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Date : 20210319


Dossier : T-986-20

Référence : 2021 CF 219

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Fredericton (Nouveau-Brunswick), le 19 mars 2021

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

PAMELA HALCROW ET

DEBRA CHALIFOUX-COUTURIER

demanderesses

et

PREMIÈRE NATION DE KAPAWE’NO,

LYDIA CUNNINGHAM, CHRISTOPHER HALCROW, ET PRISCILLA SUTHERLAND

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

Introduction

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 29 juillet 2020 par le Comité d’appel en matière d’élections (le Comité d’appel) de la Première Nation de Kapawe’no (PNK). Le 11 juillet 2020, la PNK a organisé une élection pour deux postes de conseillers. Les demanderesses, Pamela Halcrow et Debra Chalifoux-Couturier, qui ont reçu le plus de votes, ont été déclarées élues comme conseillères.

[2] Les défendeurs, Christopher Halcrow, Lydia Cunningham et Priscilla Sutherland, qui n’ont pas été élus ou ont été déclarés inéligibles, ont interjeté appel après l’élection. Le Comité d’appel a accueilli leur appel et a ordonné la tenue d’une nouvelle élection.

[3] Pour les motifs qui suivent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire pour des motifs d’équité procédurale.

Contexte

[4] La PNK est une Première Nation crie, partie au Traité 8, dont les bureaux sont situés près de Grouard, en Alberta. Elle compte 402 habitants, dont 281 ont le droit de vote.

[5] Le Kapawe'no First Nation Custom Election Code and Regulations (le Code électoral) régit les élections de la PNK. Le Code électoral est fondé à la fois sur le droit coutumier tribal et sur le système clanique. Le Conseil de la PNK est composé d’un chef et de deux conseillers, le quorum étant de deux membres, dont l’un doit être le chef. Les postes de chef et de conseiller sont des postes à vie. La PNK compte trois clans familiaux dont les membres peuvent se présenter aux élections : le clan Halcrow, le clan Chalifoux et le clan Freeman.

[6] À la suite du décès du chef de la PNK en janvier 2020, Sydney Halcrow est devenu chef. Avant de devenir chef, il avait été conseiller représentant le clan Halcrow. En 2019, le conseiller représentant le clan Chalifoux a démissionné. Ces événements ont entraîné la vacance de deux postes de conseillers : l’un du clan Chalifoux et l’autre du clan Halcrow.

[7] Le 7 mars 2020, le chef Halcrow a convoqué une élection pour le 25 avril 2020 afin de pourvoir les deux postes de conseiller vacants. Cependant, le 20 mars 2020, l’état d’urgence a été déclaré dans la PNK en réponse à la pandémie de COVID-19. En conséquence, l’élection a été reportée au 11 juillet 2020.

[8] En raison de cette pandémie, la PNK a pris diverses mesures de santé et de sécurité conformément aux directives sanitaires fédérales et provinciales. Elle a notamment eu recours aux possibilités de vote électronique et a mis en place des protocoles de sécurité dans les bureaux de vote en vue des élections du 11 juillet.

[9] Conformément aux dispositions du Code électoral, la PNK a nommé un fonctionnaire électoral indépendant. Dans le cadre de cette élection, l’avocate Nicole Hajash, qui n’est pas membre de la PNK, a agi à titre de fonctionnaire électorale.

[10] Le 27 juin 2020, la fonctionnaire électorale a présidé une assemblée de mise en candidature et les membres suivants ont été nommés parmi les clans admissibles :

  • Clan Halcrow - Christopher Halcrow, Pamela Halcrow et Lydia Cunningham;

  • Clan Chalifoux - Debra Chalifoux-Couturier, Colin Chalifoux, David Chalifoux, Monica Chalifoux et Priscilla Sutherland.

[11] La fonctionnaire électorale a disqualifié Priscilla Sutherland et Monica Chalifoux, car elle a estimé qu’elles ne répondaient pas à l’exigence énoncée à l’alinéa 17a) du Code électoral, qui prévoit que pour être admissible à une nomination, le membre doit avoir [traduction] « avoir résidé dans la réserve de façon continue pendant au moins douze (12) mois avant la date de nomination ».

