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Date : 20210325


Dossier : T-391-21

Référence : 2021 CF 257

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

FLOYD BERTRAND

demandeur

et

PREMIÈRE NATION ACHO DENE KOE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] M. Bertrand sollicite le contrôle judiciaire et demande une mesure de redressement provisoire à l’encontre de la décision de la directrice du scrutin de la Première Nation Acho Dene Koe, qui l’a déclaré inéligible aux prochaines élections visant à élire le futur chef. Je rejette sa requête en redressement provisoire. M. Bertrand n’a pas démontré qu’il subira un préjudice irréparable si je n’accorde pas la mesure de redressement maintenant. Il pourra contester les résultats des élections, notamment le rejet de sa candidature, en ayant recours au processus d’appel mis en place par la Première Nation ou, subsidiairement, en présentant une demande à notre Cour.

I. Faits

[2] L’élection du chef et des membres du conseil de bande de la Première Nation Acho Dene Koe doit avoir lieu le 26 avril 2021. Les élections devaient initialement se tenir en 2020, mais elles ont été reportées à cause de la pandémie de COVID-19. Dans une instance distincte devant notre Cour, et pour laquelle j’ai pris le jugement en délibéré, M. Bertrand conteste le report des élections.

[3] Les élections au sein de la Première Nation Acho Dene Koe sont régies par les propres « coutumes » de la Première Nation, car le processus électoral n’a jamais fait l’objet d’un décret aux termes de l’article 74 de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5.

[4] M. Bertrand a été chef de la Première Nation Acho Dene Koe de 2002 à 2005. Il a été défait lors des élections de 2005. En 2007, le conseil de la Première Nation Acho Dene Koe a préparé un projet de code électoral, qui contenait une disposition rendant inéligible toute personne qui avait une dette de plus de 500 $ envers la Première Nation ou ses sociétés filiales. Les parties divergent d’opinion quant à savoir si ce code a été dûment adopté ou non. Quoi qu’il en soit, lorsque M. Bertrand a de nouveau posé sa candidature au poste de chef en 2008, la directrice du scrutin l’a déclaré inéligible, car il avait une dette envers une des sociétés filiales de la Première Nation.

[5] M. Bertrand ne s’est pas présenté aux élections de 2011 ni à celles de 2014. Il a posé sa candidature aux élections de 2017, mais il l’a par la suite retirée lorsqu’on l’a informé qu’il était inéligible en raison de sa dette en souffrance.

[6] Il souhaite aujourd’hui se porter de nouveau candidat au poste de chef.

[7] Le 27 janvier 2021, M. Bertrand, par l’intermédiaire de son avocate, a écrit à la directrice du scrutin pour se plaindre de plusieurs irrégularités dans le processus électoral en cours. Il demandait également des précisions sur l’exigence relative au remboursement de toute dette envers la Première Nation.

[8] Le 23 février 2021, M. Bertrand a remis son dossier de candidature en personne à la directrice du scrutin, en y joignant une preuve qu’il avait remboursé certaines dettes envers Beaver Enterprises LP [Beaver], une entreprise appartenant à la Première Nation Acho Dene Koe, et que d’autres dettes avaient été radiées à la suite de discussions avec le comptable de Beaver, en 2015. Après une vérification sommaire, la directrice du scrutin a indiqué à M. Bertrand qu’il devait toujours 27 551,94 $ à Beaver.

[9] Le 1er mars 2021, l’avocate de M. Bertrand a envoyé une lettre à la directrice du scrutin, dans laquelle elle niait le fait que M. Bertrand avait une dette envers Beaver et lui demandait d’accepter la candidature de M. Bertrand. Le même jour, la directrice du scrutin a écrit à M. Bertrand pour l’informer que l’examen des documents financiers de Beaver n’indiquait aucune radiation de dette.

[10] Le lendemain, alors que la période de candidature était sur le point de prendre fin, l’avocate de M. Bertrand a écrit à la directrice du scrutin en faisant de nouveau valoir que la dette de M. Bertrand envers Beaver avait été radiée par le comptable de Beaver en 2015, que Beaver était [traduction] « hors délai » pour exiger le remboursement de la présumée dette, que le projet de code électoral de 2007, qui contient l’exigence relative au remboursement des dettes, n’a jamais été ratifié et que toute dette existante – le cas échéant – devrait être compensée par la dette de 25 000 $ que Beaver avait envers M. Bertrand, selon une résolution de 2003 du conseil d’administration de Beaver. Peu après avoir reçu la lettre, la directrice du scrutin a maintenu sa position selon laquelle M. Bertrand serait inéligible à moins qu’il ne rembourse la dette le jour même.

