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Date : 20210205


Dossier : IMM-5451-19

Référence : 2021 CF 121

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 5 février 2021

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

LEILIANE SALES RAINHOLZ,

DONIZETE FRANCISCO RODRIGUES, GUSTAVO SALES RODRIGUES

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs ont présenté une demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH) au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Un agent principal d’immigration a refusé cette demande dans une décision datée du 9 août 2019.

[2] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs prient la Cour d’infirmer cette décision et de renvoyer leur demande CH à un autre agent pour qu’il la tranche.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

I. Les faits et les incidents à l’origine de la présente demande

[4] Les demandeurs sont une famille brésilienne. Ils sont tous citoyens du Brésil, pays qu’ils ont quitté en 2014. Les parents sont Mme Leiliane Rainholz et M. Donizete Rodrigues. Leur fils, le demandeur mineur, Gustavo, est né au Brésil en 2007. La famille comprend maintenant une petite fille, Amanda, née au Canada en 2018. Elle est citoyenne canadienne.

[5] Mme Rainholz, M. Rodrigues et Gustavo sont arrivés au Canada en 2015 grâce à des visas de visiteur qu’ils ont renouvelés une seule fois. Lorsque leur statut a expiré, ils ont commencé à chercher des moyens de rester au Canada.

[6] Même s’ils n’étaient pas autorisés à travailler au Canada aux termes de leurs visas de visiteur, Mme Rainholz a travaillé comme gardienne d’enfants et M. Rodrigues comme briqueteur. Ils louaient un appartement à Toronto et se sont fait de bons amis au Canada, dont l’une est la marraine d’Amanda. Leurs moyens financiers sont modestes.

[7] Mme Rainholz a présenté une demande CH initiale en 2017. Comme elle et M. Rodrigues étaient alors séparés, séparation qui s’avéra temporaire, ce dernier n’était pas partie à cette demande. Mme Rainholz y révélait qu’elle avait été victime d’agressions sexuelles au Brésil, sans toutefois fournir de détails ni déposer de preuve psychologique. Cette première demande CH a été rejetée au début 2018.

[8] La présente demande de contrôle judiciaire concerne une seconde demande CH déposée par Mme Rainholz, M. Rodrigues et Gustavo le 26 septembre 2018. Amanda n’était pas partie à cette demande et elle n’a pas qualité de demanderesse devant la Cour. Elle était âgée d’environ six mois lors du dépôt de la seconde demande de dispense.

[9] Un grand nombre des faits importants sur lesquels la seconde demande CH repose sont profondément troublants. Mme Rainholz a déclaré durant son témoignage avoir subi des violences sexuelles, psychologiques et physiques perpétrées par des membres de sa famille (un oncle et un cousin) et par le petit ami de sa mère à l’époque, ainsi que par un autre homme devenu par la suite son beau‑père. Ses parents étaient divorcés et la mère de Mme Rainholz ne l’a que très peu, voire pas du tout, soutenue ou protégée et lui a elle‑même infligé certains des préjudices psychologiques et physiques. Les violences sont survenues pour la première fois durant la petite enfance de Mme Rainholz, lorsqu’elle était âgée d’environ cinq ans, et se sont poursuivies jusqu’à l’adolescence. Toujours d’après son témoignage, Mme Rainholz pense que son fils a également été agressé sexuellement à l’âge de quatre ans par un autre homme que sa famille connaissait et à qui ils faisaient auparavant confiance. Il n’est pas nécessaire de fournir ici des détails supplémentaires sur ces événements. Mme Rainholz les a exposés longuement dans son affidavit présenté à l’appui de la seconde demande de dispense. L’agent saisi de cette demande a accepté les faits tels qu’elle les a décrits.

[10] Mme Rainholz a quitté le domicile de sa mère à 14 ans, avec le soutien de M. Rodrigues qu’elle avait commencé à fréquenter. Ils ont fini par venir au Canada avec Gustavo pour trouver un lieu stable où habiter. Lorsqu’ils ont présenté leur deuxième demande de dispense, Mme Rainholz était à la fin de la vingtaine.

[11] Les demandeurs ont déposé dans le cadre de la seconde demande CH i) un affidavit de 54 paragraphes établi sous serment par Mme Rainholz le 9 octobre 2018; ii) des éléments de preuve liés à sa santé mentale, y compris les notes cliniques d’un psychiatre, le Dr Jeremy Riva‑Cambrin et une lettre datée du 3 octobre 2018 provenant de Jasmine Li, une psychothérapeute et travailleuse sociale autorisée (la lettre de Mme Li). Ces deux personnes sont associées aux Access Alliance Multicultural Health and Community Services à Toronto, un organisme qui [traduction] « offre des services et s’attaque aux inégalités du système afin d’améliorer les issues en matière de santé pour les immigrants et les réfugiés les plus vulnérables ainsi que pour leurs communautés »; iii) des affidavits et lettres de soutien d’amis; iv) des observations écrites de l’avocat, et v) d’autres documents comprenant des copies de passeports et de visas de visiteur expirés, les résultats d’examens médicaux, des vérifications de casiers judiciaires, des relevés bancaires, un contrat de location résidentiel, ainsi que la preuve documentaire sur la situation au Brésil.

[12] Les observations écrites présentées par le conseil à l’agent dans le cadre de la demande de dispense remplissent 27 pages et comprennent des références détaillées à la jurisprudence concernant les demandes de dispense et à la preuve soumise à l’appui de la demande. Les observations se concentrent sur les sujets suivants :

  • un aperçu et un historique des premières années de vie de Mme Rainholz;

  • les principes juridiques applicables aux demandes CH;

  • les expériences vécues par Mme Rainholz en termes de violence et de mauvais traitements au Brésil et les problèmes de santé mentale dont elle a souffert en conséquence;

  • l’établissement des demandeurs au Canada et leurs attaches à ce pays;

  • l’intérêt supérieur des enfants (ISE), Gustavo et Amanda, y compris les principes juridiques applicables;

  • les difficultés et les conditions au Brésil;

  • la conclusion et la demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire

II. Les demandes CH : Principes généraux

[13] Le paragraphe 25(1) de la LIPR accorde au ministre le pouvoir discrétionnaire de dispenser certains étrangers des exigences habituelles de la loi et de leur accorder le statut de résident permanent au Canada s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. Ces considérations doivent notamment inclure l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. Le pouvoir discrétionnaire à cet égard prévu au paragraphe 25(1) représente une exception sensible et flexible au fonctionnement habituel de la LIPR, et vise à en mitiger la rigidité dans les cas appropriés.

[14] Les considérations d’ordre humanitaire renvoient à « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la [LIPR] » : Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 CAI 338, à la page 350, telle qu’elle est citée dans Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 aux para 13 et 21. L’objet de la disposition relative aux considérations d’ordre humanitaire a pour objet d’accorder un redressement en equity dans de telles circonstances : Kanthasamy aux para 21‑22, 30‑33 et 45.

[15] Selon l’interprétation retenue du paragraphe 25(1), l’agent doit évaluer les difficultés auxquelles le ou les demandeurs se heurteront lorsqu’ils quitteront le Canada. Bien qu’ils ne soient pas employés dans la loi elle‑même, la jurisprudence d’appel a confirmé que les adjectifs « inhabituelles », « injustifiées » et « excessives » décrivaient les difficultés susceptibles de justifier une dispense au titre de cette disposition. Ces termes utilisés pour décrire les difficultés sont instructifs, mais pas décisifs, ce qui permet ainsi au paragraphe 25(1) de remplir avec souplesse ses objectifs en equity : Kanthasamy aux para 33 et 45.

[16] Les demandeurs peuvent soulever une large variété de facteurs pour établir des difficultés dans le cadre d’une demande CH. Les facteurs couramment invoqués comprennent notamment l’établissement au Canada; les attaches au Canada; des considérations liées à la santé; les conséquences découlant d’une séparation d’avec des parents, et l’ISE. La décision prise au titre du paragraphe 25(1) est globale et les considérations pertinentes doivent être soupesées de manière cumulative pour trancher la question de savoir s’il est justifié dans les circonstances d’accorder la mesure : Kanthasamy aux para 27‑28.

[17] Le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 25(1) doit s’exercer de manière raisonnable. Les agents appelés à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, par la juge L’Heureux‑Dubé, aux para 74‑75; Kanthasamy aux para 25 et 33.