[12] L’élection a eu lieu dans la PNK le 11 juillet 2020, et le rapport préparé par la fonctionnaire électorale fait état des résultats suivants :

RÉSULTATS CONCERNANT LE POSTE DE CONSEILLER - CLAN HALCROW

[EN BLANC]

TOTAL

NOMBRE TOTAL DE BULLETINS DE VOTE

95

[EN BLANC]

TOTAL

NOMBRE TOTAL DE BULLETINS REJETÉS

0

[EN BLANC]

TOTAL

CUNNINGHAM, LYDIA

34

HALCROW, CHRISTOPHER

25

HALCROW, PAMELA

36

[EN BLANC]

RÉSULTATS CONCERNANT LE POSTE DE CONSEILLER - CLAN CHALIFOUX

[EN BLANC]

TOTAL

NOMBRE TOTAL DE BULLETINS DE VOTE

77

[EN BLANC]

TOTAL

NOMBRE TOTAL DE BULLETINS REJETÉS

0

[EN BLANC]

TOTAL

CHALIFOUX, COLIN

7

CHALIFOUX, DAVID

11

CHALIFOUX, LORRAINE

22

COUTURIER, DEBRA D

37

[13] Le rapport de la fonctionnaire électorale confirme que Pamela Halcrow a reçu le nombre de votes le plus élevé pour le poste de conseiller du clan Halcrow et que Debra Chalifoux‑Couturier a reçu le nombre le plus élevé de votes pour le poste de conseiller du clan Chalifoux.

[14] Le 13 juillet 2020, Pamela Halcrow et Debra Chalifoux-Couturier ont chacune reçu une lettre du chef les informant qu’elles avaient été élues au Conseil.

[15] Le 20 juillet 2020, les défenderesses Lydia Cunningham et Priscilla Sutherland ont chacune déposé un avis d’appel de la décision concernant l’élection. Le 21 juillet 2020, Christopher Halcrow a également déposé un avis d’appel.

[16] Dans son appel, Lydia Cunningham a fait valoir que les noms de Priscilla Sutherland et Monica Sutherland ont été retirés de la liste des candidats sans qu’aucune raison ne soit fournie. Mme Cunningham a également souligné le fait que l’assemblée de mise en candidature ne s’est pas tenue dans le délai requis de 14 jours. Enfin, elle a contesté le recours au vote en ligne.

[17] L’appel de Priscilla Sutherland portait sur le fait que la fonctionnaire électorale l’avait retirée de la liste des candidats. Mme Sutherland affirme qu’elle a satisfait à l’exigence de résidence puisqu’elle a vécu dans la PNK lorsqu’elle était enfant.

[18] Dans son appel, M. Halcrow a fait valoir que le Code électoral n’autorise pas le vote en ligne, que l’assemblée de mise en candidature n’a pas été tenue dans les 14 jours précédant l’élection et que la liste des membres n’a pas été fournie avant les nominations.

Comité d’appel

[19] Le 24 juillet 2020, le chef Halcrow a nommé trois aînés pour agir en tant que Comité d’appel. Conformément à l’article 47 du Code électoral, il a nommé un aîné de chaque clan de la PNK. Le Comité d’appel était composé d’Anita Cunningham, de Mary Callihoo et de Katherine A. Chalifoux.

[20] Le 27 juillet 2020, la fonctionnaire électorale, Mme Hajash, a publié l’avis d’appel sur le site Web de la PNK en énumérant les motifs d’appel énoncés à l’article 45 du Code électoral :

[traduction]

a) une erreur a été commise dans l’interprétation ou l’application du règlement qui a eu une incidence importante et directe sur le déroulement et le résultat de l’élection ou du scrutin de ballottage;

b) un candidat ne remplissait pas les conditions d’éligibilité énoncées aux articles 17 et 18;

c) un candidat s’est rendu coupable d’avoir favorisé ou aidé des pratiques corruptrices, ce qui comprend, sans s’y limiter, la corruption au sens strict, les menaces et l’intimidation à l’endroit de candidats, d’électeurs, du fonctionnaire électoral ou des greffiers du scrutin;

d) une personne a voté alors qu’elle n’avait pas le droit de voter;

e) toute autre circonstance ou tout autre événement ayant une incidence importante ou directe sur le déroulement et le résultat de l’élection ou du scrutin de ballottage.

