le décideur dans ses motifs; il ne s’agit pas là d’une question d’équité procédurale.

[37] La Cour doit d’abord confirmer la norme de contrôle applicable et ensuite traiter des arguments de M. Rouleau-Halpin, soit que l’Arbitre a erré au regard (1) du choix du demandeur comme employé à licencier; (2) de l’abolition du poste du demandeur; (3) du congédiement déguisé du demandeur; (4) du traitement des décisions qu’il a soumises; et (5) de l’omission de traiter d’un argument principal.

A. Norme de contrôle

[38] Puisqu’aucun des arguments ne réfère réellement à une possible violation des règles de justice naturelle et d’équité procédurale, la norme de contrôle liée à une telle allégation ne s’applique pas. La norme de la décision raisonnable s’applique donc à tous les arguments soulevés par le demandeur dans le présent dossier. Aucune des situations permettant de réfuter la présomption ne s’applique en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

[39] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable de la décision, le rôle de la Cour en contrôle judiciaire est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] aux para 2, 31). La Cour doit considérer le « résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15).

[40] La Cour, en contrôle judiciaire, n’a pas pour mission de soupeser à nouveau les éléments de preuve au dossier, ni de s’immiscer dans les conclusions de faits du décideur pour y substituer les siennes (Société canadienne des postes au para 61; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55). Elle doit plutôt considérer les motifs dans leur ensemble, conjointement avec le dossier (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 53) et se contenter de se demander si les conclusions revêtent un caractère irrationnel ou arbitraire. C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer que la décision du décideur administratif est déraisonnable.

B. Le choix de M. Rouleau-Halpin comme employé à licencier

[41] M. Rouleau-Halpin soumet que la conclusion de l’Arbitre quant au processus ayant servi à identifier les employés à licencier est totalement déraisonnable. L’Arbitre aurait plutôt dû y voir un premier indice de mauvaise foi, puisque (1) l’employeur a utilisé un critère dont il connaissait déjà le résultat et s’est appuyé sur les évaluations des deux dernières années; (2) les évaluations ont toujours été effectuées sur la base du leadership et des résultats; (3) il n’est ni sérieux ni crédible de prétendre qu’il faut retenir le critère du leadership en invoquant que les gestionnaires auront 28 employés à superviser plutôt que 26.

[42] Bell Solutions répond que l’Arbitre a appliqué le test de façon raisonnable aux faits eu égard à la preuve présentée devant lui et étaie l’analyse de l’Arbitre quant au mécanisme mis en place afin de choisir les employés affectés.

[43] Tel que le soumet Bell Solutions, je note que l’Arbitre a énoncé le test pertinent et l’a appliqué aux faits qui lui ont été présentés. Il lui était loisible, vu la preuve, de conclure que le critère de leadership choisi par Bell Solutions n’était ni dénué de fondement ni choisi ou appliqué de mauvaise foi.

[44] Quant à l’argument du demandeur que l’employeur a utilisé un critère dont il connaissait déjà le résultat et s’est appuyé sur les évaluations des deux dernières années; je n’ai pas été convaincue que le fait que M. Riverin ait pu connaitre la cote de leadership permet de conclure que le critère a été choisi de mauvaise foi, et la preuve révèle que M. Riverin n’a considéré que l’évaluation de mi-juin 2018. La conclusion de l’Arbitre est donc raisonnable.

[45] Quant à l’argument du demandeur à l’effet que les évaluations auraient précédemment toujours été effectuées sur la base du leadership et des résultats, le dossier ne contient aucune preuve à cet égard.

[46] Enfin, quant à l’argument du demandeur qu’il n’est ni sérieux ni crédible pour l’employeur de retenir le critère du leadership en invoquant que les gestionnaires auront 28 employés à superviser plutôt que 26, je ne peux le retenir. Il appartenait à l’employeur de choisir le critère pertinent pour les licenciements, et le rôle de l’Arbitre se limitait à examiner si le critère choisi a été appliqué de façon discriminatoire ou de mauvaise foi (Rogers Cablesystems Ltd c Roe, 193 FTR 240 (2000) au para 36 et Ortu c CFMB Limited, 2017 CF 664 au para 33 (« les décisions d’entreprise [sont] la prérogative de l’employeur »)). Par ailleurs, la preuve testimoniale devant l’Arbitre a établi que le choix de ce critère s’expliquait également par le fait qu’il était difficile de départager les employées en utilisant les autres critères.