[18] Le fardeau d’établir qu’une dispense CH est justifiée incombe aux demandeurs : Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 au para 45. C’est à leurs risques et péril qu’ils omettent de soumettre des éléments de preuve ou de produire des renseignements pertinents à l’appui d’une demande CH : Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 RCF 635 aux para 5 et 8.

III. Les questions soulevées par les demandeurs

[19] Dans les observations qu’ils ont soumises à la Cour, les demandeurs soulèvent trois questions globales. Premièrement, ils soutiennent que la décision de l’agent principal était déraisonnable, car ce dernier n’a pas tenu compte de nombreux éléments au dossier concernant les répercussions psychologiques qu’aurait un retour au Brésil sur Mme Rainholz.

[20] Deuxièmement, ils soutiennent que l’agent a eu tort d’accorder peu de poids aux documents médicaux déposés à l’appui de la demande CH et de conclure que les besoins de Mme Rainholz en matière de santé mentale pouvaient être remplis grâce aux centres de [traduction] « référence » ou de soutien pour femmes au Brésil.

[21] Troisièmement, les demandeurs font valoir que l’agent n’a pas convenablement évalué l’ISE, lequel aurait dû être la [traduction] « considération principale » dans sa décision.

[22] Comme nous le verrons, les observations présentées par les demandeurs dans le cadre de la présente demande et de la demande CH ne peuvent être compartimentées de façon distincte et étanche. La question des répercussions du retour au Brésil sur la santé mentale de Mme Rainholz est traitée tout au long de leurs observations.

IV. La norme de contrôle

[23] Les parties font valoir que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, ce à quoi je souscris. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, la Cour suprême du Canada a validé et expliqué cette norme. Il était bien établi avant cet arrêt que les décisions concernant les demandes CH devaient être soumises à la norme du caractère raisonnable : Baker aux para 57‑62; Kanthasamy au para 44.

[24] La cour qui contrôle une décision administrative selon la norme de la décision raisonnable en examine l’issue à la lumière du raisonnement sous‑jacent, afin de s’assurer que la décision est dans l’ensemble transparente, intelligible et justifiée : Vavilov au para 15. Le contrôle selon cette norme est axé sur la décision rendue par le décideur, y compris le raisonnement (c.‑à‑d. les motifs) ayant abouti à la décision et au résultat : Vavilov aux para 83, 86; Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6 au para 12.

[25] Les motifs fournis par le décideur sont le point de départ : Vavilov au para 84. La cour de révision doit faire une lecture globale et contextuelle des motifs, tout en examinant le dossier dont disposait le décideur : Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 31; Vavilov aux para 91‑96, 97, 103. La cour de révision ne mène pas une « chasse au trésor, phrase par phrase » à la recherche d’une erreur : Vavilov au para 102.

[26] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour se demande si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable (c.‑à‑d. la justification, la transparence et l’intelligibilité) et si elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur la décision : Vavilov au para 99. Pour intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la décision souffre « de lacunes graves » à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision et constituer davantage qu’une « erreur mineure ». Le problème doit être suffisamment capital ou important au regard de l’issue pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov au para 100.

[27] La cour de révision ne répond pas à la question de savoir comment elle aurait résolu une question eu égard à la preuve, pas plus qu’elle ne réévalue ou soupèse à nouveau la preuve sur le fond : Vavilov aux para 75, 83 et 125‑126; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 aux para 59, 61 et 64; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, [2015] 1 RCF 335 au para 99; Owusu au para 12. La tâche de la cour de révision consiste à évaluer si le décideur a examiné la preuve et les observations et s’il en a tiré des conclusions conformes aux principes de l’arrêt Vavilov.

[28] Le fardeau de démontrer que la décision est déraisonnable incombe au demandeur : Vavilov aux para 75 et 100.

V. Analyse

A. La preuve psychologique et les répercussions sur Mme Rainholz d’un retour au Brésil

[29] Les deux premières observations des demandeurs seront examinées conjointement, comme elles l’ont été dans les observations de l’avocate du défendeur.

[30] Les demandeurs font d’abord valoir que la décision de l’agent principal est non seulement déraisonnable, mais également [traduction] « assez troublante », car il a fait fi des nombreux éléments au dossier concernant les répercussions psychologiques d’un retour au Brésil sur Mme Rainholz. Ils soutiennent que cette dernière sera traumatisée ou retraumatisée si elle retournait au Brésil, là où elle a été victime de violences sexuelles pendant des années. Ils affirment que ce pays, où elle a subi des traumatismes profonds, lui inspire de la frayeur, et que l’agent n’a pas tenu compte des longues observations du conseil sur la question. Ils ajoutent que l’agent a minimisé la preuve de Mme Rainholz en se référant à ses [traduction] « problèmes » ou [traduction] « besoins » en matière de santé mentale et à son [traduction] « désir » de rester au Canada, sans comprendre l’étendue véritable du traumatisme profond qu’elle subirait si elle retournait au Brésil – un pays où, à en croire l’observation de la demanderesse, les violences sexuelles et fondées sur le sexe sont endémiques.

[31] Deuxièmement, les demandeurs font valoir que l’agent a eu tort d’accorder peu de poids aux documents médicaux déposés à l’appui de la demande CH et de conclure que les besoins de Mme Rainholz en matière de santé mentale pouvaient être remplis au Brésil. Ils soutiennent que l’agent a incorrectement inféré que Mme Rainholz n’avait pas constamment besoin de voir les professionnels de la santé qui la soignaient; il s’est concentré à tort sur le rôle du Dr Riva‑Cambrin dans la thérapie de Mme Rainholz (médecin qu’elle n’a rencontré qu’une seule fois) à l’exclusion du reste de l’équipe multidisciplinaire d’Alliance Access (les demandeurs ont notamment avancé que l’agent pourrait avoir [traduction] « fait preuve d’une certaine partialité » quant au rôle de chaque professionnel); il n’a pas abordé le contenu de la lettre de Mme Li et a ignoré des parties pertinentes de la preuve médicale. Les demandeurs contestent la conclusion défavorable de l’agent selon laquelle Mme Rainholz n’a pas pris de médicament pour traiter son affection, la preuve établissant qu’elle ne l’avait pas fait parce qu’elle allaitait Amanda à l’époque.

[32] Les demandeurs contestent également la conclusion de l’agent selon laquelle les centres de référence pour femmes pourraient répondre aux besoins de soutien de Mme Rainholz à son retour au Brésil et ils affirment que ces centres ne pourraient lui apporter aucune aide en raison de la demande excessive pour leurs services découlant de la prévalence de la violence au Brésil, un pays de plus de 209 millions d’habitants.

[33] Les demandeurs affirment par ailleurs que l’agent n’a pas saisi l’argument principal concernant les centres, à savoir que Mme Rainholz a [traduction] « une peur bleue de retourner au Brésil compte tenu des traumatismes qu’elle y a subis et parce que ceux qui l’ont violentée résident encore dans ce pays et qu’ils pourraient vouloir se venger d’elle pour les avoir dénoncés ».

[34] Le défendeur a soulevé quatre arguments en réponse, tout en reconnaissant de façon appropriée durant les plaidoiries [traduction] « l’historique épouvantable » des violences subies par Mme Rainholz. Il fait valoir en premier lieu que les demandeurs ne peuvent se fonder sur de nouveaux éléments de preuve qui n’ont pas été présentés à l’agent, mais produits plutôt par voie d’affidavit déposé devant notre Cour. Les demandeurs tentent en l’espèce de compléter le dossier et de le mettre à jour en soumettant une nouvelle preuve concernant le traitement actuellement suivi par Mme Rainholz à Access Alliance, ainsi que des éléments ayant trait à la recherche effectuée par l’agent sur l’accès à du counseling psychologique pour Mme Rainholz au Brésil. Deuxièmement, le défendeur soutient qu’un désaccord quant à la manière dont l’agent a soupesé la preuve ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle à l’égard de laquelle notre Cour peut intervenir. Troisièmement, il affirme que la mention par les demandeurs d’[traduction] « une certaine partialité » dans les motifs de l’agent n’a aucun fondement dans la preuve. Enfin, le défendeur soutient que l’agent n’a pas fait fi de la preuve ni minimisé les expériences vécues par Mme Rainholz et qu’il a considéré les répercussions du retour sur elle, jugeant qu’elle avait accès à des ressources en matière de santé mentale au Brésil.

