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Date : 20210512


Dossier : IMM‑1039‑20

Référence : 2021 CF 430

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 mai 2021

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

OLUWASEYI FUNMILAYO SADIQ

BOLANLE OLUWATOYIN SADIQ

DARASIMI AYOMIDE SADIQ

DAMISI OLAMIDE SADIQ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Les demandeurs sont les quatre membres d’une famille nigériane – un couple marié et leurs enfants mineurs. Ils ont demandé l’asile au Canada en raison des risques auxquels fait face le demandeur principal, Oluwaseyi Sadiq, pour avoir aidé son ancien employeur en prenant part à une poursuite judiciaire intentée contre deux employés accusés d’avoir détourné des fonds de la société. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a refusé les demandes d’asile. Les demandeurs ont interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR, laquelle a rejeté leur appel dans une décision datée du 20 janvier 2020. La question déterminante pour la SAR concernait l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable à Abeokuta au Nigéria.

[2] Les demandeurs sollicitent à présent le contrôle judiciaire de la décision de la SAR en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) et demandent à ce que cette décision soit infirmée parce qu’elle est déraisonnable.

[3] Pour les motifs qui suivent, je ne crois pas que la décision soit déraisonnable. La présente demande doit donc être rejetée.

II. CONTEXTE

[4] Avant d’arriver au Canada, la famille Sadiq habitait à Lagos où M. Sadiq, un ingénieur civil agréé, travaillait pour Jumbol Engineering comme directeur de projet depuis avril 2011.

[5] En février 2018, des vérificateurs ont découvert que les coûts de l’un des projets de la société dépassaient les fonds prévus dans le budget. Le projet n’était qu’à moitié achevé, mais tout le budget avait été dépensé. La société a mené une enquête et découvert que deux des ingénieurs de chantier s’étaient entendus avec des fournisseurs pour gonfler des factures en échange de pots‑de‑vin. Ces deux ingénieurs auraient escroqué la société d’environ 400 000 $ canadiens.

[6] Jumbol a signalé la fraude à la police et intenté aussi une poursuite contre les deux employés. M. Sadiq devait agir comme témoin pour la société.

[7] Avant le premier jour de la procédure judiciaire, M. Sadiq a reçu des menaces par téléphone et Mme Sadiq par messages textes. Ils ont signalé ces menaces à la police.

[8] M. Sadiq s’est présenté en cour en mars 2018 pour le début de l’instance. Il ne semble pas qu’il ait déposé à cette date. Alors qu’il rentrait chez lui du tribunal, un véhicule l’a suivi et sa voiture a essuyé des projectiles. Il a pu s’échapper indemne. M. Sadiq a signalé l’incident à son employeur et à la police.

[9] Doutant que la police puisse la protéger, la famille a quitté Lagos pour Port Harcourt au début d’avril 2018. Ils ont séjourné plusieurs mois chez un ami de M. Sadiq qui a reçu un appel téléphonique menaçant durant cette période. M. Sadiq continuait de travailler sur un projet pour Jumbol et retournait parfois à Lagos pour le travail.

[10] M. Sadiq est retourné à Lagos pour témoigner en cour le 13 juin 2018. Il n’a pas terminé sa déposition, l’affaire a donc été ajournée jusqu’au 20 septembre 2018. M. Sadiq est retourné à Port Harcourt. Quelques jours plus tard, son ami, qui conduisait sa voiture, a été arrêté et battu par un gang. Cet ami a subi de graves blessures qui ont nécessité un traitement médical. D’après lui, ses assaillants avaient menacé de le tuer pour [traduction] « avoir osé » aller en cour. Ils se sont enfuis au son d’une sirène qui approchait. L’ami a signalé l’incident à la police. M. Sadiq pense que les assaillants l’ont confondu avec son ami et qu’il était celui qu’ils visaient.

[11] M. Sadiq a essayé de convaincre les avocats de Jumbol de le dispenser de retourner en cour en septembre, mais ils ont refusé, lui disant que, s’il ne se présentait pas à la date suivante, ils obtiendraient une assignation pour le forcer à comparaître. Ils lui ont également dit que la police ne pouvait pas le protéger parce qu’il s’agissait d’une affaire privée.

[12] Avant que tous ces événements ne surviennent, M. Sadiq et son épouse avaient prévu de faire un voyage aux États‑Unis et demandé des visas américains en février 2018.

