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Date : 20210512

Dossier : IMM‑1444‑20

Référence : 2021 CF 432

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario) 12 mai 2021

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

IVAN ALEJANDRO SOTO GALVAN

MONICA MANZO LICEA

TARA ALEJANDRA SOTO MANZO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Il s’agit d’une demande présentée par une famille de citoyens mexicains [les demandeurs] qui conteste une décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] laquelle a rejeté leur appel de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] refusant de faire droit à leur demande d’asile. Les deux décisions reposaient sur la conclusion qu’une possibilité de refuge intérieur [PRI] était accessible à Mérida, au Yucatán.

[2] Les demandes d’asile des demandeurs étaient fondées sur des allégations de menaces et de violence liées à des gangs à Michoacán. La région de Michoacán est une province mexicaine située à l’ouest de Mexico et bordée par l’océan Pacifique. La menace alléguée proviendrait d’un gang de criminels local connu sous le nom de Los Viagras. Le gang Los Viagras était affilié à un cartel régional plus important — La Familia Michoacana — qui était actif à la fois dans le Michoacán et dans la province voisine de Guerrero.

[3] La SPR et la SAR ont toutes deux jugé crédible les éléments de preuve des demandeurs établissant des antécédents de menaces et de violence liées à des gangs et visant M. Soto Galvan. La SPR a décrit ces antécédents de manière générale comme suit :

[TRADUCTION]

[9] Le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs d’asile étaient visés par les cartels Los Viagras et La Familia Michoacán au Mexique. En tirant cette conclusion, le tribunal se fonde sur le principe selon lequel un demandeur d’asile qui affirme dire la vérité crée une présomption de véracité, à moins qu’il y ait des raisons de douter de sa véracité. Toutefois, cette présomption ne s’applique pas aux conclusions ou aux suppositions.

[10] Les demandeurs d’asile ont présenté des documents à l’appui de leur demande. Par exemple, ils ont fourni des affidavits de la mère, du frère et d’un voisin du demandeur d’asile principal, qui se trouvent à la pièce 6 et qui portent sur les incidents au cours desquels ils ont été abordés par des membres du gang Los Viagras qui étaient à leur recherche. Le tribunal n’a aucune raison de douter de l’authenticité de ces documents et, puisqu’ils concernent les présumées menaces du gang Los Viagras, le tribunal accorde un poids important à ces documents pour appuyer les allégations et l’ensemble de la demande d’asile des demandeurs.

[11] Les deux demandeurs ont témoigné de manière cohérente et directe, conformément à leur formulaire Fondement de la demande d’asile et aux documents à l’appui. Il n’y avait pas d’incohérences pertinentes dans le témoignage des demandeurs d’asile ni de contradictions entre leur témoignage et les autres éléments de preuve dont nous disposons. Le tribunal estime que les deux demandeurs d’asile sont des témoins crédibles, bien que le tribunal estime que certaines de leurs craintes sont des suppositions et qu’elles ne sont pas suffisamment étayées, comme il est indiqué ci‑dessous.

[4] Malgré le fait que la SPR ait admis l’exposé des risques des demandeurs, elle a conclu que la capacité du gang Los Viagras de les retrouver et de leur nuire à Mérida n’était pas prouvée puisque Mérida était un endroit relativement sûr et éloigné, il était donc raisonnable pour la famille de s’y installer.

[5] La SAR a adopté une approche similaire en ce qui concerne les éléments de preuve. Elle a traité les nouveaux éléments de preuve relatifs aux menaces continues, dont l’enlèvement du frère de M. Soto Galvan, comme suit :

[TRADUCTION]

[28] La SAR estime que même si le gang Los Viagras (gang LV) sont toujours motivés pour retrouver l’appelant principal, deux ans après que lui et sa famille ont quitté le pays, le gang LV vient d’être informé par le frère que les appelants ne sont plus au Mexique. La SAR conclut que le gang LV a fini par croire l’explication du frère selon laquelle il n’était pas l’appelant principal, et que l’appelant principal était au Canada, puisque le gang LV l’a libéré de sa captivité. Selon la prépondérance des probabilités, à la lumière des nouveaux éléments de preuve, la SAR estime que le gang LV est moins motivé à poursuivre les appelants vu cette information, et aussi puisqu’il n’y a rien qui prouve que son influence s’étende en dehors de la région de Michoacán.