[47] M. Rouleau-Halpin n’a pas convaincu la Cour que l’Arbitre a erré en acceptant le critère du leadership ou en concluant que l’employeur n’a pas appliqué ce critère de mauvaise foi.

C. L’abolition du poste de M. Rouleau-Halpin

[48] Deuxièmement, M. Rouleau-Halpin soumet que l’Arbitre n’a pas correctement appliqué les principes servant à déterminer si son poste avait réellement été aboli. M. Rouleau-Halpin reconnait cependant que l’Arbitre a retenu les bons principes, établis par la jurisprudence, pour déterminer si un poste a été réellement aboli.

[49] Ainsi, M. Rouleau-Halpin soutient que l’Arbitre a erré en décidant qu’il devait « apprécier le comportement de l’employeur au moment de la prise de décision et non après coup, de façon rétrospective », tout en décidant simultanément que la situation aurait été différente si l’employeur avait procédé à des embauches « quelques semaines plus tard ». M. Rouleau-Halpin soumet que l’Arbitre a ignoré le cas des employés temporaires, notamment celui d’un employé qui a vu son contrat prolongé en décembre 2018 et qui a obtenu sa permanence en juin 2019 au poste de gestionnaire opérationnel pour le territoire de Laval, avec le résultat qu’en juillet 2019, Bell Solutions employait le même nombre de gestionnaires opérationnels à Laval qu’en octobre 2018.

[50] M. Rouleau-Halpin soumet donc que l’Arbitre n’est pas allé au bout de sa logique et qu’il a erré en ne considérant pas les évènements de décembre 2018 à juin 2019, en lien avec l’employé temporaire, pour évaluer si son poste avait vraiment été aboli. Il ajoute que cette preuve créait un doute raisonnable quant à la bonne foi de Bell Solutions et méritait donc un examen par l’Arbitre, particulièrement en l’absence d’explications de Bell Solutions quant à l’embauche d’un employé permanent alors que le poste de M. Rouleau-Halpin avait été aboli pour faire des économies. M. Rouleau-Halpin soumet également que Bell Solutions a été très réticente à divulguer la preuve pertinente, ce qui suggère que cette preuve lui était préjudiciable.

[51] Bell Solutions répond que l’Arbitre a traité de la preuve et a spécifiquement abordé l’argument au paragraphe 58 de sa décision, mais a déterminé que les coupures ne visaient que les cadres, pas les employés syndiqués affectés temporairement au poste de gestionnaire opérationnel. Bell Solutions ajoute que le paragraphe 58 de la Décision traite d’un autre argument présenté par le demandeur en lien avec les deux postes devenus vacants en décembre 2018 et janvier 2019 en raison du départ non prévu de deux employés. Enfin, Bell Solutions répond que la preuve n’a aucunement démontré que des nouveaux gestionnaires opérationnels permanents ont été embauchés « quelques semaines plus tard ».

[52] Ainsi, Bell Solutions réfute l’argument de M. Rouleau-Halpin à l’effet que le nombre de gestionnaires soit demeuré le même entre octobre 2018 et juillet 2019. Elle affirme donc que la décision de l’Arbitre est raisonnable.

[53] Tel que le mentionne Bell Solutions, l’Arbitre n’a pas omis d’appliquer les critères pertinents et M. Rouleau-Halpin reconnait que ces critères ont été énoncés correctement.

[54] L’Arbitre pouvait raisonnablement conclure, vu la preuve, que :

· L’embauche d’employés syndiqués comme gestionnaires opérationnels à titre temporaire n’était pas pertinente à l’analyse, puisque la restructuration de Bell Solutions visait uniquement les postes permanents de cadres;

· L’employeur ne savait pas et ne pouvait prévoir, le 1er octobre 2018, que deux gestionnaires opérationnels de la région de Gatineau quitteraient leur poste sans préavis en décembre 2018 et janvier 2019;

· La situation serait différente si l’employeur avait embauché des gestionnaires « quelques semaines » après le 1er octobre.

[55] La conclusion de l’Arbitre n’est donc pas déraisonnable.