[21] L’avis d’appel indique que [traduction] « seuls les membres dont la participation est prévue peuvent assister » à la réunion du Comité d’appel du 29 juillet 2020. Enfin, l’avis indique également que le Comité d’appel [traduction] « doit statuer sur les appels dans les trois (3) jours suivant la réunion qu’il a tenue ».

[22] Le 29 juillet 2020, le Comité d’appel a tenu une réunion et a entendu chacun des défendeurs, à savoir Christopher Halcrow, Lydia Cunningham et Priscilla Sutherland.

[23] La fonctionnaire électorale a fourni au Comité son avis sur les appels. En ce qui concerne la question de la résidence, elle a expliqué qu’elle avait examiné l’admissibilité de tous les candidats et déterminé que Priscilla Sutherland et Monica Chalifoux ne satisfaisaient pas à l’exigence de résidence, car elles n’avaient pas pu établir qu’elles avaient déjà résidé dans la réserve.

[24] En ce qui concerne l’objection au vote en ligne, la fonctionnaire électorale a fait remarquer que la PNK avait utilisé le vote en ligne dans le passé sans qu’aucune objection ne soit soulevée. Elle a ajouté que le vote en ligne était une solution de remplacement raisonnable au vote en personne en raison de la pandémie de COVID-19. La fonctionnaire électorale a également souligné que le Code électoral n’interdit pas le vote en ligne.

[25] En ce qui concerne le délai de publication de la liste finale des candidats, la fonctionnaire électorale a expliqué qu’en raison de la pandémie, la liste finale a été affichée le 7 juillet 2020.

[26] Après avoir entendu les défendeurs, le Comité d’appel a informé la fonctionnaire électorale qu’il était fait droit aux appels.

[27] Après que le Comité d’appel eut rendu sa décision, la fonctionnaire électorale a informé le chef de la PNK de ses préoccupations concernant la procédure d’appel. En effet, la fonctionnaire électorale a déclaré qu’elle était préoccupée par le fait que le Comité d’appel avait pris une décision avant d’avoir entendu les questions. Elle était également préoccupée par le fait qu’un membre du Comité d’appel avait un intérêt personnel dans la composition du Conseil.

Décision du Comité d’appel

[28] Voici l’intégralité de la décision du Comité d’appel :

[traduction]

Dans l’affaire de l’appel interjeté par Lydia Cunningham, Christopher Halcrow et Priscilla Sutherland à l’encontre de l’élection tenue par la Première Nation de Kapawe’no le 11 juillet 2020 à Grouard, en Alberta, pour les postes de conseillers du Clan Halcrow et du Clan Chalifoux.

Le Comité d’appel était composé d’Anita Cunningham, de Mary Callihoo et de Katherine A. Chalifoux, qui ont été nommées par le chef Sydney Halcrow et ont prêté serment de statuer sur l’appel conformément au Code électoral coutumier et au règlement de la Première Nation de Kapawe’no.

Après avoir entendu les appelants, le Comité d’appel a décidé ce qui suit :

1. les appels sont accueillis;

2. une nouvelle élection doit être convoquée et tenue conformément au Code électoral coutumier et au règlement de la Première Nation de Kapawe’no.

Le Comité d’appel rend la présente décision librement et à l’unanimité le 29 juillet 2020.

[29] Les demanderesses ont déposé la présente demande de contrôle judiciaire de la décision du Comité d’appel le 26 août 2020. Leur demande d’injonction provisoire a été rejetée le 20 novembre 2020 (Halcrow c Première Nation de Kapawe’no, 2020 CF 1069).

[30] La PNK défenderesse a déposé des observations sur la demande de contrôle judiciaire, mais n’a pas pris position sur les questions soulevées dans la demande.

Questions en litige

[31] Me fondant sur les observations des parties, je formulerai en ces termes les questions en litige :

  1. Le processus suivi par le Comité d’appel était-il équitable à l’égard des demanderesses?

  2. La décision du Comité d’appel est-elle raisonnable?

  3. Réparation et dépens.

Norme de contrôle

[32] La question de l’équité du processus suivi par le Comité d’appel est contrôlée selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Heiltsuk Horizon Maritime Services Ltd c. Atlantic Towing Limited, 2021 CAF 26 au para 107).