[29] La SAR ne met pas en doute l’authenticité des affidavits, mais elle estime qu’ils n’ont qu’une faible valeur probante quant au risque prospectif de persécution par le gang LV au sein de la PRI proposée, et elle leur accorde peu de poids à ce chapitre. Compte tenu de ce qui précède et du fait que l’influence et le pouvoir du gang LV semblent limités à la région du Michoacán, la SAR estime, selon la prépondérance des probabilités, que les appelants seraient en sécurité s’ils s’installaient à Mérida.

[6] La SAR a conclu que, malgré la gravité des éléments de preuve bien documentés de menaces et de violence continues, la famille pouvait être en sécurité à Mérida.

[7] Je ne suis pas convaincu que la manière dont la SAR a tenu compte des éléments de preuve admis concernant les menaces constantes du gang LV à l’endroit de M. Soto Galvan relayées par sa famille et ses amis dans le Michoacán était suffisante pour appuyer sa conclusion selon laquelle il pouvait se réinstaller à Mérida en toute sécurité. Il s’agit d’une question mixte de fait et de droit qui nécessite l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[8] La sécurité d’une PRI dépendra souvent de la nature et de la profondeur de la motivation de l’auteur du préjudice à trouver la victime et à se rendre dans la PRI pour la punir. Un aspect de cette question concerne la capacité d’une victime de disparaître au sein de la PRI choisie. Il s’agit de questions qui doivent être examinées attentivement. Elles ne l’ont pas été en l’occurrence.

[9] Le risque allégué par M. Soto Galvan résulte d’une vendetta liée à la mort d’un membre du gang Los Viagras. Le demandeur d’asile n’était certainement pas l’unique victime d’une extorsion criminelle susceptible d’être rapidement oubliée après son départ. En l’espèce, les éléments de preuve indiquent que M. Soto Galvan est resté dans les pensées du gang Los Viagras après son départ du Michoacán et que les membres du gang le recherchaient activement, principalement par l’intermédiaire des membres de sa famille qui y vivent encore. Des exemples de ce comportement sont bien documentés dans le dossier. Rafael, le frère de M. Soto Galvan, a décrit son enlèvement en novembre 2019 comme suit :

[TRADUCTION]

Le vendredi 8 novembre 2019, j’ai été enlevé et détenu pendant trois jours. Je marchais avec mon cousin dans la rue à Los Reyes lorsque cinq hommes armés vêtus d’un uniforme de l’armée nous ont arrêtés. L’un d’eux a dit : « Ivan, c’est bon de te revoir » et en disant cela, ils m’ont attrapé et mis dans une camionnette avant même que je puisse dire que je ne suis pas Ivan. Dans la camionnette, ils m’ont bandé les yeux, m’ont attaché les mains dans le dos et ils se sont mis en route. J’ai essayé de protester en leur disant que j’étais Rafael et non Ivan, mais personne ne m’a écouté. L’un des hommes m’a dit qu’ils savaient que je retournerais un jour au Mexique, mais que je leur avais facilité la tâche en venant voir ma famille. J’ai essayé de dire que j’étais Rafael mais ils m’ont à nouveau frappé et j’ai arrêté de parler.