[56] L’Arbitre aurait pu traiter spécifiquement de la situation du gestionnaire temporaire devenu permanent. Cependant, ses motifs permettent de comprendre pourquoi il n’en a pas traité. En effet, (1) ayant déterminé que les coupures ne visaient que les cadres, et en l’instance les gestionnaires opérationnels permanents, il n’était pas nécessaire pour l’Arbitre de traiter de la prolongation du contrat d’un employé syndiqué, gestionnaire temporaire, en décembre 2018; et (2) ayant noté qu’une embauche quelques semaines après la décision pourrait signaler un congédiement injuste, il n’était pas nécessaire de traiter d’une embauche à titre d’employé permanent survenue plutôt 9 mois après la décision.

D. Le congédiement déguisé de M. Rouleau-Halpin

[57] Troisièmement, M. Rouleau-Halpin soumet qu’il a été l’objet d’un congédiement déguisé en vertu du Code, puisque : (1) avant son congé maladie de 2017, il était un employé fort performant; (2) à son retour, il a eu une nouvelle superviseure; (3) sa nouvelle superviseure avait envers lui un comportement hostile et vexatoire; (4) sa nouvelle superviseure l’a découragé à postuler pour d’autres postes à l’interne, mentionnant qu’elle avait déjà fait une recommandation négative à son égard; (5) sa candidature a été rejetée pour tout poste pour lequel il avait postulé suite à son retour de congé de maladie; (6) ses évaluations n’étaient plus satisfaisantes, surtout quant au critère du leadership; (7) Bell Solutions a ignoré ses résultats globaux, alors qu’il se situaient à 96.8 pourcent pour l’année 2018; (8) Bell Solutions n’a pas offert à M. Rouleau-Halpin deux postes qui se sont libérés de façon inattendue après son licenciement (Société Radio-Canada c Associations des professionnels et des superviseurs, 2018 CanLII 119223 (sentence arbitrale)); et (9) son poste a été affiché pour toutes les régions du Québec suite à son licenciement, laissant croire que Bell Solutions avait toujours des besoins.

[58] Ainsi, M. Rouleau-Halpin soumet qu’il était déraisonnable pour l’Arbitre de conclure que Bell Solutions a agi de bonne foi, et ce, même en vertu de la présomption de bonne foi applicable. Il soumet que l’Arbitre semble avoir exigé une preuve hors de tout doute raisonnable de la mauvaise foi de Bell Solutions, alors que la mauvaise foi peut s’inférer d’indices et de comportements vexatoires juxtaposés. M. Rouleau-Halpin soutient donc que l’Arbitre a rendu une décision qui n’est pas appuyée par la preuve, commettant ainsi une erreur de nature à invalider sa décision.

[59] Bell Solutions répond que l’Arbitre a bien évalué la preuve, notamment en la résumant dans sa décision, et a choisi de rejeter la prétention de M. Rouleau-Halpin à l’effet que l’inimité qui aurait existé entre lui et sa superviseure est la réelle explication pour son licenciement. Bell Solutions note par ailleurs que le cadre qui a effectué le licenciement (M. Riverin) n’a pas communiqué avec la nouvelle superviseure de M. Rouleau-Halpin aux fins de prendre sa décision. Bell Solutions note également que les postes qui se sont libérés après le licenciement de M. Rouleau-Halpin se sont libérés de façon inattendue et que l’affichage d’un poste semblable à celui de M. Rouleau-Halpin est un affichage continu qui vise à constituer une banque de candidatures plutôt qu’à combler un poste alors vacant (tel qu’il appert du libellé même de l’affichage de poste). Ainsi, Bell Solutions soumet que la décision de l’Arbitre est raisonnable.

[60] Or, rien n’indique que l’Arbitre ait ignoré la preuve soumise par M. Rouleau-Halpin pour les raisons précitées. En ce qui a trait à l’inimitié avec la superviseure, l’Arbitre a résumé la preuve dans sa décision et a conclu que cette preuve n’avait pas été circonstanciée de manière satisfaisante pour justifier une conclusion à l’effet que le processus de restructuration n’était pas la réelle justification pour le licenciement de M. Rouleau-Halpin. Vu la preuve présentée par Bell Solutions, il était loisible à l’Arbitre de conclure ainsi. L’Arbitre n’a ni ignoré la preuve ni refusé d’en évaluer la pertinence. Il en a simplement évalué la valeur probante. Son processus de réflexion et sa conclusion sont raisonnables.