[33] La Cour doit déterminer si la procédure adoptée par le Comité d’appel était équitable dans les circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 34-56).

[34] Pour évaluer le caractère raisonnable de la décision du Comité d’appel, la Cour doit déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 99).

Question préliminaire

[35] Les demanderesses et la PNK défenderesse s’opposent à ce que la Cour prenne en considération l’affidavit d’Anita Cunningham, qui était membre du Comité d’appel. Elles soutiennent qu’il est inapproprié de la part d’un membre du Comité d’appel de déposer un affidavit dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de ce comité. Par ailleurs, les demanderesses soutiennent que la Cour ne devrait pas tenir compte du paragraphe 73 de l’affidavit de la défenderesse Lydia Cunningham parce qu’il renvoie à l’affidavit d’Anita Cunningham.

[36] La PNK défenderesse s’oppose également à la lettre jointe comme pièce 22 à l’affidavit de Lydia Cunningham. Cette lettre, datée du 11 août 2020, provient du cabinet d’avocats Parlee McLaws et est adressée au chef Halcrow de la PNK. La PNK s’oppose à la prise en compte de cette lettre au motif qu’il s’agit d’une communication protégée par le secret professionnel entre l’avocat et son client. Elle déclare que le fait que la lettre ait été publiée dans une partie sécurisée du site Web de la PNK ne constitue pas une renonciation au privilège du secret professionnel de l’avocat. Dans son affidavit, Mme Cunningham qualifie la lettre d’« avis juridique », mais affirme que le privilège a été levé lorsque la lettre a été publiée sur le site Web de la PNK.

[37] En ce qui concerne ces objections, il est utile de rappeler tout d’abord la règle générale selon laquelle, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour ne tient compte que des éléments de preuve dont disposait le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CAF 22 au para 19; voir également Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 13-18; Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 au para 42; Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 au para 41).

[38] Les exceptions à cette règle générale comprennent les circonstances dans lesquelles des preuves supplémentaires sont nécessaires pour mettre en lumière ou résumer des renseignements généraux, ou des preuves sont nécessaires pour expliquer l’absence de preuve concernant une question donnée, ou lorsque ces preuves sont nécessaires pour expliquer un but illégitime ou une fraude (Bernard, aux para 19-25).

[39] L’affidavit d’Anita Cunningham, membre du Comité d’appel, est particulièrement préoccupant. Un décideur ne peut pas tenter de justifier sa décision, après coup, lorsque la justification de la décision ne peut être vérifiée sur le fondement des renseignements se trouvant dans le dossier (Stemijon, aux para 41 et 42). Les déclarations contenues dans l’affidavit d’Anita Cunningham constituent une tentative de justifier et d’expliquer les motifs de la décision du Comité d’appel et de répondre à l’allégation de crainte de partialité. Par conséquent, l’affidavit d’Anita Cunningham ne sera pas pris en compte dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Pour les mêmes raisons, le paragraphe 73 de l’affidavit de Lydia Cunningham est radié.

[40] Enfin, la lettre du 11 août 2020, jointe à l’affidavit de Lydia Cunningham (pièce 22), provient du cabinet d’avocats de la PNK et est adressée au chef de la PNK. La lettre contient clairement un avis et un conseil juridique et la PNK affirme qu’il n’y a jamais eu d’intention de renoncer au privilège du secret professionnel de l’avocat. À ce titre, cette lettre constitue une communication protégée par le secret professionnel entre l’avocat et son client et Mme Cunningham ne peut renoncer au privilège (British Columbia (Attorney General) c Lee, 2017 BCCA 219 aux para 52‑60). En tout état de cause, je constate que la lettre est postérieure à l’élection et à la décision du Comité d’appel. Par conséquent, la lettre n’est pas pertinente pour les questions soulevées dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

Analyse

A. Le processus suivi par le Comité d’appel était-il équitable à l’égard des demanderesses?

[41] Les demanderesses soutiennent que le Comité d’appel a pris sa décision d’une manière qui était inéquitable à leur égard sur le plan de la procédure, et ce pour plusieurs raisons :

  • l’absence d’avis personnel à leur attention comme l’exige l’article 46 du Code électoral;

  • l’omission de leur donner l’occasion de comparaître devant le Comité d’appel;

  • une crainte raisonnable de partialité en raison d’une déclaration faite par un membre du Comité d’appel;

  • l’absence de motifs à l’appui de la décision rendue.