Les arguments initiaux soulevés par le défendeur

[35] Je suis d’accord avec le défendeur sur plusieurs points. Premièrement, l’admission de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire devant notre Cour est encadrée par des limites bien établies. En général, les observations des parties doivent être fondées sur le dossier de preuve dont disposait le décideur. La preuve qui ne lui a pas été soumise et qui concerne le fond de l’affaire n’est pas admissible : voir Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19‑20; Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 au para 42; Love c Canada (Commissaire à la protection de la vie privée), 2015 CAF 198 au para 17; Brink’s Canada Limitée c Unifor, 2020 CAF 56 au para 13; British Columbia (Procureur général) c Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20 au para 52.

[36] Il existe des exceptions à la règle, décrites dans l’arrêt Association des universités et collèges du Canada au para 20. Aucune d’elles n’a été débattue dans le cadre de la demande en l’espèce. Les demandeurs n’ont présenté aucune observation expliquant pourquoi la nouvelle preuve devrait être autorisée. J’aborderai cette question plus loin lorsqu’elle se posera.

[37] Deuxièmement, je conviens aussi avec le défendeur que notre Cour n’a pas pour rôle de soupeser à nouveau la preuve, comme je l’ai déjà fait remarquer. Mais cela dit, la décision de l’agent doit être justifiée par les faits et être raisonnable à la lumière de ces mêmes faits : Vavilov au para 126. Aussi, sa décision doit tenir compte des observations présentées par les parties. Le défaut de tenir compte des questions clés ou des arguments centraux avancés par les parties ou de s’y attaquer valablement pourrait amener à se demander si le décideur était réellement sensible et attentif à l’affaire dont il était saisi : Vavilov aux para 127‑28.

[38] Troisièmement, le défendeur a raison en ce qui touche l’absence de motifs à même de fonder une allégation de partialité juridique dans la décision de l’agent. Même s’il a eu raison de soulever l’argument et de le rejeter fermement compte tenu de la preuve, je ne crois pas que les demandeurs avancent dans leurs observations une allégation de partialité ni de crainte raisonnable de partialité, au sens de l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369 (cité par le défendeur). L’expression [traduction] « une certaine partialité », lue à la lumière du reste du paragraphe contenu dans les observations, laisse plutôt entendre que l’agent était disposé à favoriser la preuve fournie par le psychiatre-conseil par rapport à celle d’autres professionnels de l’équipe multidisciplinaire qui traite Mme Rainholz à Access Alliance. Je reviendrai plus loin sur ce point.

[39] La principale question qui se pose dans le cadre de la présente demande concerne donc les répercussions d’un retour au Brésil sur la santé mentale de Mme Rainholz. Comme je l’ai déjà mentionné, les demandeurs font valoir que cette question était capitale et que l’agent n’a pas analysé la preuve ou des observations ou qu’il ne s’y est pas attaqué. J’estime, à la lumière de ces arguments, que leur position est fondée.

Les principes juridiques applicables aux questions de santé mentale et aux demandes CH

[40] La prise en compte de questions de santé mentale dans le cadre des demandes CH est à l’origine de plusieurs décisions importantes rendues au cours des dernières années par notre Cour et d’autres tribunaux. Cette tendance concorde avec le fait qu’il est de plus en plus reconnu et accepté que les problèmes de santé mentale sont réels, courants (mais souvent ignorés ou mal compris) et qu’ils peuvent poser des difficultés importantes à la fois pour les personnes qui en souffrent et pour ceux qui les entourent.

[41] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême examinait des questions soulevées dans le cadre d’une demande CH concernant le diagnostic psychologique d’un trouble de stress post‑traumatique (TSPT), l’accessibilité à des traitements de santé mentale au Sri Lanka, le pays natal du demandeur, et les répercussions qu’il subirait du fait de son renvoi dans ce pays. Une majorité de la Cour a conclu, aux paragraphes 46‑49, que l’agente avait incorrectement restreint son pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle avait analysé l’effet du renvoi au Sri Lanka sur la santé mentale de M. Kanthasamy. Un rapport psychologique concluait qu’il souffrait de TSPT, d’un trouble d’adaptation avec anxiété et humeur dépressive découlant des expériences qu’il avait vécues au Sri Lanka, et que son état se détériorerait s’il était renvoyé du Canada. L’agente avait accepté cette preuve, mais avait conclu néanmoins que M. Kanthasamy ne se heurterait pas à des difficultés démesurées s’il devait retourner au Sri Lanka.

[42] En ce qui concerne les questions de santé mentale soulevées lors de cet appel, la Cour avait déclaré ce qui suit :

  • malgré la preuve claire et non contredite contenue dans le rapport psychologique portant que M. Kanthasamy avait subi des préjudices psychologiques (liés à son arrestation, à sa détention, à son passage à tabac par la police et aux cicatrices psychologiques qui en avaient découlé), l’agente a écarté les problèmes de santé mentale de M. Kanthasamy de son analyse (para 48; voir également le para 46);

  • l’agente a inexplicablement écarté le rapport psychologique (para 46);

  • la raison pour laquelle l’agente a exigé des éléments de preuve supplémentaires pour savoir si M. Kanthasamy avait cherché ou non à se faire traiter au Canada, ou quel traitement était accessible ou pas au Sri Lanka était obscure (para 47);

  • une fois que l’agente a accepté le diagnostic psychologique contenu dans le rapport, l’exigence d’une preuve supplémentaire sur l’accessibilité du traitement, au Canada ou au Sri Lanka, « met[tait] à mal le diagnostic » et avait l’effet discutable d’en faire « un facteur conditionnel plutôt qu’important » de l’appréciation des motifs d’ordre humanitaire (para 47);

  • en se concentrant exclusivement sur la question de savoir si un traitement était accessible au Sri Lanka, l’agente a ignoré l’effet du renvoi du Canada lui‑même sur la santé mentale de M. Kanthasamy (para 48);

  • « le fait même que [M.] Kanthasamy verrait, selon toute vraisemblance, sa santé mentale se détériorer s’il était renvoyé au Sri Lanka constitue une considération pertinente qui doit être retenue puis soupesée, peu importe la possibilité d’obtenir au Sri Lanka des soins susceptibles d’améliorer son état » (para 48).

[43] J’aborderai maintenant un certain nombre de décisions se rapportant à des demandes CH rendues par notre Cour depuis l’arrêt Kanthasamy qui ont guidé mes conclusions en l’espèce.

[44] Dans Sutherland c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1212 (juge Gascon), la Cour a conclu que, même si elle était « exhausti[ve] et détaillé[e] », la décision de l’agente était déraisonnable en raison de son évaluation de la preuve touchant à la santé mentale de la demanderesse. Pour le juge Gascon, l’agente avait négligé le fait que deux rapports psychologiques indiquaient expressément que la demanderesse avait besoin de traitements de santé mentale et mettaient en garde contre l’effet préjudiciable qu’aurait son renvoi sur son affection et ses enfants (para 16). Le juge Gascon a déclaré ce qui suit au paragraphe 17 :

[...] Lorsque des rapports psychologiques sont disponibles, indiquant que la santé mentale des demandeurs s’aggraverait s’ils devaient être renvoyés du Canada, un agent doit analyser les difficultés auxquelles les demandeurs seraient confrontés s’ils retournaient dans leur pays d’origine. Un agent ne peut pas limiter l’analyse à la question de savoir si des soins de santé mentale sont offerts dans le pays de renvoi (Kanthasamy, au paragraphe 48…)

[Non souligné dans l’original.]

[45] Après avoir fait remarquer que l’approche de l’agente contredisait directement les enseignements de l’arrêt Kanthasamy, le juge Gascon a poursuivi ainsi au paragraphe 20 :

En l’espèce, la preuve psychologique non contredite présentée à l’agente démontrait que, tout comme dans l’affaire Kanthasamy, le retour de Mme Sutherland à la Grenade ou à Saint-Vincent aggraverait ses problèmes de santé mentale et que son état de santé mentale empirerait si elle était renvoyée du Canada. Les rapports expliquaient expressément pourquoi l’état de Mme Sutherland se détériorerait si elle devait être renvoyée du Canada, et l’agente a admis les deux diagnostics médicaux. Dans de telles circonstances, il ne suffisait pas à l’agente de se pencher simplement sur la disponibilité des soins de santé mentale à la Grenade ou à Saint-Vincent. L’agente devait prendre expressément en considération « les répercussions de son renvoi du Canada sur sa santé mentale » (Kanthasamy, au paragraphe 48).