[61] Tel que mentionné précédemment, la Cour, en contrôle judiciaire, n’a pas pour mission de soupeser à nouveau les éléments de preuve au dossier (Société canadienne des postes au para 61). Elle doit plutôt considérer les motifs dans leur ensemble et déterminer si les conclusions revêtent un caractère irrationnel ou arbitraire. Il est manifeste que la Décision fait preuve d’un raisonnement cohérent et traite de tous les arguments soulevés par les parties. Le demandeur n’a pas convaincu la Cour que la décision de l’Arbitre est déraisonnable.

E. Autorités soumises par M. Rouleau-Halpin

[62] Tel que mentionné plus haut, M. Rouleau-Halpin soumet également que l’Arbitre n’a pas respecté l’équité procédurale, puisqu’il a rejeté ses autorités tranchées sous l’égide de la Loi sur les normes du travail du Québec et n’a, au surplus, pas mentionné celles qui ne traitaient pas de la Loi sur les normes du travail du Québec. M. Rouleau-Halpin soumet que la Cour suprême du Canada a déterminé dans l’arrêt Wilson c Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29 [Wilson] que l’article 240 du Code est similaire à son homologue québécois. Il soumet également que l’Arbitre n’a manifestement pas lu les décisions en question et que leur rejet équivaut à un rejet de tous ses arguments, ce qui constitue un déni de justice. M. Rouleau-Halpin soumet qu’il était erroné pour l’Arbitre de conclure que ses autorités étaient moins pertinentes et que les textes de loi diffèrent et soumet que plusieurs arbitres nommés en vertu du Code s’y réfèrent.

[63] Bell Solutions répond que l’Arbitre a simplement jugé que les autorités étaient moins pertinentes (paragraphe 47 de sa décision, page 30, dossier de M. Rouleau-Halpin) et que, ce faisant, il a cerné et énoncé le droit applicable aux faits qui lui étaient présentés.

[64] Tel que le mentionne Bell Solutions, l’Arbitre a simplement déterminé le poids à accorder aux autorités de M. Rouleau-Halpin. Rien ne suggère que sa conclusion soit déraisonnable. Par ailleurs, dans son mémoire, M. Rouleau-Halpin ne mentionne pas les décisions dont il est question et ne cite aucune telle décision. M. Rouleau-Halpin n’explique pas non plus en quoi ses autorités auraient dû amener l’Arbitre à définir ou à appliquer différemment les principes. Enfin, l’arrêt Wilson ne traite pas de la restriction prévue au paragraphe 242(3.1) du Code, au cœur du présent litige.

[65] Ainsi, le demandeur n’a pas convaincu la Cour que la décision de l’Arbitre sur ce point est déraisonnable.

F. L’Arbitre aurait ignoré un argument principal

[66] M. Rouleau-Halpin soutient essentiellement que l’Arbitre n’a pas traité de son argument à l’effet que son poste n’a jamais, dans les faits, été aboli.

[67] Tel que mentionné plus haut, cet argument ne convainc pas. L’Arbitre a, au contraire, déterminé qu’il y a bien eu suppression de poste.

V. Conclusion

[68] Aucun des arguments soulevés par M. Rouleau-Halpin n’a convaincu la Cour que les conclusions de l’Arbitre revêtent un caractère irrationnel ou arbitraire et que la décision de l’Arbitre est déraisonnable selon les principes établis.

[69] Pour les motifs exposés ci-haut, la demande de contrôle judicaire sera rejetée, avec dépens.


JUGEMENT dans T-1822-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1822-19

INTITULÉ :

GABRIEL ROULEAU-HALPIN C BELL SOLUTIONS TECHNIQUES INC ET AL

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (PAR VOIE DE VIDÉOCONFÉRENCE VIA ZOOM)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 FÉVRIER 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 25 FÉVRIER 2021

COMPARUTIONS :

Me Jérémy H. Little

Pour LE DEMANDEUR

Me Maryse Tremblay

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

OLS – Avocats en droit du travail

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Fellow of College of Labor and Employment Lawyers

Montréal (Québec)

Pour la défenderesse

 

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