[13] Craignant pour sa sécurité, M. Sadiq a décidé de quitter le Nigéria avec sa famille. En juillet 2018, la famille a acheté des billets d’avion pour les États‑Unis. N’ayant pas les moyens d’acheter des billets qui leur auraient permis de quitter le pays plus tôt, ils se sont arrangés pour partir en septembre.

[14] La famille a quitté le Nigéria le 4 septembre 2018, dans l’intention de demander l’asile aux États‑Unis. Après leur arrivée dans ce pays, un ami leur a dit qu’ils feraient mieux de présenter une demande d’asile au Canada plutôt qu’aux États‑Unis. Les demandeurs sont entrés au Canada irrégulièrement par Lacolle, au Québec; le ou vers le 11 septembre 2018, ils ont présenté leurs demandes d’asile.

[15] M. Sadiq lui‑même ne s’est jamais renseigné auprès de quiconque sur ce qui était advenu de la poursuite judiciaire après son départ. À la demande de son frère au Nigéria, un avocat de Jumbol a fourni une lettre confirmant que M. Sadiq ne s’était pas présenté pour la suite du procès. L’avocat déclare par écrit qu’il a [traduction] « dû poursuivre l’affaire » en l’absence de M. Sadiq sans toutefois donner de précision sur l’issue du dossier.

[16] Dans une décision datée du 26 septembre 2019, la SPR a rejeté les demandes d’asile. Comme les demandeurs alléguaient qu’ils risquaient d’être victimes d’activités criminelles sans avancer de crainte de persécution pour des motifs prévus dans la Convention, la SPR n’a examiné leurs demandes d’asile qu’au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR. Lorsqu’elle a rejeté ces demandes, la SPR a conclu que plusieurs aspects du compte rendu de M. Sadiq n’étaient pas crédibles, que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État, et qu’ils disposaient d’une PRI viable à Abeokuta.

[17] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR, faisant valoir que la SPR avait eu tort de tirer ses conclusions défavorables en matière de crédibilité et de conclure qu’ils disposaient d’une PRI viable. Ils n’ont pas cherché à déposer de nouveaux éléments de preuve à l’appui de leur appel et n’ont pas non plus (de ce fait) sollicité la tenue d’une audience.

III. DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[18] La SAR a expliqué qu’elle était « tenue d’effectuer une évaluation indépendante des éléments de preuve et de rendre sa propre décision selon la norme de la décision correcte ». Elle a reconnu qu’elle pouvait faire preuve de déférence à l’endroit des conclusions de la SPR si cette dernière disposait d’un « avantage certain » pour évaluer la preuve, ajoutant toutefois que les conclusions de la SPR en l’espèce n’appelaient pas une telle déférence.

[19] Après avoir examiné les circonstances contextuelles à l’origine des demandes d’asile, la SAR a fait remarquer que les demandeurs n’alléguaient pas une crainte de persécution fondée sur un motif de la Convention. Ils avançaient plutôt que leur vie était en danger en raison d’activités criminelles posées ou instiguées par les deux employés de Jumbol ayant été accusés de méfaits. Par conséquent, la SAR a conclu comme la SPR qu’il convenait de n’examiner les demandes d’asile qu’aux termes du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[20] La SAR a noté que les demandeurs avaient soutenu que la SPR s’était trompée dans son évaluation de la crédibilité de M. Sadiq et qu’elle avait eu tort de conclure qu’ils disposaient d’une PRI viable au Nigéria. La SAR a estimé que l’existence d’une telle PRI était déterminante au regard de l’appel et qu’il n’était donc pas nécessaire d’aborder les prétendues erreurs commises par la SPR dans l’évaluation de la crédibilité. Aux fins de son analyse de la PRI, la SAR a écarté les conclusions défavorables de la SPR concernant la crédibilité et la vraisemblance des demandes d’asile, présumant plutôt, sans se prononcer, que la description par M. Sadiq des événements matériels était crédible et que les rapports de police et la lettre de l’avocat nigérian invoqués par les demandeurs étaient authentiques et fiables.

[21] La SAR a mentionné aussi qu’elle se laissait guider, aux fins de son analyse indépendante, par le guide jurisprudentiel (GJ) TB7‑19851, qui décrit les facteurs à considérer à l’égard des possibilités de refuge intérieur pour les Nigérians fuyant des acteurs non étatiques. Le commissaire de la SAR a expliqué en ces termes la manière dont il a utilisé ce guide jurisprudentiel :

Le guide jurisprudentiel n’est pas contraignant et n’est qu’un guide, mais j’estime que son cadre d’analyse est pertinent, car, comme en l’espèce, il comporte l’examen de PRI au Nigéria pour les personnes fuyant des agents ne relevant pas de l’État. Je suis d’accord pour dire qu’il est approprié d’appliquer le guide jurisprudentiel, mais je l’applique à la lumière de la preuve que les appelants ont présentée et de la preuve objective dont je dispose.