[46] La décision Sitnikova c. Canada (MCI), 2017 CF 1081 (juge Mactavish) aux para 28‑30 va dans le même sens (« [l]e fait que l’état de santé de Mme Sitnikova s’aggraverait probablement si elle devait être renvoyée en Russie constituait clairement un facteur pertinent à aborder, peu importe de savoir si Mme Sitnikova pourrait suivre un traitement en Russie pour son état psychiatrique »); Jang c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 996 (juge Mactavish) aux para 31‑32; et Febrillet Lorenzo c Canada (MCI), 2019 CF 925 (juge Strickland) au para 22.

[47] Deux autres points importants sont avancés dans Sutherland. Premièrement, l’évaluation des rapports cliniques et des avis psychologiques sont soumis à la norme du caractère raisonnable (Sutherland au para 12, ce qui est conforme à l’arrêt Vavilov au para 16 [où il est conclu que la norme du caractère raisonnable est présumée s’appliquer à toutes les questions soulevées par le contrôle judiciaire]). Deuxièmement, l’agent n’a pas à souscrire aux rapports psychologiques soumis dans le cadre d’une demande CH et peut décider de leur accorder peu de poids pour autant qu’il fournisse des explications claires et fondées à l’appui de sa démarche : Sutherland au para 24. Le juge en chef a tenu le même raisonnement dans Jesuthasan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 142 aux para 43, 44 et 48.

[48] Dans Jesuthasan, le juge en chef Crampton a conclu au paragraphe 42 qu’un agent avait eu tort de refuser une demande CH i) lorsqu’il avait semblé rejeter le rapport d’une psychologue sur le seul fondement que Mme Jesuthasan n’avait pas déposé de preuve démontrant qu’elle avait cherché à obtenir un traitement de suivi; et ii) lorsqu’il n’avait pas tenu compte de l’évaluation de la psychologue selon laquelle le retour de Mme Jesuthasan au Sri Lanka [traduction] « pourrait avoir un effet encore plus néfaste sur son bien‑être psychologique ». Le juge en chef a conclu que cette mise à l’écart de l’évaluation était déraisonnable (citant Kanthasamy au para 60). L’agent n’avait ni relevé ni soupesé le fait que la santé mentale de la demanderesse « [pouvait] empirer » si elle était renvoyée au Sri Lanka (aux para 44‑45, souligné dans l’orignal). On ne pouvait faire fi de la preuve (au para 46). Comme le juge Gascon dans Sutherland, le juge en chef a conclu dans Jesuthasan que les agents n’étaient pas tenus d’accepter les évaluations psychologiques ni de leur accorder beaucoup de poids; cependant, « s’ils décident de ne leur accorder que peu ou pas du tout de poids, ils doivent pouvoir en fournir les motifs » (au para 48).

[49] Dans Apura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 762 (juge Ahmed), le rapport du psychiatre posait un diagnostic de TSPT chez la demanderesse. Notant que rien n’établissait que cette dernière recevait un traitement pour son TSPT, l’agent a attribué [traduction] « une certaine valeur » au rapport (Apura au para 15). Il a ensuite omis d’expliquer pourquoi il a accordé [traduction] « peu de valeur » au rapport psychologique : (au para 28). Le juge Ahmed a estimé que l’agent « ne s’est tout simplement pas acquitté du fardeau consistant à expliquer de quelle façon il est arrivé à la conclusion d’accorder peu de valeur au rapport, rendant cette conclusion déraisonnable » (au para 28). Au paragraphe 29, le juge a conclu que, de toute façon, l’agent :

aurait dû prendre en considération les répercussions qu’aurait un retour sur la santé mentale de la demanderesse. À mon avis, il n’est pas déraisonnable de s’attendre à ce que les décideurs tirent des conclusions raisonnables d’un rapport qui soulève des problèmes de santé mentale. Si les répercussions au retour ne sont pas précisément analysées, un agent peut tirer ses propres conclusions raisonnables en se fondant sur l’ensemble de la preuve. C’est l’approche qui est adoptée à l’égard d’autres questions relatives à la santé mentale : Mings-Edwards c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 90, au paragraphe 12, et il n’existe aucun motif fondé sur des principes qui pourrait établir une distinction entre les états de santé mentale et les autres états de santé. En l’espèce, l’agent n’avait pas besoin du médecin pour prévoir les répercussions qu’aurait un retour et faire du TSPT de la demanderesse une question réelle. Le rapport fournit un diagnostic clair sur l’état de santé, ses agents stresseurs et les symptômes, et il incombait donc à l’agent de prendre en considération les répercussions qu’aurait un renvoi à la lumière de cet élément de preuve. Son défaut d’agir ainsi était déraisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[50] Dans la décision Uwase c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 515 (juge Shore), l’agente avait considéré l’impact du renvoi du Canada sur la demanderesse. Dans cette affaire, la lettre d’un psychologue indiquait que l’expulsion de la demanderesse l’exposerait de nouveau à « un environnement de vie instable qui pourrait causer une rechute de sa dépression ». Le juge Shore n’a relevé aucune erreur de la part de l’agente (aux para 36‑38).

[51] De même, dans Egwuonwu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 231, la juge Kane n’a relevé aucune erreur dans l’évaluation d’une agente portant sur deux rapports de santé mentale. L’agente a mentionné cinq raisons qui l’avaient amenée à accorder peu de poids à ces rapports, notamment le fait qu’ils étaient basés sur une visite unique avec le professionnel en cause et reposaient sur une preuve qui n’avait pas été jugée crédible (au para 75). La juge Kane a conclu que l’agente n’avait pas rejeté le diagnostic, mais qu’elle avait plutôt raisonnablement rejeté la cause alléguée des symptômes ayant été présentée aux médecins comme le fondement du diagnostic (au para 83). La juge Kane a également fait remarquer que les évaluations uniques du TSPT basées sur une seule visite avec un professionnel devaient faire l’objet d’un examen minutieux (au para 84).

[52] Enfin, dans Osun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 295, le juge Diner a infirmé une décision pour une accumulation de plusieurs motifs et déclaré ce qui suit à l’égard d’une question se rapportant à l’analyse de l’ISE :

[25] La seconde lacune de l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants en l’espèce se rapporte à la justification de la décision au regard des faits et du droit. Les demandeurs avaient produit une lettre dans laquelle un thérapeute de famille déclarait que i) l’un des enfants de Mme Osun souffrait de [traduction] « symptômes de traumatisme » causés par la peur d’une expulsion vers le Nigéria; ii) l’enfant avait besoin de services de santé mentale; et iii) le renvoi au Nigéria mettrait en péril son bien-être émotionnel, social et psychologique.

[26] L’agent, pour toute réaction à cette lettre, a déclaré l’avoir [traduction] « attentivement prise en considération ». Il n’a ni évalué son contenu ni fait mention du passage où le thérapeute explique l’effet que le renvoi pourrait avoir sur la santé mentale de l’enfant – ce qui est en soi un facteur relevant des difficultés. Étant donné l’importance de cet élément de preuve – la seule lettre concernant la santé mentale de l’enfant –, je conclus que le défaut d’en proposer la moindre appréciation, par exemple d’expliquer en quoi on l’estimait insuffisante, oblige à considérer la décision comme étant déraisonnable (Vavilov, au par. 98). Par cet aspect, la décision se trouve aussi en défaut par rapport aux lignes directrices de l’arrêt Kanthasamy selon lesquelles l’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (aux par. 35 et 39).

[Non souligné dans l’original.]

[53] C’est en ayant ces décisions en tête que je me pencherai maintenant sur la présente affaire.

Les observations des demandeurs quant aux motifs d’ordre humanitaire

[54] En l’espèce, les observations écrites des demandeurs quant aux considérations d’ordre humanitaire mettent au premier plan les répercussions d’un retour au Brésil sur la santé mentale de Mme Rainholz. Ce sujet a constitué les premières observations écrites sur le fond des motifs d’ordre humanitaire que l’avocat a présentées à l’agent. Leur contenu est repris sous des rubriques subséquentes et intégré aux arguments concernant l’établissement et l’ISE.

