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Date : 20051202

Dossier : IMM-10187-04

Référence : 2005 CF 1634

Ottawa (Ontario), le 2 décembre 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

ENTRE :

DOGAN OZDEMIR

HUSNIYE OZDEMIR

(HUSNIYE KILIC OZDEMIR)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Dogan et Husniye Ozdemir sont des citoyens turcs d'origine ethnique kurde qui pratiquent la religion alevi et professent des opinions politiques de gauche. Ils ont demandé l'asile en raison de la crainte de persécution qu'ils disent éprouver en Turquie du fait de leur religion, de leur origine ethnique et de leurs opinions politiques. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a rejeté leurs demandes après avoir conclu que le témoignage de M. Ozdemir concernant ses activités politiques, son profil et la persécution qu'il aurait vécue en Turquie n'était pas crédible. Ayant conclu que la demande d'asile de Mme Ozdemir reposait sur celle de son époux, la Commission a aussi rejeté la demande de cette dernière.

[2]                Le couple Ozdemir sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la Commission, au motif que la Commission a enfreint son obligation d'agir équitablement à leur égard en ne permettant pas à leur avocat de procéder au premier interrogatoire à l'audition de leur demande d'asile. Ils affirment sur ce point que les Directives no 7 données par le président de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié contreviennent aux principes d'équité procédurale; ces directives prévoient en effet que selon la pratique normale dans les audiences de la Commission, les demandeurs d'asile seront interrogés par l'agent de protection des réfugiés ou par le commissaire avant que leur propre conseil ne les interroge. Ils soutiennent également que ces directives entravent indûment le pouvoir discrétionnaire des commissaires de déroger à la politique qu'elles énoncent.

[3]                Le couple Ozdemir soutient de plus que la Commission a fait erreur dans son appréciation de leur crédibilité.

[4]                Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis convaincu que les conclusions de la Commission concernant la crédibilité sont suffisamment déficientes pour qu'il soit risqué de permettre le maintien de la décision.

[5]                En ce qui a trait à la question de l'ordre inversé des interrogatoires, je constate que le couple Ozdemir a demandé et obtenu l'autorisation de la Cour de déposer une preuve par affidavit présentée à l'origine par le demandeur dans le dossier Thamotharem c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (IMM-7836-04). Bien qu'une quantité considérable de documents en réponse ait bien sûr été déposée à la Cour par le ministre dans Thamotharem, ces documents n'ont pas été mis à la disposition de la Cour en l'espèce.

[6]                L'ordre inversé des interrogatoires est une question de politique importante pour la Commission. Étant donné que mes conclusions sur la crédibilité suffisent à trancher la présente affaire, je ne prononcerai aucune conclusion quant aux questions d'équité que pourraient soulever en l'espèce les Directives no 7 du président de la Commission. J'estime qu'il est préférable que les décisions à cet égard soient rendues à la lumière d'une preuve complète dans le dossier Thamotharem.

L'appartenance de M. Ozdemir à l'association de Pir Sultan Abdar

[7]                La Commission semble avoir accepté que M. Ozdemir a été très actif au sein d'organismes alevi à compter du début des années 1980 et jusqu'à l'année 2000, et qu'il a été arrêté et maltraité par les autorités turques à diverses occasions durant cette période.

[8]                Cependant, la Commission a conclu que le demandeur n'a pas joint les rangs de l'association de Pir Sultan Abdar en 2000; or, cette conclusion est au coeur de la décision de la Commission de rejeter le témoignage de M. Ozdemir quant à la persécution continue qu'il affirme avoir subie du fait de ses activités politiques. Cette conclusion a conduit la Commission à déclarer que M. Ozdemir n'a pas participé à une manifestation tenue en juillet 2003 et à rejeter l'allégation selon laquelle il aurait été arrêté et torturé pour avoir pris part à cet événement.

[9]                La conclusion de la Commission concernant l'appartenance du demandeur à cette association repose en grande partie sur son interprétation du témoignage de M. Ozdemir quant à la délivrance de cartes de membre par l'association. La Commission a tiré une inférence défavorable du fait que durant la première séance, M. Ozdemir ne savait pas que l'association délivrait des cartes de membre. Selon la décision, la présidente de l'audience a informé M. Ozdemir, durant l'audience, de sa connaissance spécialisée du fait que l'association délivre bien des cartes de membre.

[10]            La transcription de l'audience reproduit l'échange suivant concernant la délivrance de cartes de membre :

                       

La commissaire : [L]'association remet-elle une carte aux nouveaux membres?

Le demandeur d'asile 1[M. Ozdemir] : Certaines associations le font, mais Pirsaltan ne le faisait pas.

La commissaire : Pirsaltan - lorsque vous dites que l'association de Pirsaltan ne le faisait pas, parlez-vous de l'association à laquelle vous apparteniez ou de toutes les associations de Pirsaltan en Turquie?