Ils ont fini par s’arrêter, m’ont fait sortir de la camionnette et ils ont commencé à me frapper. C’était dans une forêt. Les hommes m’ont dit qu’ils faisaient partie du gang Las Viagras et que j’allais mourir d’une mort lente et douloureuse pour venger la mort de leur frère. Ils ont enlevé mon bandeau, mais mes mains sont restées attachées. Je savais qu’ils me prenaient pour mon frère et j’ai pleuré en leur disant que je n’étais pas Ivan et qu’Ivan était au Canada et que s’ils me donnaient une chance, je serais en mesure de le leur prouver. L’un des hommes m’a demandé l’adresse d’Ivan au Canada, mais je ne l’avais pas. De plus, malheureusement, comme je venais de quitter le Mexique et de faire ma demande de visa, j’attendais de recevoir ma carte d’électeur. Je n’avais rien à leur montrer, alors je les ai suppliés d’appeler les membres de ma famille. J’ai dû leur donner le numéro de mon frère Juan Diego. Ils n’ont pas réussi à le joindre et j’ai été battu à nouveau. Puis je leur ai donné le numéro de mon oncle Jose et heureusement, ils ont réussi à le joindre. Mon oncle les a suppliés de le croire qu’ils n’avaient pas la bonne personne. Je pouvais l’entendre, car le téléphone était sur haut‑parleur pendant qu’ils lui parlaient afin que je puisse parler à mon oncle. Mon oncle leur disait que je venais d’être expulsé des États‑Unis et que je n’avais de problèmes avec personne. Ils ont écouté, mais ils ne m’ont rien dit. Ils m’ont mis dans une pièce. Après plusieurs heures, un autre homme est venu dans la chambre avec les trois autres et a déclaré que je n’étais pas Ivan et il est parti.

[10] Le frère de M. Soto Galvan, Juan Diego, a raconté les faits suivants :

[TRADUCTION]

Ivan a pris toutes les dispositions pour quitter le Mexique parce qu’il savait qu’ils le recherchaient, grâce à un de ses voisins qui lui a dit que des membres de Los Viagra étaient à sa recherche.

Quand Ivan a quitté le Mexique, ils ont cherché à le retrouver chez ma mère, et celle‑ci a été obligée de fuir sa maison.

Un jour de juillet 2019, j’ai été abordé par une personne qui s’est présentée comme un membre du gang Los Viagras. Il est sorti de nulle part, m’a arrêté dans la rue, a commencé à marcher à côté de moi et m’a dit qu’il avait un message pour mon frère. Je devais dire à Ivan qu’ils savaient qu’il avait fui, mais que s’il revenait au Mexique, ils le trouveraient, et il paierait. Une âme pour une âme. L’homme ne m’a pas demandé où Ivan se trouvait au Mexique. Ils semblaient déjà savoir qu’il n’était plus au Mexique. Cette rencontre m’a ébranlé.

[11] Un voisin a déclaré ce qui suit :

[TRADUCTION]

Je connais Ivan Alejandro Soto Galvan parce que mon atelier de menuiserie se trouve à un pâté de maisons de l’endroit où il avait son atelier de mécanique. Ivan Moreno est également un voisin. Je peux confirmer qu’une bagarre a éclaté dans l’atelier d’Ivan en mai 2018 avec deux groupes du cartel, le gang « Los Viagras » et « La Familia Michoacán ». Peu après cette rencontre, nous avons appris que le gang Los Viagras avait perdu un homme après la bagarre et qu’ils avaient juré de traquer et de tuer Ivan, puisqu’ils le tiennent responsable du meurtre. Les deux groupes ont alors commencé à chercher Ivan et à demander où il se trouvait dans le quartier. Ces groupes sont des gens très dangereux, des criminels sans âme et ce ne sont pas des rumeurs. Ils sont partout au Mexique; nous n’avons pas d’endroit sécuritaire où vivre; nous devons leur payer ce qu’ils nous demandent, car nous savons que nous ne pouvons pas nous cacher d’eux. Je paie le gang Los Viagras 1 000 pesos par mois; ces extorsions affectent l’économie des commerçants, et nous ne devons pas nous opposer à eux, car ils nous tueront sans pitié.

Je savais qu’Ivan était en sécurité au Canada, il m’a appelé parce que nous étions de bons amis; nous nous voyons beaucoup puisque nous travaillons dans le même secteur. Et je lui ai dit que parfois, lorsque des membres du gang « Los Viagras » venaient récupérer les fonds extorqués, ils me demandaient où était Ivan. Je leur ai dit que je ne l’avais pas vu du tout. J’ai appris par d’autres personnes qui ont aussi des commerces dans le même secteur que des gens le demandaient, des personnes des cartels, et nous sommes sûrs qu’ils ne sont pas ses clients, nous connaissons leur apparence, ils ont toujours des voitures neuves et ils sont toujours armés. Cependant, même si je ne dis rien, ces personnes ont des informateurs partout et vous ne savez jamais qui parle. Je n’ai pas de problèmes avec eux, car je les paie tous les mois. Je ne parle pas à ma famille de l’extorsion parce que je sais que mon épouse me demandera d’arrêter de me rendre à mon travail, mais je n’ai pas le choix, je dois subvenir aux besoins de ma famille; je sais que nous risquons toujours notre vie, nous ne savons pas si nous allons rentrer à la maison; ils sont pleins de surprises.