[55] Les demandeurs soulignent dans leurs observations que Mme Rainholz souffre d’un trouble de stress post-traumatique, mais qu’elle ne peut pas prendre de médicaments parce qu’elle allaite Amanda et parce que les personnes possiblement atteintes d’un trouble bipolaire doivent s’abstenir de prendre des antidépresseurs. Dans les observations en question, ils insistent aussi sur la lettre de Mme Li datée du 3 octobre 2018, dont ils ont reproduit le passage suivant :

[traduction]
Compte tenu de toutes les expériences traumatisantes susmentionnées, Leiliane est aux prises avec une humeur dépressive/anxieuse chronique, des cauchemars et des flashbacks. Elle ne se sent pas en sécurité dans sa relation. Elle s’inquiète constamment d’être expulsée au Brésil. Elle rapporte ne pas se sentir en sécurité dans ce pays où les violences faites aux enfants sont monnaie courante. Elle finit souvent en pleurs lorsqu’elle exprime ses inquiétudes quant à la sécurité de ses enfants, en particulier de sa fille. Lorsque [Mme Rainholz] était à Toronto, elle a pris son courage à deux mains et a appelé sa mère pour lui raconter qu’elle avait été agressée sexuellement par son oncle. Elle craint que son oncle ou son beau‑père ne reviennent la tourmenter, elle ou ses enfants, vu qu’elle a révélé les violences dont elle avait été victime.

Malgré toutes les calamités dans sa vie, Leiliane s’efforce d’être une bonne mère pour s’occuper de ses deux enfants. Son époux lui offre un soutien bénéfique. Je sais que Leiliane et sa famille demandent un statut d’immigrant en invoquant des motifs d’ordre humanitaire. J’écris cette lettre pour la soutenir, car j’estime que son expulsion vers son pays d’origine, où elle a subi de nombreuses violences physiques et sexuelles, nuirait grandement à son bien‑être.

[Souligné par l’avocat.]

[56] L’avocat a fait valoir dans la demande CH que [traduction] « les rapports de Mme Li et du Dr Riva‑Cambrin indiquent clairement que sa santé mentale est très précaire, et que la sécurité relative dont elle jouit au Canada ainsi que le soutien solide que lui apportent son psychiatre, son psychothérapeute et l’équipe interdisciplinaire élargie comprenant une diététiste, des infirmières et un coach de santé font partie intégrante de ses soins et de son rétablissement sur le plan mental ». Il ajoute : [traduction] « [C]omme le fait remarquer Mme Li, le renvoi au Brésil aurait des conséquences très graves et très négatives sur la santé mentale de Leiliane, car il anéantira les progrès qu’elle a réalisés au Canada et elle se retrouvera là où des traumatismes considérables lui ont été infligés ».

L’évaluation par l’agent de la preuve touchant à la santé mentale

[57] Dans ses motifs, l’agent présente un exposé factuel résumant les violences vécues par Mme Rainholz et les circonstances dans lesquelles les demandeurs sont arrivés au Canada; il prend note de la preuve de Mme Rainholz portant qu’elle n’aurait nulle part où aller si elle retournait au Brésil. L’agent s’est ensuite penché sur la preuve ayant trait à sa santé mentale.

[58] L’agent a fait remarquer que la lettre de Mme Li datée du 3 octobre 2018 confirme qu’entre mars et septembre 2018, Mme Rainholz a suivi dix séances individuelles de counseling avec elle. Bien que l’agent ait désigné ici Mme Li comme [traduction] « Jasmine Li, travailleuse sociale », Mme Li a directement eu affaire à Mme Rainholz à titre de thérapeute et a signé sa lettre en tant que [traduction] « travailleuse sociale autorisée/psychothérapeute ». De plus, les notes cliniques du Dr Riva‑Cambrin précisent que lui et Mme Rainholz ont adopté une [traduction] « stratégie de psychothérapie et d’activation comportementale » et que l’un des volets du plan de traitement de Mme Rainholz prévoyait ce qui suit : [traduction] « Psychothérapie ‑ elle travaille actuellement avec Jasmine dans notre agence pour recevoir des soins axés sur les traumatismes ».

[59] Il ressort que Mme Li était responsable du volet de traitement de Mme Rainholz ayant trait à la psychothérapie ou au counseling. Dans sa lettre, Mme Li précise qu’elle détient une maîtrise en travail social avec une spécialisation en thérapie individuelle, familiale et de groupe et qu’elle s’est notamment intéressée durant ses études supérieures au counseling en matière de traumatismes, de toxicomanie et de santé mentale. À l’époque, elle prodiguait des services de thérapie à Access Alliance depuis presque 14 ans.

[60] Retournons maintenant aux motifs de l’agent : celui-ci a déclaré que Mme Li [traduction] « affirme que [Mme Rainholz] a reçu un diagnostic de dépression possible (épisode unique), de trouble bipolaire II possible, et de TSPT par le psychiatre consultant du centre, le Dr Riva‑Cambrin ». Je m’arrête ici pour faire remarquer plus précisément que les notes du Dr Riva‑Cambrin indiquent (entre autres) que Mme Rainholz souffrait d’un TSPT [traduction] « aigu ». Il a qualifié sa dépression de [traduction] « majeure à modérée (épisode unique) » et a mentionné un trouble post-partum.

[61] L’agent déclare ce qui suit dans son examen de la preuve médicale :

[traduction]
En ce qui concerne cette preuve, il semble que la DP [demanderesse principale, Mme Rainholz] ait assisté à dix séances de counseling avec Mme Li en 2018 et que l’évaluation du Dr Riva‑Cambrin se basait essentiellement sur une seule entrevue réalisée le 24 mai 2018, plutôt que sur une relation thérapeutique continue. La DP n’a fourni aucun élément établissant qu’elle a encore besoin de counseling ou qu’elle continue de recevoir de tels services au Canada. Le Dr Riva‑Cambrin demande dans ses notes à être contacté si des directives sont nécessaires au début d’une prise de médicaments par la DP. La preuve dont je dispose n’indique guère qu’elle a besoin de médicaments pour traiter ses problèmes de santé mentale. La DP n’a fourni aucune preuve précisant si son état s’était amélioré ou comment cet état affecte ou entrave son fonctionnement quotidien, qui a l’air normal. Même si elle semble aux prises avec des problèmes émotionnels et de santé mentale, rien n’indique qu’elle poursuit un traitement depuis septembre 2018 pour améliorer son état ou que son affection l’empêche d’avoir une vie sociale et professionnelle positive. Par conséquent, j’accorde peu de poids à ce facteur dans l’évaluation globale.

[62] Comme nous pouvons le voir dans ce passage, l’agent doutait de l’évaluation psychiatrique du Dr Riva‑Cambrin, doutait que Mme Rainholz ait véritablement eu besoin de counseling et doutait même de l’existence de ses problèmes de santé mentale, laissant entendre que son fonctionnement quotidien était [traduction] « normal ». Pour ces motifs, il a accordé [traduction] « peu de poids » à [traduction] « ce facteur » dans l’appréciation globale des facteurs d’ordre humanitaire.

[63] Le défendeur fait valoir avec justesse que l’agent a pris acte dans ses motifs de l’observation des demandeurs selon laquelle ils se heurteraient à des difficultés s’ils étaient forcés de retourner au Brésil, en raison des violences physiques et sexuelles subies par Mme Rainholz, des violences sexuelles subies par le demandeur mineur et de la violence qui prévaut au Brésil.

[64] Les questions cruciales qui se posent sont toutefois de savoir si la décision de l’agent était raisonnable compte tenu des faits et si ce même agent s’est attaqué de manière significative aux observations centrales ou critiques des demandeurs. J’ai conclu qu’il ne l’a pas fait.