[42] Le critère pour vérifier si la procédure était équitable consiste à chercher à savoir si une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, croirait, selon toute vraisemblance, que le décideur n’a pas rendu une décision juste (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 1999 CSC 699 au para 46).

[43] Les facteurs mentionnés dans Baker ont été réaffirmés dans Vavilov comme suit au paragraphe 77 :

Dans le cas d’un contexte décisionnel administratif qui donne lieu à une obligation d’équité procédurale, les exigences procédurales applicables sont déterminées eu égard à l’ensemble des circonstances : Baker, au par. 21. Dans l’arrêt Baker, la Cour a dressé une liste non exhaustive de facteurs qui servent à définir le contenu de l’obligation d’équité procédurale dans un cas donné, notamment la nécessité de fournir des motifs écrits. Parmi ces facteurs, mentionnons (1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; (2) la nature du régime législatif; (3) l’importance de la décision pour l’individu ou les individus visés; (4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; et (5) les choix de procédure faits par le décideur administratif lui‑même : [renvois omis].

[44] Les facteurs énoncés dans Baker ont été appliqués dans le contexte d’un différend relatif à l’élection d’une Première Nation dans Morin c Nation crie d’Enoch, 2020 CF 696 au para 21; Lecoq c Nation crie de Peter Ballantyne, 2020 CF 1144 au para 27; et Blois c Nation crie d’Onion Lake, 2020 CF 953 aux para 72-73.

Avis aux demanderesses

[45] Le Code électoral prévoit sous la rubrique Avis d’appel, à l’article 46 :

[traduction]

Le fonctionnaire électoral informe rapidement tous les candidats au poste concerné au moyen de l’avis d’appel.

[46] Les demanderesses, en tant que candidates élues à l’élection du 11 juillet, étaient les « candidates » au sens de l’article 46 qui auraient dû être [traduction] « rapidement » informées de l’avis d’appel. Or, elles déclarent ne pas avoir reçu d’avis personnel des appels de la part de la fonctionnaire électorale.

[47] Les défendeurs ne contestent pas que les demanderesses, en tant que candidates, n’ont pas reçu d’avis personnel. Ils font toutefois valoir que l’affichage de l’avis d’appel sur le site Web de la PNK était un « avis » au sens de l’article 46 du Code électoral.

[48] L’avis d’appel a été publié sur le site Web de la PNK le 27 juillet 2020. Les motifs d’appel énumérés dans l’avis d’appel sont une reprise des motifs d’appel mentionnés à l’article 45 du Code électoral. L’avis d’appel ne précisait pas quels aspects de l’élection les défendeurs contestaient. De même, l’avis n’indiquait pas les questions qui seraient examinées par le Comité d’appel lors de sa réunion prévue deux jours plus tard, le 29 juillet 2020.

[49] L’« avis » a pour objectif de permettre aux personnes susceptibles d’être touchées par la décision d’être informées et de déterminer s’il est nécessaire de prendre d’autres mesures. En l’espèce, l’avis d’appel énonce simplement les motifs généraux d’appel énoncés dans le Code électoral. Un tel avis était insuffisant pour avertir les demanderesses que les résultats des élections risquaient d’être annulés. En fait, faute d’avis particulier des questions soulevées dans les appels et de la question de savoir si les questions étaient liées au processus électoral ou aux résultats des élections, les demanderesses n’étaient pas correctement informées des questions qui seraient examinées par le Comité d’appel.

[50] Même si je devais accepter l’argument des défendeurs selon lequel la publication de l’avis d’appel sur le site Web de la PNK constituait un « avis » donné aux demanderesses, je ne vois pas comment l’avis affiché aurait pu leur fournir suffisamment d’informations ou les avertir que les résultats de l’élection risquaient d’être annulés. En outre, il n’y avait aucune allégation de faute ou de conduite inappropriée de la part de l’une ou l’autre des demanderesses.

