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Date : 20210512


Dossier : T-4-21

Référence : 2021 CF 434

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 12 mai 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

MARION KATHLEEN STANDINGREADY

demanderesse

et

LA CHEF DE LA PREMIÈRE NATION OCEAN MAN, CONSTANCE BIG EAGLE, LES MEMBRES DU CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION OCEAN MAN,

JASON BIG EAGLE, CRAIG BIG EAGLE, TIMOTHY STANDINGREADY,

FAYE MCARTHUR, DANIEL AKACHUK

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La présente demande conteste le droit de la chef et du conseil de la Première Nation Ocean Man d’exercer leurs fonctions. La demanderesse, Mme Standingready, soutient que la chef a été destituée par un vote des membres et que le conseil a dépassé la durée de son mandat. Ces arguments sont dépourvus de fondement. Aucun élément de preuve ne démontre que les résolutions censées avoir été adoptées lors des assemblées des membres reflétaient le large consensus de la communauté ou étaient autorisées par la constitution d’Ocean Man. Un règlement fédéral conférait au conseil le pouvoir de proroger son mandat et de reporter l’élection. Par conséquent, la demande sera rejetée.

I. Le contexte

[2] La Première Nation Ocean Man a adhéré au Traité no 4 en 1875. En 1901, elle a été fusionnée avec la Première Nation nakota Pheasant Rump et la Première Nation White Bear. Aux termes d’un accord conclu en 1986 avec le gouvernement fédéral, les trois Premières Nations ont été défusionnées, et Ocean Man a été rétablie par arrêté ministériel en 1990. Cependant, Ocean Man n’a pas été ajoutée à la liste des Premières Nations qui tiennent leurs élections sous le régime de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5. Ainsi, à partir de ce moment et jusqu’à récemment, les élections d’Ocean Man ont été régies par sa propre « coutume ».

[3] Les parties ne s’entendent pas sur les sources de cette coutume et, en particulier, sur le statut juridique de la constitution d’Ocean Man. Mme Standingready, une membre d’Ocean Man, affirme que la constitution a été adoptée en 1990, dans le cadre du processus de rétablissement de la Première Nation, et qu’elle est pleinement en vigueur aujourd’hui. Les défendeurs membres du conseil, pour leur part, affirment que la constitution n’a jamais été valablement adoptée et que bon nombre de ses dispositions n’ont jamais été suivies. Les parties ne s’entendent pas sur les enseignements que l’on peut tirer des décisions Bigstone c Big Eagle, [1992] ACF no 16 (CF 1re inst) (QL), et Parisier c Première Nation de Ocean Man, [1996] ACF no 129 (QL), deux affaires dans lesquelles la constitution d’Ocean Man a été examinée.

[4] Toutefois, il y a peu de doute que les élections ont été tenues pour des mandats de trois ans. La dernière élection a eu lieu en janvier 2018, pour un mandat se terminant en janvier 2021. Les défendeurs constituent le conseil actuel d’Ocean Man.

[5] En décembre 2018, un groupe de membres d’Ocean Man a demandé au conseil de tenir une assemblée des membres, conformément à l’article 13 du chapitre II de la constitution. Le conseil n’ayant pas accédé à cette demande, le groupe a tenu sa propre assemblée, à laquelle ont participé une trentaine de membres. Plusieurs résolutions ont été adoptées, dont l’une visait à suspendre la chef Constance Big Eagle.

[6] En juillet 2019, une autre assemblée a été organisée dans des circonstances similaires, et moins de 20 membres y ont assisté. Une résolution a été adoptée pour réaffirmer la suspension de la chef Constance Big Eagle.

[7] En juin 2020, le conseil a adopté deux résolutions concernant la prochaine élection. La première prorogeait le mandat du conseil jusqu’au 1er juin 2021, le conseil étant d’avis que cela était nécessaire pour prévenir, atténuer et contrôler la propagation de la COVID-19. La seconde demandait au ministre des Services aux Autochtones de prendre un arrêté assujettissant Ocean Man à la Loi sur les élections au sein de premières nations, LC 2014, c 5, et de fixer la prochaine élection au 1er juin 2021.

[8] Le 27 décembre 2020, Mme Standingready a déposé la présente demande de contrôle judiciaire, dans laquelle elle sollicite une ordonnance de quo warranto ou une injonction interlocutoire pour empêcher les défendeurs d’exercer illégalement les pouvoirs du conseil d’Ocean Man. La demande se fonde sur les résolutions adoptées lors des assemblées des membres de décembre 2018 et de juillet 2019, sur l’allégation selon laquelle la prorogation du mandat du conseil jusqu’en juin 2021 était invalide, ainsi que sur diverses allégations de mauvaise gestion financière. Deux des défendeurs, MM. Timothy Standingready et Daniel Akachuk, soutiennent Mme Standingready. Les autres défendeurs, que j’appellerai les « défendeurs membres du conseil », s’opposent à la demande.

[9] Le 23 mars 2021, le ministre des Services aux Autochtones a pris un arrêté ajoutant le nom de la Première Nation Ocean Man à l’annexe de la Loi sur les élections au sein de premières nations et a fixé la date de la première élection au 1er juin 2021.