[65] Premièrement, avec tout le respect que je lui dois, je ne comprends pas comment l’agent a pu conclure à l’issue de son raisonnement que [traduction] « peu de poids » devait être accordé à la preuve au dossier concernant les problèmes de santé mentale de Mme Rainholz liés aux violences, notamment sexuelles, qu’elle a subies pendant des années lorsqu’elle était enfant et au début de l’adolescence. Mme Rainholz a été évaluée par un psychiatre (c.‑à‑d. un médecin ayant reçu une formation et possédant des connaissances spécialisées sur les problèmes de santé mentale) qui a conclu qu’elle souffrait d’un TSPT aigu. L’agent n’a pas le moindrement analysé le diagnostic. Comme je l’ai déjà noté, il n’a pas remis en cause les faits sous‑jacents aux traumatismes physiques et sexuels subis par Mme Rainholz, tels qu’elle les a décrits, et il n’a tiré aucune conclusion défavorable en matière de crédibilité. Si l’agent devait douter du diagnostic du Dr Riva‑Cambrin, il devait fournir une explication claire et cohérente : Sutherland au para 24; Jesuthasan aux para 43‑44 et 48; Apura au para 28; Osun aux para 25‑26.

[66] Il semble que l’agent ait également tiré une inférence défavorable quant à la gravité de l’état de Mme Rainholz du fait qu’aucun médicament ne lui avait été prescrit, alors que les observations présentées par les demandeurs dans le cadre de leur demande CH et les notes du Dr Riva‑Cambrin indiquent qu’elle ne pouvait pas en prendre parce qu’elle allaitait Amanda et qu’elle souffrait possiblement d’un autre trouble.

[67] L’agent a fait remarquer que le Dr Riva‑Cambrin n’a vu Mme Rainholz qu’une seule fois. Cependant, l’agent n’a ni conclu ni considéré que c’était un expert dont les services avaient été retenus ou qu’il avait été engagé seulement pour fournir un avis pour les besoins de la demande CH. Il n’y avait d’ailleurs aucune preuve en ce sens.

[68] L’agent a par ailleurs déclaré que Mme Rainholz n’avait [traduction] « fourni aucun élément établissant qu’elle a encore besoin de counseling ou qu’elle continue de recevoir de tels services au Canada », ajoutant que [traduction] « rien n’indique qu’elle poursuit un traitement depuis septembre 2018 pour améliorer son état ». Comme il n’a pas rejeté le diagnostic médical au moyen d’une explication claire, il a eu tort de reprocher aux demandeurs l’absence supposée de traitement : Kanthasamy au para 47; Sitnikova au para 30; Apura au para 28.

[69] En outre, l’agent n’a pas expliqué la déclaration portant que la vie quotidienne de Mme Rainholz était en fait normale, c’est‑à‑dire que ses problèmes de santé mentale n’affectaient pas son fonctionnement quotidien, n’a pas apporté de précisions quant à cette déclaration et n’a pas mentionné de preuve supplémentaire à l’appui de cette déclaration. Même s’il pourrait y avoir des éléments à même d’étayer cette conclusion, l’agent ne les a pas cités et la conclusion semble contredire la preuve même de Mme Rainholz ainsi que les déclarations du Dr Riva‑Cambrin et de Mme Li concernant sa capacité fonctionnelle quotidienne.

[70] Dans les observations qu’ils ont soumises en l’espèce, les demandeurs font remarquer que, même si l’agent mentionne la lettre de Mme Li dans ses motifs, il ne fait aucune référence aux passages de cette lettre cités dans leurs observations concernant les facteurs d’ordre humanitaire; en particulier, l’agent n’a ni reconnu ni abordé la conclusion de Mme Li selon laquelle le renvoi de Mme Rainholz au Brésil où elle avait été victime de violences [traduction] « nuirait grandement » à son bien‑être. Le défendeur convient que l’agent n’a pas spécifiquement abordé la conclusion de Mme Li, mais il fait remarquer qu’il a examiné l’argument de la demanderesse.

[71] Je souscris à la position des demandeurs. Dans son évaluation, l’agent ne fait aucune mention des observations ou de la conclusion contenue dans la lettre de Mme Li, en particulier sur l’effet nuisible qu’aurait un retour au Brésil sur la santé mentale de Mme Rainholz. Il est expressément mentionné dans cette lettre, dans le passage reproduit précédemment, que Mme Rainholz [traduction] « est aux prises avec une humeur dépressive/anxieuse chronique, des cauchemars et des flashbacks » et qu’elle manque également d’assurance dans sa relation conjugale. Les déclarations contenues dans la lettre de Mme Li concernant l’état de Mme Rainholz et l’effet nuisible qu’aurait son retour au Brésil concordent avec l’affidavit soumis par l’intéressée dans le cadre de la demande CH, dans lequel elle déclare sous serment que sa [traduction] « santé empire lorsque je pense au retour au Brésil, tellement les souvenirs de ce que j’y ai subi sont accablants. Je ne peux imaginer l’état dans lequel je me retrouverais si j’étais forcée de retourner là‑bas. Même avec [M. Rodrigues] à mes côtés, les souffrances et la douleur du passé sont trop fortes pour que je m’imagine pouvoir vivre à l’aise et en sécurité au Brésil avec mes enfants ».

[72] Je tire les conclusions suivantes de cette analyse concernant le droit applicable, la preuve et les motifs de l’agent.

[73] Premièrement, l’évaluation par l’agent de la preuve médicale est à mon avis tangiblement entachée par une série d’inférences et de conclusions qui ne peuvent être conciliées avec la preuve au dossier, ainsi que par deux erreurs de droit.

[74] Deuxièmement, il était déraisonnable de la part de l’agent de ne pas examiner le contenu de la lettre de Mme Li, dont l’avocat reproduit un long passage dans ses observations, attendu que cette dernière était bien placée, compte tenu de sa scolarité, de ses études supérieures et de ses années d’expérience, pour expliquer comment le retour au Brésil affecterait Mme Rainholz. Je reconnais que Mme Li n’est ni psychiatre ni psychologue. Cependant, elle était clairement responsable, comme l’a signalé le Dr Riva‑Cambrin dans ses notes, de la psychothérapie de Mme Rainholz à Access Alliance, conformément au mandat de cette clinique d’améliorer les issues en matière de santé pour les immigrants et les réfugiés les plus vulnérables ainsi que pour leurs communautés. Les personnes ayant la formation et l’expérience de Mme Li jouent souvent un rôle clé dans le diagnostic et le traitement des problèmes de santé mentale en première ligne, en l’espèce au sein d’une équipe de santé multidisciplinaire élargie. Par conséquent, compte tenu des connaissances de Mme Li, de son expérience et du temps qu’elle a consacré à Mme Rainholz en counseling, sa lettre méritait de recevoir une attention respectueuse et d’être examinée dans le contexte de la demande CH. Voir également Osun au para 25; Apura au para 29, et Febrillet Lorenzo au para 22.

[75] Le raisonnement à l’issue duquel l’agent a conclu qu’il fallait accorder [traduction] « peu de poids » au facteur en cause était donc manifestement déraisonnable et ne s’attaquait pas de manière valable aux questions à trancher et à la preuve.

[76] Troisièmement, et c’est là un point critique, l’agent n’a pas véritablement abordé la question clé des répercussions d’un retour au Brésil sur la santé mentale de Mme Rainholz. Comme l’enseigne clairement l’arrêt Kanthasamy, l’agent ne pouvait limiter son analyse à la question de savoir si des soins de santé mentale sont accessibles au Brésil. Il était tenu d’évaluer l’impact d’un retour dans ce pays et les difficultés qui en découleraient en se basant sur toute la preuve au dossier, compte tenu en particulier des faits non contestés décrits dans l’affidavit de Mme Rainholz sur les violences intenses qui lui ont été infligées au Brésil. Ainsi, l’agent devait considérer en l’espèce à la fois les commentaires du Dr Riva‑Cambrin et de Mme Li ainsi que la preuve de Mme Rainholz. Il a déraisonnablement manqué de le faire.