[11] Le projet de code électoral de 2007 renferme une disposition qui fait allusion à un comité d’appel. Dans une résolution adoptée le 7 décembre 2020, le conseil a annoncé le déclenchement des élections et la nomination de M. Wallbridge, un avocat de Yellowknife, à titre de « comité ». Le 4 mars 2021, M. Bertrand a interjeté appel de la décision de la directrice du scrutin auprès de M. Wallbridge.

[12] Dans l’intervalle, M. Bertrand a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la directrice du scrutin, ainsi qu’une requête visant à obtenir une ordonnance provisoire exigeant l’ajout de son nom sur le bulletin de vote.

[13] Le 17 mars 2021, M. Wallbridge a envoyé le courriel suivant à la directrice du scrutin, avec copie à M. Bertrand, dans lequel il refusait effectivement d’exercer sa compétence :

[traduction]

M. Bertrand, avec l’aide d’une avocate compétente, présente des arguments détaillés et convaincants quant aux raisons pour lesquelles il devrait être autorisé à se porter candidat aux prochaines élections.

J’estime toutefois que le fait que M. Bertrand use de son droit, à titre de citoyen de ce pays, de présenter une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette même décision éclipse mon pouvoir, ou ma capacité, ou les deux, d’examiner cette affaire.

Loin de moi l’idée de présumer que je devrais m’immiscer dans un appel à l’égard de questions débattues devant une instance judiciaire distinguée, qui est bien supérieure à moi. Toute décision sur le fond que je pourrais rendre pourrait être annulée, à l’instance suivante, par une décision de la Cour fédérale.

Je conclus donc que nous devons attendre la décision de la Cour fédérale.

II. Analyse

[14] La mesure de redressement provisoire demandée par M. Bertrand consiste essentiellement en une injonction interlocutoire, c’est-à-dire une mesure temporaire visant à préserver les droits des parties jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur le fond. Il ne s’agit pas d’un règlement définitif de l’affaire. Le cadre d’analyse que les tribunaux doivent appliquer pour déterminer s’il y a lieu de rendre une injonction interlocutoire est bien établi. Ce cadre tient compte du fait que de telles requêtes doivent souvent être tranchées sur la base d’un dossier de preuve incomplet et qu’il est impossible de rendre une décision définitive sur le fond de l’affaire dans un court délai.

[15] Ce cadre a fait l’objet de plusieurs arrêts de la Cour suprême du Canada, notamment les arrêts Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110, RJR -- MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR], et Harper c Canada (Procureur général), 2000 CSC 57, [2000] 2 RCS 764. Dans l’arrêt R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 au paragraphe 12, [2018] 1 RCS 196 [SRC], la Cour suprême a résumé ainsi l’approche à suivre :

À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est-à-dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

A. Question sérieuse

[16] En général, le critère à remplir pour satisfaire au premier volet est peu élevé, le demandeur n’ayant qu’à démontrer que son affaire n’est pas futile. Cependant, lorsqu’une injonction mandatoire est demandée, ou que la décision à l’égard d’une injonction interlocutoire équivaudra à un règlement définitif de l’affaire, le seuil est plus élevé et le demandeur doit établir qu’il existe une forte probabilité qu’il aura gain de cause lors du procès : RJR, à la p 339; SRC, au paragraphe 7. Dans la décision Awashish c Conseil des Atikamekw d’Opitciwan, 2019 CF 1131, aux paragraphes 17 à 19, j’ai conclu que ce critère plus exigeant s’applique lorsqu’une personne dont la candidature a été rejetée demande que son nom soit ajouté sur le bulletin de vote.

[17] M. Bertrand invoque plusieurs motifs pour appuyer sa contestation de la décision de la directrice du scrutin de rejeter sa candidature. Premièrement, il rejette la prétention voulant que le remboursement, par les candidats, de toute dette supérieure à 500 $ constitue une exigence coutumière valide. Il fait valoir que le projet de code électoral de 2007 n’a jamais été dûment ratifié et que la Première Nation Acho Dene Koe n’a pas présenté une preuve suffisante de l’existence d’une pratique faisant largement consensus au sein de la communauté. Deuxièmement, il soutient qu’il n’a jamais eu de dette envers Beaver, qu’il a réglé ses comptes en 2015 avec le comptable de Beaver et que, quoi qu’il en soit, la dette est prescrite. Enfin, il affirme que le processus suivi par la directrice du scrutin était inéquitable.

[18] Les questions soulevées par M. Bertrand sont sérieuses. Cela ne signifie pas qu’il aura certainement gain de cause ou que la Première Nation Acho Dene Koe ne dispose d’aucun moyen de défense. Ces questions doivent être examinées attentivement. Il m’est toutefois impossible de conclure qu’il existe une forte probabilité que M. Bertrand aura gain de cause. Les questions que j’ai énoncées précédemment comportent une importante dimension factuelle. Or, la preuve qui figure au dossier de requête a été réunie sur une période de deux semaines et consiste uniquement en des déclarations sous serment accompagnées de documents. Aucun contre-interrogatoire n’a eu lieu. À la lumière d’un dossier de preuve aussi incomplet, je ne rendrais service ni aux parties ni à la communauté si j’ordonnais que le nom de M. Bertrand soit inscrit sur le bulletin de vote.