[12] La mère de M. Soto Galvan a déclaré ce qui suit :

[TRADUCTION]

Mon fils Ivan et sa famille ont été forcés de quitter leur pays, le Mexique, et de se rendre au Canada, parce que leur vie était en danger, étant donné que des groupes criminels appelés « Los Viagras » et « La Familia Michoacán » le recherchent et vont le tuer s’ils le trouvent. Mon fils m’a dit que les deux groupes l’accusent d’être un informateur. Je ne le savais pas avant de pouvoir parler à mon fils Juan Diego et à Ivan.

Ce problème est survenu en 2018. Je vivais à Fraccionamiento Jardines de San Juan no27, Los Reyes de Salgado dans le Michoacán au Mexique. Je sais que lorsqu’Ivan a eu ce problème, il a dû quitter le Mexique parce qu’il ne serait en sécurité nulle part. Le 10 juin 2018, vers 18 heures, quelqu’un a frappé à ma porte. Quand je lui ai ouvert ma porte, il y avait trois hommes armés qui se sont présentés comme des membres du gang « Los Viagras »; j’étais terrifiée. L’un d’entre eux m’a poussée à l’intérieur de la maison, mon partenaire n’a pas bougé, il est resté figé assis dans le salon. L’homme m’a demandé où était mon fils Ivan, je lui ai dit que je ne l’avais pas vu depuis un moment, et il m’a demandé son numéro de téléphone. Je lui ai dit qu’il changeait souvent de téléphone et que je n’avais pas son nouveau numéro; il a rigolé. Les deux autres l’ont appelé, et ils ont commencé à parler. L’homme m’a approché à nouveau en disant : « Nous allons revenir, et tu vas avoir ses informations et son nouveau numéro et si tu ne collabores pas, quand nous reviendrons, ce sera ton dernier jour. Dites‑lui que ses clients du gang Los Viagras n’en ont pas fini avec lui ».

[13] Tous les éléments de preuve susmentionnés ont été jugés crédibles par la SPR et la SAR. Ils révèlent que le gang Los Viagras était très motivé à retrouver M. Soto Galvan afin de se venger de son implication présumée dans la mort d’un membre du gang. M. Soto Galvan avait de la famille qui vivait encore dans le Michoacán et qui aurait pu savoir où il se trouvait à Mérida. Le fait que le gang Los Viagras soit un gang régional n’est pas une réponse suffisante au risque qu’il représente dans tout le Mexique. Si ses membres ont pu retrouver M. Soto Galvan par l’intermédiaire de sa famille, ils avaient vraisemblablement les moyens de lui faire du mal partout au Mexique. Ni la SPR ni la SAR n’ont accordé la moindre attention à ces questions. Au contraire, leur analyse de la PRI était superficielle et inadéquate et, par conséquent, déraisonnable.

[14] Pour les motifs qui précèdent, il est fait droit à cette demande d’asile, et la décision de la SAR est annulée. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il procède à un nouvel examen sur le fond.

[15] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et la présente affaire ne soulève aucune question de portée générale.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1444‑20

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée pour nouvel examen sur le fond par un autre décideur.

« R.L. Barnes

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1444‑20

INTITULÉ :

IVAN ALEJANDRO SOTO GALVAN, MONICA MANZO LICEA, TARA ALEJANDRA SOTO MANZO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE VANCOUVER, COLOMBIE‑BRITANNIQUE (LE TRIBUNAL) ET VANCOUVER, COLOMBIE‑BRITANNIQUE (LES PARTIES)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 28 avril 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE barnes

DATE DES MOTIFS :

LE 12 MAI 2021

COMPARUTIONS :

Jane G. Rukaria

POUR LES DEMANDEURS

Robert L. Gibson

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MJane G. Rukaria

Avocate

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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