[77] Je fais remarquer que l’on ne peut pas dire en guise de réponse que l’agent n’a pas accepté le diagnostic de TSPT aigu, et l’arrêt Kanthasamy ne peut pas non plus être écarté sur la foi de ce motif. L’agent n’a rien dit de tel, et son raisonnement n’étaye pas cette position, attendu qu’il n’a remis en cause aucun des éléments de preuve (ni mis en doute Mme Rainholz en tant que source de cette preuve) sur lesquels reposait l’évaluation ni avancé d’argument convaincant justifiant de douter du diagnostic ou de le rejeter. Pour paraphraser les propos de la juge Abella dans l’arrêt Kanthasamy, le fait même que la santé mentale de Mme Rainholz risque d’empirer (ou qu’elle puisse empirer comme dans Jesuthasan) si elle est renvoyée au Brésil est une considération pertinente qui, au vu de la preuve, devait être cernée et soupesée sans égard à la question de savoir si des traitements sont accessibles au Brésil pour traiter son affection : Kanthasamy au para 48; Jesuthasan aux para 44‑45. Je note que dans Jesuthasan, rien n’indiquait que la demanderesse avait cherché à obtenir un traitement après avoir reçu son diagnostic.

[78] Je souligne que l’agent n’était pas tenu d’accepter l’avis du Dr Riva‑Cambrin et de Mme Li et qu’il n’était pas tenu de conclure qu’un retour au Brésil aurait de graves répercussions sur la santé mentale de Mme Rainholz. Mais dans les circonstances, il ne pouvait pas se contenter de mentionner des points mineurs infondés ou axés sur le processus concernant la preuve médicale pour en saper le poids et ensuite ne pas tenir compte de la preuve factuelle acceptée, rejeter la preuve médicale et ne pas aborder le fond de la question centrale qui imprégnait la demande CH. Dans les circonstances, l’agent devait s’attaquer à la question de fond soulevée par la preuve et les observations quant aux répercussions d’un retour au Brésil sur la santé mentale de Mme Rainholz. Il ne l’a pas fait. L’arrêt Kanthasamy établit clairement que l’agent ne peut ignorer l’effet du renvoi du Canada sur la santé mentale d’un demandeur (au para 48), et ce principe est appliqué dans un certain nombre de décisions rendues par notre Cour : voir, p. ex., Sutherland aux para 15–16; Sitnikova aux para 28‑30; Jang au para 32; Febrillet Lorenzo au para 22; Davis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 97 (juge Mactavish) au para 19; Ashraf c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1160 (juge Campbell) au para 5.

[79] Par conséquent, je conclus que la décision de l’agent était déraisonnable en raison de la manière dont il a traité la preuve et les observations concernant les répercussions qu’aurait le renvoi au Brésil de Mme Rainholz sur sa santé mentale : Vavilov aux para 125‑129; Kanthasamy, aux para 46‑49; Sutherland au para 34.

L’accès de Mme Rainholz à du counseling en santé mentale au Brésil

[80] Comme je l’ai déjà mentionné, les demandeurs ont également contesté la conclusion de l’agent portant que Mme Rainholz pouvait recevoir un traitement qui répondrait de manière satisfaisante à ses besoins en santé mentale grâce aux centres de référence pour femmes au Brésil. L’agent s’est appuyé sur ses propres recherches pour conclure que les centres en question fourniraient le soutien nécessaire, y compris du counseling psychologique. L’agent a noté qu’il existait 12 à 15 de ces centres à Sao Paulo, et que les refuges dirigés par l’État y orientent les femmes pour qu’elles obtiennent des services.

[81] Les demandeurs ont déposé en réponse devant notre Cour un affidavit souscrit par Mme Rainholz, dans lequel elle explique qu’elle est originaire de l’État de Rondonia, qu’elle y a vécu dans différentes villes comprenant peu d’habitants et proposant peu de ressources aux femmes. Rondonia est loin de Sao Paulo, ce qui porte à croire que Mme Rainholz ne pourra pas avoir accès de façon réaliste aux services, si on tient pour acquis qu’elle retournera vivre dans l’État de Rondonia.

[82] Le défendeur s’oppose à l’admission de cet élément de preuve dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. En l’absence du moindre argument en faveur de son admission, je conclus que la nouvelle preuve n’est pas admissible, même si elle est probante quant à la question de savoir si Mme Rainholz pourrait recevoir du counseling dans son État natal. Je note toutefois que, dans le dossier dont disposait l’agent, les passeports de Mme Rainholz, de M. Rainholz et de Gustavo, les certificats des parents liés aux vérifications de casiers judiciaires ainsi que les dossiers scolaires de M. Rodrigues indiquent tous qu’ils sont nés ou qu’ils ont résidé dans l’État de Rondonia. N’importe quelle carte du Brésil révèle que Rondonia est loin de Sao Paulo.

[83] Je note également que, selon la preuve sur laquelle l’agent s’est fondé pour tirer ses conclusions sur l’accessibilité des services de santé mentale au Brésil, soit un rapport de 2014 du Département d’État américain, il existait 223 centres de référence pour femmes dans ce pays. La preuve soumise à l’appui est toutefois avare de détails sur ce que font véritablement ces centres; la Cour, qui a examiné le rapport de 2014 invoqué comme une source dans le document de la CISR utilisé par l’agent, a effectivement relevé des mentions de centres de référence pour femmes à Sao Paulo et d’autres centres dirigés par les États brésiliens, ainsi que de l’existence de 223 de ces centres; cependant, le rapport ne décrit pas les activités de ces centres. Il est intéressant de noter que le même rapport, mis à jour annuellement de 2015 à 2019, ne précise pas le nombre de centres de référence.

[84] Compte tenu des conclusions tirées précédemment et ci‑après, il n’est pas nécessaire que je tranche les questions soulevées par les demandeurs quant aux conclusions de l’agent ayant trait à l’accessibilité des services de counseling en santé mentale au Brésil.

[85] Cependant, par souci d’exhaustivité, je note que les demandeurs ont déposé une nouvelle preuve médicale en l’espèce, une seconde lettre de Mme Li datée du 17 octobre 2019, une lettre de l’infirmière Amanda Verschuere d’Access Alliance datée du 7 octobre 2019 et une déclaration manuscrite de Gustavo. Même si ces documents ne relèvent probablement pas de l’une des exceptions à la règle générale interdisant l’admission d’une nouvelle preuve établie dans l’arrêt Association des universités et collèges (au para 20), c’est en fin de compte sans importance. La preuve n’a aucune incidence sur l’issue de la présente demande.

B. L’intérêt supérieur des enfants, Gustavo et Amanda

[86] Les demandeurs font valoir que l’agent n’a pas correctement évalué l’ISE, qui aurait dû être la [traduction] « considération principale » de sa décision. Ils invoquent le risque que leurs enfants soient victimes d’agressions sexuelles s’ils étaient renvoyés au Brésil, là où ils font valoir que les violences sexuelles contre les enfants sont endémiques. Les demandeurs soutiennent aussi que l’agent a invoqué à tort la présence de parents éloignés au Brésil comme un élément favorable au retour des enfants dans ce pays – il a noté que les enfants auraient accès dans ce pays à des parents éloignés qui aideront toute la famille à se réintégrer à la vie brésilienne, [traduction] « ne serait‑ce que sur le plan émotionnel ». Les demandeurs jugent cette conclusion [traduction] « [t]rès troublante », Mme Rainholz ayant été victime de violences sexuelles et psychologiques perpétrées par des membres de sa propre famille.

[87] Les demandeurs ont fait valoir en outre à l’égard de l’ISE que l’agent [traduction] « a complètement omis de tenir compte des répercussions du retour sur Mme Rainholz, un point essentiel qui a été soulevé dans tous les documents de la demande CH, par Mme Rainholz elle‑même, les professionnels médicaux qui s’occupent d’elle ainsi que dans les observations de son avocat ». D’après l’observation des demandeurs, un retour au Brésil [traduction] « pourrait complètement déstabiliser Mme Rainholz, ce qui aurait une incidence directe sur sa capacité à s’occuper de ses enfants ».

[88] L’agent a correctement reconnu qu’au moment d’évaluer l’ISE, il doit toujours être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt des enfants : Baker au para 75; Kanthasamy au para 38; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475 au para 10, ajoutant que cet intérêt devait se voir accorder un poids substantiel, sans être nécessairement déterminant au regard de la demande.

[89] Il ressort aussi clairement des motifs de l’agent qu’il a lu la preuve concernant Gustavo et Amanda. Il s’est référé à la preuve attestant l’amitié nouée par Gustavo avec un autre garçon de son âge, et a compris qu’Amanda est citoyenne canadienne. Cependant, je relève deux problèmes fondamentaux dans son analyse de l’ISE.