[10] Lors de l’audience, j’ai été informé que l’élection avait récemment été reportée du 1er au 2 juin, apparemment parce qu’une étape antérieure du processus électoral avait été retardée en raison d’une tempête de neige. Cette différence d’un jour n’a aucune incidence substantielle.

II. Le caractère théorique

[11] S’appuyant sur la décision Bertrand c Première Nation Acho Dene Koe, 2021 CF 287 [Bertrand], les défendeurs membres du conseil affirment d’abord que l’affaire est théorique, puisque l’élection aura lieu le 2 juin. En effet, dans la décision Bertrand, au paragraphe 26, j’ai déclaré qu’une demande de bref de quo warranto contestant le droit d’un conseiller d’occuper une charge perdait son utilité pratique lorsque le mandat du conseiller prenait fin et qu’une nouvelle élection était convoquée. Voir également Narte v Gladstone, 2021 FC 433 aux para 9-10 [Narte].

[12] Cependant, lors de l’audition de la présente demande, l’avocat de Mme Standingready a laissé entendre que, si la Cour accordait le redressement qu’elle sollicite, la conséquence logique serait l’invalidité du déclenchement de l’élection du 2 juin, laquelle devrait être reportée. Ainsi, compte tenu de cette allégation particulière, rendre un jugement sur le fond conserve une utilité pratique, et l’affaire n’est pas théorique.

III. Analyse

[13] Le bref de quo warranto est un recours visant à empêcher une personne d’occuper illégalement une charge publique : Bande indienne de Lake Babine c Williams, [1996] ACF no 173 (CAF) (QL); Marie c Wanderingspirit, 2003 CAF 385 au paragraphe 20. L’illégalité alléguée doit concerner l’éligibilité d’une personne à une charge ou le processus électoral lui-même. Le recours en quo warranto ne s’étend pas aux cas d’illégalités alléguées qui ne sont pas directement liées à l’éligibilité d’une personne : Salt River First Nation #195 c Martselos, 2009 CF 25 au paragraphe 13. A fortiori, le quo warranto n’est pas un outil pour l’expression de doléances politiques. En d’autres termes, l’intervention de la Cour doit être fondée sur le manquement à une règle de droit concernant l’éligibilité à une charge, et non sur des affirmations selon lesquelles les titulaires de charge ont pris des décisions imprudentes ou ont abusé des pouvoirs qui leur étaient conférés : Gadwa c Joly, 2018 CF 568 aux paragraphes 28 à 41.

[14] Une grande partie des plaidoiries présentées à l’audience auraient fait de bons discours politiques. Toutefois, la Cour est un tribunal judiciaire. Elle ne juge pas du bien-fondé des décisions du conseil d’un point de vue politique. La Cour a été priée d’intervenir afin d’assurer la responsabilité démocratique. Elle ne peut cependant le faire en dehors des paramètres établis par la loi. À cet égard, la meilleure garantie de la responsabilité démocratique demeure la vigilance des citoyens.

[15] J’analyserai donc principalement les arguments qui se rapportent directement au droit des défendeurs d’occuper une charge. On s’apercevra rapidement que ces arguments sont dénués de tout fondement. En analysant ceux-ci, je ne me prononcerai pas sur la validité ou sur l’effet de la constitution d’Ocean Man, parce que, même si la constitution est en vigueur, Mme Standingready n’a pas droit au redressement qu’elle sollicite.

A. L’effet des soi-disant assemblées des membres

[16] Pour demander la destitution des défendeurs, Mme Standingready invoque d’abord les résolutions adoptées lors des assemblées de décembre 2018 et de juillet 2019. Cet argument se heurte cependant à l’absence de fondement juridique du pouvoir d’une assemblée des membres de destituer la chef et le conseil.

[17] Si la constitution prévoit la tenue d’assemblées des membres, elle demeure silencieuse au sujet des pouvoirs que ces derniers peuvent exercer. À cet égard, je note que l’article 41 du chapitre I de la constitution énumère les motifs pour lesquels le poste de chef ou de conseiller devient vacant. Personne ne fait valoir que la situation relève de l’un de ces motifs. Dans la décision Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732 aux paragraphes 42 à 55, [2019] 4 RCF 217 [Whalen], j’ai souligné que lorsque l’on confère explicitement le pouvoir de destituer des conseillers dans des circonstances particulières, on doit habituellement déduire qu’il n’existe pas de pouvoir général et illimité de faire la même chose.

[18] Mme Standingready n’a pas non plus établi l’existence d’une pratique constante concernant la destitution de la chef ou des conseillers qui donnerait lieu à une « coutume », au sens d’une loi autochtone émanant d’une ligne de conduite tacitement acceptée par la communauté : Whalen, au paragraphe 36; Bertrand, au paragraphe 40.