B. Préjudice irréparable

[19] Le deuxième volet du critère de l’arrêt RJR porte sur le préjudice irréparable. En bref, la Cour doit déterminer si les droits du demandeur deviendront caducs si elle n’intervient pas à une phase précoce.

[20] Dans le contexte d’élections au sein d’une Première Nation, l’existence d’autres procédures pour contester les résultats de l’élection est souvent un facteur décisif dans l’évaluation du préjudice irréparable : Gopher c Première nation de Saulteaux, 2005 CF 481 aux paragraphes 23-26; Cachagee c Doyle, 2016 CF 658 au paragraphe 9; Awashish, au paragraphe 38.

[21] En l’espèce, M. Bertrand pourra interjeter appel des résultats de l’élection auprès de l’agent d’appel nommé par la Première Nation Acho Dene Koe. Même si la contestation survient après l’élection, je n’ai aucun doute que l’agent d’appel évaluera si la candidature de M. Bertrand a été rejetée à tort ou à raison. De plus, l’agent d’appel pourra examiner tous les éléments de preuve pertinents et entendre des témoins.

[22] M. Bertrand affirme toutefois que l’habilitation de l’agent d’appel n’est pas valide, car le projet de code électoral de 2007, qui prévoit la mise sur pied d’un comité d’appel, n’a jamais été ratifié par la communauté et qu’il n’existe aucune preuve de quelque pratique antérieure de nomination de comités ou d’agents d’appel. Je suis conscient de la difficulté, mais je ne crois pas que cela prive M. Bertrand d’une mesure de redressement utile. La Première Nation Acho Dene Koe ne conteste pas la validité du processus qu’elle a créé. Par conséquent, si M. Bertrand veut y avoir recours, je ne doute pas que la Première Nation Acho Dene Koe en reconnaîtra le résultat.

[23] Si, en revanche, ce processus est déclaré non valide ou devient inopérant, rien n’empêcherait M. Bertrand de contester les élections, notamment l’omission de son nom sur le bulletin de vote, directement auprès de notre Cour, comme c’était le cas dans la décision Thomas c One Arrow First Nation, 2019 CF 1663 au paragraphe 16.

[24] Par conséquent, je conclus qu’une intervention précoce de notre Cour n’est pas nécessaire pour veiller à ce que M. Bertrand dispose d’un recours adéquat.

[25] M. Bertrand allègue également qu’une injonction est nécessaire pour éviter toute instabilité dans la gouvernance de la Première Nation Acho Dene Koe. Il invoque notamment les décisions Nation Crie de Samson c Bruno, 2006 CF 1220, et Landry c Conseil des Abénakis de Wôlinak, 2018 CF 601. Bien sûr, toute contestation d’une élection entraîne invariablement une certaine forme d’instabilité jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue. Cela n’est toutefois pas suffisant pour accorder une mesure de redressement provisoire. Dans la décision Nation Crie de Samson c Bruno, l’injonction a empêché la tenue d’une élection partielle visant à pourvoir un poste déclaré vacant à la suite de la contestation des résultats d’une élection générale; voir aussi la décision Linklater c Première Nation Thunderchild, 2020 CF 889, qui porte sur une situation comparable. Dans la décision Landry, une injonction a été prononcée pour retarder la tenue d’une élection, car des centaines de membres avaient été exclus de la liste électorale. Ces deux situations sont différentes de celle de M. Bertrand.

[26] Enfin, l’affirmation de M. Bertrand, selon laquelle une injonction est nécessaire pour éviter un préjudice irréparable à sa réputation, ne me convainc pas.

C. Prépondérance des inconvénients

[27] Comme M. Bertrand ne satisfait pas aux deux premiers volets du critère de l’arrêt RJR, il est inutile d’examiner le troisième volet, la prépondérance des inconvénients.

III. Dispositif

[28] M. Bertrand n’a pas démontré que le critère exigé pour accorder une mesure de redressement provisoire était satisfait. Par conséquent, sa requête visant à obtenir une mesure de redressement provisoire sera rejetée.


ORDONNANCE dans le dossier T-391-21

LA COUR ORDONNE :

1. La requête en redressement provisoire du demandeur est rejetée.

2. Les dépens suivront l’issue de la cause.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T-391-21

 

INTITULÉ :

FLOYD BERTRAND c PREMIÈRE NATION ACHO DENE KOE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À OTTAWA (ONTARIO), À EDMONTON (ALBERTA) ET À VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 mars 2021

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 mars 2021

 

COMPARUTIONS :

Orlagh O’Kelly

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Perri Ravon

Madelaine Mackenzie

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Field Law

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Power Law

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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