[90] Premièrement, ses motifs ne contiennent aucune description explicite de ce que suppose réellement l’intérêt supérieur des enfants, si ce n’est de faire observer qu’ils gagneraient à continuer d’être élevés par des parents qui leur prodigueront [traduction] « un amour et un soutien constants tout au long de leur vie » et à profiter de la présence et du soutien de leur famille élargie qui se trouve au Brésil. Ces deux intérêts pourraient s’appliquer à presque tous les enfants : voir Francois c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 748 (juge Pentney) aux para 13 et 16. Non seulement l’intérêt des enfants n’a pas été expressément décrit, mais l’agent disposait aussi d’éléments supplémentaires, par exemple concernant leurs liens avec des personnes au Canada (y compris la marraine d’Amanda), dont il n’a pas expressément pris en compte.

[91] Le deuxième problème sérieux relevé quant à l’examen de l’ISE par l’agent tenait au fait qu’il n’a nullement analysé l’intérêt des enfants à ce que la santé mentale de leur mère soit bonne. L’agent devait déterminer comment le retour de la famille au Brésil affecterait la santé mentale de Mme Rainholz et donc sa capacité à les élever et à subvenir à leurs besoins – pour reprendre les mots de l’agent – en leur prodiguant un amour constant ainsi que le soutien et les directives dont ils ont besoin : voir Shin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1274 (juge Southcott) aux para 21‑24, 27‑30; Cardona c MCI, 2016 CF 1345 (juge McVeigh) au para 33; Montalvo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 402 (juge McVeigh), au para 30; Saidoun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1110 (juge McVeigh) aux para 28‑32; Jeong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 582, (juge Boswell) aux para 39 et 61.

[92] Dans ce contexte, il doit être noté qu’au moment d’évaluer l’ISE, les agents doivent garder à l’esprit l’idée directrice selon laquelle les enfants mériteront rarement, voire jamais, de subir des difficultés : Kanthasamy au para 59. En l’absence d’une évaluation expresse et réfléchie de la santé mentale de leur mère (notamment de la question de savoir comment elle serait affectée par un retour au Brésil) et de ses répercussions sur eux en particulier, l’intérêt supérieur de Gustavo et d’Amanda ne pouvait adéquatement constituer une « considération singulièrement importante », comme le prescrit l’arrêt Kanthasamy (au para 40) et eu égard à l’ensemble de la preuve (au para 39). Bien entendu, l’agent devait considérer que Gustavo était lui‑même un demandeur et que comme nous l’avons déjà mentionné, Amanda est citoyenne canadienne.

[93] À mon avis, les deux omissions importantes cernées précédemment rendent déraisonnable l’analyse de l’ISE menée par l’agent : voir Vavilov aux para 125‑129; Kanthasamy aux para 57‑58; Francois aux para 13 et 16; Gomez Valenzuela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 603 (juge Diner) au para 24.

[94] Comme je l’ai déjà mentionné, les demandeurs ont contesté certains commentaires dans les motifs de l’agent concernant le soutien qui pouvait être prodigué aux enfants au Brésil par d’autres membres de leur famille. L’agent a laissé entendre que les enfants auraient davantage la possibilité d’être exposés à des valeurs culturelles et familiales au Brésil, parce qu’ils auraient accès à des [traduction] « membres de la famille élargie » dans ce pays. Peu après, l’agent mentionne la capacité des enfants de s’adapter (de nouveau) au mode de vie brésilien et déclare :

[traduction]
En l’absence de preuve à l’effet contraire, il est raisonnable de s’attendre à ce qu’ils aient des membres de leur famille au Brésil qui soient disposés à les aider à se réintégrer, ne serait‑ce que sur le plan émotionnel.

[95] Pour les demandeurs, il est [traduction] « très troublant » que l’agent ait fait une telle déclaration, compte tenu des antécédents de violences perpétrées par des membres de la famille élargie de Mme Rainholz et de la crainte qu’a cette dernière de retourner au Brésil en raison de leur présence dans ce pays.

[96] Je conviens avec les demandeurs que cette déclaration est difficile à expliquer. À l’évidence, il y avait assez d’éléments de [traduction] « preuve à l’effet contraire » non contredits qui expliquaient pourquoi certains membres de la famille de Mme Rainholz ne pouvaient et ne devaient pas aider ses enfants Gustavo et Amanda à se réintégrer à la vie brésilienne, que ce soit sur le plan émotionnel ou autrement. L’avocat du défendeur a émis l’hypothèse que l’agent renvoyait à la famille de M. Rodrigues au Brésil. Cependant, l’agent mentionne à peine dans ses motifs (il est question du père malade de M. Rodrigues à qui ce dernier est retourné rendre visite en 2017 et qui est depuis décédé). Je soupçonne que la formulation malencontreuse de l’agent était basée sur une formule courante ou standard dont il se sert pour rédiger les motifs des demandes de dispense. Peu importe, il est à espérer qu’un tel commentaire ne soit pas repris dans une affaire de violences, notamment sexuelles, perpétrées par les membres mêmes de la famille de la demanderesse.

C. Le fardeau de preuve dans le cadre d’une demande CH

[97] Les demandeurs ont présenté des observations concernant la preuve sur les conditions qui règnent au Brésil. Il n’est pas nécessaire que la Cour commente ces observations compte tenu des conclusions qu’elle a tirées précédemment. Je laisserai l’évaluation de cette preuve à l’agent qui réexaminera la demande de dispense.

[98] Cependant, comme cette demande sera réexaminée, je ne peux clore cette affaire sans dire un mot sur le fardeau de preuve qui régit ce type de demande. Le paragraphe suivant figure dans les motifs de l’agent :

[traduction]
Les efforts déployés par les demandeurs en vue de leur établissement au Canada ont été dûment pris en compte dans le cadre de la présente analyse; cependant, je ne crois pas que leur degré d’établissement soit exceptionnel si on le compare à celui de personnes qui se trouvent dans une situation semblable et dont la durée de séjour au Canada est similaire. Les demandeurs sont au Canada depuis environ quatre ans et ont fait fi des lois canadiennes de l’immigration en prolongeant la période autorisée de leur séjour et en travaillant sans les autorisations adéquates. Même si je reconnais que leur départ du Canada pourrait être difficile, la preuve des demandeurs n’appuie pas leur prétention selon laquelle ils se heurteraient à des difficultés exceptionnelles s’ils devaient présenter une demande de résidence permanente au Canada de l’étranger, de la manière habituelle.

[Non souligné dans l’original.]

[99] Bien que le point n’ait pas été débattu par l’une ou l’autre partie, je ne veux pas que l’on considère que j’endosse les déclarations soulignées quant à l’exceptionnalité, que ce soit concernant une évaluation individuelle des facteurs d’ordre humanitaires ou globalement à l’égard d’une demande. Les adjectifs utilisés pour décrire les difficultés dans le cadre des demandes CH comprennent notamment « inhabituelles », « injustifiées » et « démesurées », mais pas « exceptionnelles » : voir Kanthasamy, en particulier aux para 33 et 45. Rien dans le paragraphe 25(1) de la LIPR ni dans l’opinion de la juge Abella dans l’arrêt Kanthasamy ne laisse entendre que le fardeau dans le cadre d’une demande consiste à remplir la norme juridique des [traduction] « difficultés exceptionnelles ».

VI. Conclusion

[100] Pour ces motifs, la décision de l’agent concernant la demande CH dont il était saisi ne remplit pas les exigences de l’arrêt Vavilov. Il est fait droit à la demande et la décision de l’agent est infirmée. La demande CH des demandeurs sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5451-19

LA COUR STATUE que :

  1. La décision du 9 août 2019 rendue par l’agent à l’égard de la demande présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est annulée.

  2. La demande est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Aucune question n’est certifiée aux termes de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5451-19

 

INTITULÉ :

RAINHOLZ SALES RAINHOLZ, DONIZETE FRANCISCO RODRIGUES, GUSTAVO SALES RODRIGUES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 septembre 2020

 

jugement et mOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE.

 

DATE DES MOTIFS :

le 5 février 2021

 

COMPARUTIONS :

Bahar Karbakhsh-Ravari

pour les demandeurs

 

Meva Motwani

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bahar Karbakhsh-Ravari

Markham (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

Meva Motwani

Procureur général du Canada

 

pour le défendeur

 

 

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