[19] La preuve est également insuffisante pour démontrer que les résolutions adoptées lors des assemblées de décembre 2018 et de juillet 2019 ont suscité un large consensus de la communauté : voir Narte, au paragraphe 22. Ces assemblées n’ont pas réuni plus de 30 personnes, dans une communauté comptant plus de 500 membres. En outre, la preuve ne me convainc pas qu’un préavis suffisant a été donné, de manière à permettre à tous les membres intéressés d’y assister.

[20] Ainsi, les résolutions de décembre 2018 et de juillet 2019 n’ont pas eu pour effet de suspendre ou de destituer la défenderesse Constance Big Eagle de son poste de chef. Je note également que ces résolutions ne visaient pas à suspendre ou à destituer les autres défendeurs.

B. Le report de l’élection

[21] Mme Standingready soutient aussi que le conseil aurait déjà été dissous lorsqu’il a reporté l’élection, ce qui rendrait la démarche invalide dans son ensemble. Toutefois, cet argument est tout simplement incompatible avec les faits. Les résolutions du conseil prorogeant le mandat et demandant au ministre d’assujettir Ocean Man à la Loi sur les élections au sein de premières nations ont été adoptées en juin 2020, alors que le mandat du conseil devait initialement prendre fin en janvier 2021. Ainsi, le conseil était dans les limites de son mandat initial lorsqu’il l’a prorogé.

[22] Le mandat a été prorogé conformément à l’article 4 du Règlement concernant l’annulation et le report d’élections au sein de premières nations (prévention de maladies), DORS/2020-84 [le Règlement]. Dans la décision Bertrand, j’ai conclu que l’article 4 du Règlement outrepassait le pouvoir que sa loi habilitante, la Loi sur les Indiens, conférait au gouverneur en conseil. Toutefois, j’ai suspendu la déclaration de nullité du Règlement pendant 60 jours, c’est-à-dire jusqu’au 1er juin 2021. Ainsi, le Règlement était réputé être valide lorsque le conseil d’Ocean Man l’a invoqué en juin 2020.

[23] Mme Standingready ne conteste pas le caractère raisonnable de la décision du conseil de se prévaloir du pouvoir conféré par le Règlement. À première vue, les conditions établies par l’article 4 du Règlement sont remplies, car Ocean Man possède une réserve, et le conseil a déclaré dans sa résolution qu’il était d’avis que la prorogation de son mandat était nécessaire pour prévenir, atténuer et contrôler la propagation de la COVID-19.

[24] De même, le conseil était dans les limites de son mandat initial lorsqu’il a demandé au ministre d’assujettir Ocean Man à la Loi sur les élections au sein de premières nations. Mme Standingready n’a avancé aucune raison pour laquelle l’arrêté ministériel pris en réponse à cette demande serait invalide. Quoi qu’il en soit, la demande de contrôle judiciaire ne vise pas l’arrêté ministériel, et le procureur général n’a pas été nommé comme défendeur.

[25] Enfin, le nouveau report de l’élection du 1er au 2 juin n’entraîne aucune conséquence. La demande ne conteste pas cette décision, et je ne dispose que de peu d’informations concernant la manière dont elle a été prise et le moment où elle l’a été. Comme je l’ai expliqué ci-dessus, le conseil est toujours validement en place et, à première vue, le Règlement confère au conseil le pouvoir de reporter une élection tenue sous le régime de la Loi sur les élections au sein de premières nations.

IV. Conclusion

[26] Pour les raisons qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Je ne vois aucune raison de déroger à la règle habituelle selon laquelle la partie déboutée paie les dépens de la partie qui a eu gain de cause selon le tarif.


JUGEMENT dans le dossier T-4-21

LA COUR STATUE :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. La demanderesse est condamnée à payer des dépens aux défendeurs Constance Big Eagle, Jason Big Eagle, Craig Big Eagle et Faye McArthur, selon le tarif.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-4-21

 

INTITULÉ :

MARION KATHLEEN STANDINGREADY c LA CHEF DE LA PREMIÈRE NATION OCEAN MAN, CONSTANCE BIG EAGLE, LES MEMBRES DU CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION OCEAN MAN, JASON BIG EAGLE, CRAIG BIG EAGLE, TIMOTHY STANDINGREADY, FAYE MCARTHUR ET DANIEL AKACHUK

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (ONTARIO) ET REGINA (SASKATCHEWAN)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 mai 2021

JUDGMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 12 mai 2021

COMPARUTIONS :

E. F. Anthony Merchant, c.r.

Pour lA demandeRESSE

 

T. Joshua Morrison

POUR LES DÉFENDEURS,

LA CHEF DE LA PREMIÈRE NATION OCEAN MAN ET AL

 

James Korpan, c.r.

POUR LES DÉFENDEURS TIMOTHY STANDINGREADY ET DANIEL AKACHUK

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Merchant Law Group

Regina (Saskatchewan)

Pour la demanderesse

MLT Aikins LLP

Regina (Saskatchewan)

POUR LES DÉFENDEURS

La CHEF DE LA PREMIÈRE NATION OCEAN MAN ET AL

 

McDougall Gauley LLP

Regina (Saskatchewan)

POUR LES DÉFENDEURS TIMOTHY STANDINGREADY ET DANIEL AKACHUK

 

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