[51] À mon avis, compte tenu des droits substantiels en jeu pour les demanderesses, l’absence d’avis donné à ces dernières constitue un manquement à l’équité procédurale. Par conséquent, je conclus que les demanderesses, en tant que candidates déclarées élues pour les postes concernés par l’avis d’appel, n’ont pas été [traduction] « inform[ées] rapidement » comme l’exige l’article 46 du Code électoral.

Omission de donner aux demanderesses l’occasion de comparaître devant le Comité d’appel;

[52] L’avis publié sur le site Web de la PNK indique que seules les personnes [traduction] « dont la participation est prévue » pouvaient assister à la réunion du Comité d’appel du 29 juillet. À cet égard, l’article 50 du Code électoral indique ce qui suit :

[traduction]

L’appelant, la personne visée par l’appel et les autres parties concernées ou leurs représentants peuvent présenter des observations orales ou écrites au Comité lors de la réunion.

[53] La participation des demanderesses n’était toutefois pas « prévue », et elles n’ont pas été invitées à participer et n’ont pas eu l’occasion d’assister à la réunion ni de présenter des observations au Comité d’appel.

[54] Le Comité d’appel a rendu sa décision dans les heures qui ont suivi la convocation de sa réunion. En fait, la fonctionnaire électorale rapporte que la réunion du Comité d’appel a débuté à 9 h 15 et qu’une décision a été prise à 12 h 30.

[55] La décision à laquelle est parvenu le Comité d’appel semble indiquer qu’il a pleinement accueilli les appels présentés par les personnes physiques défenderesses. Rien n’indique que le Comité a tenu compte de preuves ou d’arguments autres que ceux présentés par les défendeurs. Selon le dossier certifié du tribunal, les seules informations dont disposait le Comité d’appel concernant le bien-fondé des appels étaient les lettres de chaque défendeur. Bien que le Comité d’appel ait reçu des observations de la fonctionnaire électorale, celle-ci n’agissait pas en tant que représentante des demanderesses.

[56] Comme l’a souligné la juge Strickland dans Morin, au paragraphe 34 :

Fait important, l’avis et la possibilité de présenter des observations ont été qualifiés d’exigences les plus fondamentales de l’obligation d’équité (Orr c Première Nation de Fort McKay, 2011 CF 37, au par. 12 (Orr); Gadwa, aux par. 48 à 53) De plus, la Cour d’appel fédérale a affirmé que, « [p]eu importe la déférence qui est accordée aux tribunaux administratifs en ce qui concerne l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de faire des choix de procédure, la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre » (Canadien Pacifique, au par. 56).

[57] Comme elles ont été élues, les demanderesses avaient un intérêt personnel de premier ordre, plus que dans celui de tout autre membre de la PNK, dans tout éventuel réexamen des résultats de l’élection par le Comité d’appel. À lui seul, ce fait rehausse fortement le degré d’équité procédurale qui leur est dû. Les demanderesses avaient le droit d’être informées de manière adéquate de la preuve présentée pour contester leurs élections, et elles auraient dû avoir la possibilité de présenter leurs observations avant qu’une décision allant à l’encontre de leurs intérêts ne soit prise.

[58] L’équité exigeait que les demanderesses aient la possibilité de comparaître devant le Comité d’appel avant que celui-ci ne rende sa décision. Au paragraphe 25 de l’arrêt Baker, la Cour souligne que plus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses (voir également Ledoux c Première Nation de Gambler, 2019 CF 1465 au para 25). Le fait que les postes de conseillers soient occupés à vie renforce davantage le devoir d’équité envers les demanderesses.

[59] L’argument des défendeurs selon lequel les demanderesses ont renoncé à leurs droits en omettant de se présenter devant le Comité d’appel est sans fondement. En effet, on ne leur a pas donné l’occasion de comparaître devant le Comité d’appel.