Le demandeur d'asile 1 : À vrai dire, je ne sais pas si les autres associations le font ou non, je ne fréquentais qu'un groupe et (inaudible). En réalité, j'ai (inaudible)

La commissaire : En audience, nous voyons parfois des cartes, mais je ne suis pas certaine qu'elles proviennent de la même association.

Le demandeur d'asile 1 : Je sais que notre groupe n'a pas de cartes de membre.

(Dossier du tribunal, p. 541)

[11]            Comme on le voit, la commissaire a expressément déclaré qu'elle n'était pas certaine que sa connaissance spécialisée concernait la même association de Pir Sultan. M. Ozdemir a décrit la pratique qui avait cours dans son propre groupe. Il a reconnu sans réserve que d'autres groupes pouvaient très bien délivrer des cartes de membre.   

[12]            À la deuxième séance, M. Ozdemir a pu déposer une carte de membre délivrée en 2002 par la Federation of Pir Sultan Associations. Il a expliqué qu'à la suite de la première séance, il a communiqué avec son avocat en Turquie pour voir si celui-ci pourrait obtenir une preuve de son appartenance à Pir Sultan. L'avocat lui a ensuite fait parvenir la carte de membre au Canada.

[13]            La présidente de l'audience a rejeté la carte de membre au motif qu'elle a été délivrée en 2002 alors que M. Ozdemir a déclaré dans son témoignage avoir adhéré à l'association de Pir Sultan Abdar en 2000. Cependant, M. Ozdemir a expliqué à l'audience que la Federation of Pir Sultan Associations, un groupe de coordination de toutes les associations locales de Pir Sultan, n'a vu le jour qu'en 2002 et qu'en conséquence l'appartenance à la fédération ne pouvait être retracée à une date antérieure à 2002.

[14]            Il s'agit là d'une explication raisonnable dont la Commission n'a pas tenu compte. La jurisprudence établit clairement que le défaut de la Commission de tenir compte d'explications raisonnables fournies par un demandeur peut constituer un motif justifiant l'annulation de la décision : Owusu-Ansah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] A.C.F. no 442, 8 Imm. L.R. (2d) 106 (C.A.F.).

[15]            En l'espèce, la Commission a exposé une série de motifs pour lesquels elle a conclu que le témoignage de M. Ozdemir n'était pas crédible. Toutefois, nombre de ces motifs sont fondés sur le rejet, par la Commission, de l'allégation du demandeur quant à son appartenance à l'association de Pir Sultan Abdar. Puisque j'ai jugé que cette conclusion de base est déficiente, un certain nombre des autres conclusions de la Commission deviennent dès lors douteuses.

La démarche de la Commission au regard de la demande d'asile de Mme Ozdemir

[16]            La Commission a conclu que Mme Ozdemir ne faisait elle-même partie d'aucune association politique ou culturelle et que sa demande d'asile reposait entièrement sur celle de son époux. Comme elle avait conclu que la demande de M. Ozdemir n'était pas crédible, la Commission a donc estimé que le témoignage de Mme Ozdemir devrait aussi être rejeté.

[17]            Comme on le constate à la lecture de la transcription de l'audience, Mme Ozdemir a déclaré que même si elle n'était pas personnellement membre des divers organismes culturels en question, il n'est pas nécessaire dans sa culture qu'une femme devienne membre en règle d'une association si son époux en fait partie.

[18]            Qui plus est, elle a affirmé dans son témoignage qu'elle s'impliquait personnellement dans des rencontres et événements sociaux et politiques de ces associations, tant à titre de bénévole que de sympathisante. Son témoignage fait aussi état d'incidents lors desquels elle a été arrêtée et a subi de mauvais traitements en raison de son engagement dans les activités et les manifestations alevi.

[19]            Dans les circonstances, la Commission se devait d'évaluer le bien-fondé de la demande d'asile de Mme Ozdemir séparément de celle de son époux. En omettant de le faire, la Commission a commis une autre erreur susceptible de révision.

Conclusion

[20]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

Certification

[21]            Les demandeurs ont proposé que soient certifiées deux questions portant sur l'ordre inversé des interrogatoires. Compte tenu des motifs que j'ai exposés, ces questions ne seraient pas déterminantes en l'espèce, et je n'ordonnerai pas leur certification.

ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE :

                       

            1.          La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour réexamen.

            2.          Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.   

« Anne Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                          IMM-10187-04

INTITULÉ :                                        DOGAN OZDEMIR ET AL c. LE MINISTRE

                                                            DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                               

           

DATE DE L'AUDIENCE :                Le 11 octobre 2005

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        La juge Mactavish

DATE DES MOTIFS :                       Le 2 décembre 2005

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman                                                            POUR LES DEMANDEURS

Robert Bafaro                                                               POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :       

WALDMAN & ASSOCIATES

Toronto (Ontario) M4P 1L3                                         POUR LES DEMANDEURS

                                                                                                                                                           

JOHN H. SIMS, c.r.

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)                                                          POUR LE DÉFENDEUR

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