[60] Dans la présente affaire, le Code électoral ne prévoit aucun mécanisme d’appel ou de réexamen de la décision du Comité d’appel. Comme l’a fait remarquer le juge Favel dans Lecoq c Nation crie de Peter Ballantyne, 2020 CF 1144 au para 46, ce facteur fait ressortir la nécessité d’un degré élevé d’équité procédurale, car la procédure d’appel comporte une composante « judiciaire », ce qui requiert un certain degré de formalité et de vérification de la preuve. Rien n’indique que le Comité d’appel a remis en question ou vérifié les preuves fournies par les défendeurs. Rien ne prouve non plus que le Comité d’appel a examiné la question de savoir s’il aurait dû entendre les deux candidates élues avant de rendre sa décision.

[61] Je conclus donc que le Comité d’appel a manqué à l’obligation d’équité procédurale qui lui incombait à l’égard des demanderesses. Pamela Halcrow et Debra Chalifoux-Courturier, les candidates élues le 11 juillet 2020, avaient le droit d’être entendues avant que le Comité d’appel n’annule les résultats de l’élection et n’ordonne la tenue d’une nouvelle élection.

Appréhension raisonnable de partialité et omission de fournir des motifs

[62] Les demanderesses soulèvent également des questions de partialité et l’omission du Comité d’appel de fournir les motifs de sa décision. Étant donné que j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire pour les raisons exposées ci-dessus, il n’est pas nécessaire d’aborder ces questions et je refuse de le faire.

B. La décision du Comité d’appel est-elle raisonnable?

[63] Comme que j’ai conclu que le processus du Comité d’appel qui a été suivi n’était pas équitable à l’égard des demanderesses sur le plan procédural, toute décision découlant de cette procédure est également déraisonnable.

C. Réparation et dépens

[64] J’accueille la présente demande de contrôle judiciaire et annule la décision du Comité d’appel. Les appels seront réexaminés par un Comité d’appel différemment constitué.

[65] Je souhaite aborder brièvement la question de la réparation. Les personnes physiques défenderesses ont présenté de nombreuses allégations sur la légitimité du pouvoir et de l’autorité exercés par le chef de la PNK et elles cherchent à obtenir une réparation qui limiterait son pouvoir. Ces questions vont au-delà des problèmes soulevés par les demanderesses dans le cadre du présent contrôle judiciaire et, par conséquent, une telle réparation dépasserait la portée du présent contrôle judiciaire.

[66] En outre, les personnes physiques défenderesses sollicitent des dépens contre les demanderesses et la PNK au motif qu’elles ont été obligées de défendre la décision du Comité d’appel. À mon avis, leur demande est mal fondée et ils n’ont pas droit à des dépens.

[67] Comme elles ont eu obtenu gain de cause dans le cadre du présent contrôle judiciaire, les demanderesses ont droit à ce que des dépens leur soient adjugés. À mon avis, il est approprié que la PNK soit condamnée à payer les dépens des demanderesses, puisque la présente affaire résulte des mesures prises par le Comité d’appel nommé par la PNK. Je refuse d’adjuger des dépens aux personnes physiques défenderesses.

[68] J’adjuge aux demanderesses des dépens d’une somme globale de cinq mille dollars (5 000 $), que la PNK devra payer.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-986-20

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du Comité d’appel datée du 29 juillet 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée à un Comité d’appel différemment constitué afin qu’il procède à un nouvel examen. Les demanderesses ont droit à des dépens d’une somme globale de cinq mille dollars (5 000 $) que la Première Nation de Kapawe’no devra lui verser.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T -986-20

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

PAMELA HALCROW ET AUTRE c PREMIÈRE NATION DE KAPAWE’NO ET AUTRES

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence entre Edmonton (Alberta) et Fredericton (Nouveau-Brunswick)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 13 janvier 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge McDonald

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 19 mars 2021

COMPARUTIONS :

Dennis Callihoo

Pour les demanderesses

Evan C. Duffy

Pour la défenderesse (PNK)

David Schulze

Marie-Alice D’Aoust

 

Pour les défendeurs

(CHRISTOPER HALCROW,

PRISCILLA SUTHERLAND

ET LYDIA CUNNINGHAM)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dennis Callihoo, c.r.

Wetaskiwin, Alberta

Pour les demanderesses

Parlee McLaws LLP

Edmonton (Alberta)

Pour la défenderesse (PNK)

 

Dionne Schulze Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les défendeurs

(CHRISTOPER HALCROW,

PRISCILLA SUTHERLAND ET

LYDIA CUNNINGHAM)

 

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