[22] Comme je l’explique plus loin, ce guide jurisprudentiel a été révoqué par la CISR le 8 avril 2020, quelques mois après que la SAR eut rendu sa décision en l’espèce.

[23] La SAR a ensuite formulé en ces termes le critère général aux fins de l’évaluation de la PRI :

(1) La Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur d’asile ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays, où, selon elle, il existe une PRI et que le demandeur d’asile ne serait pas personnellement exposé soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumis à la torture dans l’endroit proposé comme PRI.

(2) En second lieu, les conditions dans la partie du pays que l’on estime constituer une PRI doivent être telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui sont particulières au demandeur d’asile, de s’y réfugier.

[24] La SAR a conclu que la SPR avait « correctement déclaré qu’il incombait aux demandeurs d’asile d’établir qu’ils n’ont pas de PRI viable ».

[25] Se penchant alors sur les circonstances de l’affaire dont il était saisi, le commissaire de la SAR a commencé par déclarer ce qui suit :

D’après le premier volet de l’analyse de la PRI, il incombe aux appelants d’établir qu’ils seraient personnellement exposés soit à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumis à la torture dans l’endroit proposé comme PRI. Cela suppose d’évaluer si l’agent de persécution a a) intérêt à poursuivre les appelants dans l’endroit proposé comme PRI et s’il est motivé à le faire; et b) la capacité de retrouver les appelants et de leur causer un préjudice dans l’endroit proposé comme PRI.

[26] Si je me fie à l’analyse de la preuve décrite dans la décision, la SAR a estimé que M. Sadiq n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que les anciens employés de Jumbol s’intéressaient encore à lui ou qu’ils étaient toujours motivés à le retrouver pour lui faire du mal. Elle a aussi estimé que M. Sadiq n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que ces anciens employés étaient en mesure de suivre sa trace et de le retrouver dans la PRI proposée. Elle a donc conclu que le premier volet du critère de la PRI était rempli.

[27] Se tournant vers le second volet de ce critère, la SAR a formulé la question en ces termes :

La question consiste à savoir s’il est raisonnable pour les appelants de déménager à Abeokuta, compte tenu de leur situation. Il leur incombe de démontrer que la PRI est déraisonnable. Le seuil à atteindre pour conclure qu’une PRI est déraisonnable est très élevé. Il exige des éléments de preuve concrets, et il ne faut « rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr ». Les préférences en matière d’emploi, d’instruction ou de lieu de résidence n’atteignent pas ce seuil. Les difficultés ou l’appauvrissement de circonstances économiques, à elles seules, ne rendent pas une PRI déraisonnable ou « trop sévère ». La Cour a réitéré l’importance de ne pas abaisser ce seuil [Notes de bas de page omises.]

[28] La SAR a estimé que la SPR avait eu raison de conclure qu’Abeokuta était une PRI raisonnable dans les circonstances particulières des demandeurs. En plus de l’analyse de la SPR sur la question, jugée exempte d’erreur par la SAR, cette dernière a mené sa propre analyse indépendante. Ce faisant, elle a fait remarquer que le guide jurisprudentiel avait cerné une série de questions servant à orienter l’analyse du caractère raisonnable d’une PRI proposée : « Voici quelques exemples de ces questions les plus courantes et les plus importantes : le transport et les déplacements, la langue, l’éducation et l’emploi, le logement, la religion, l’identité autochtone et l’accessibilité aux soins médicaux et de santé mentale ». La SAR a noté que les demandeurs n’avaient présenté aucune preuve laissant penser que des facteurs liés au transport ou aux déplacements, à la langue, à la religion, à l’identité autochtone et aux soins médicaux/de santé constitueraient des obstacles tels à un déménagement que la PRI proposée en devenait déraisonnable ou trop sévère. La SAR s’est ainsi concentrée sur les questions liées à l’emploi et au logement.

[29] D’après l’analyse de la preuve qu’elle a effectuée dans la décision, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que leur capacité à trouver un emploi représentait un obstacle si important au déménagement que la PRI proposée en devenait déraisonnable ou trop sévère. La SAR a tiré la même conclusion à l’égard du coût de la vie ou du logement dans cette même PRI. Il a donc été établi que le second volet du critère avait également été rempli.

[30] Le commissaire de la SAR a résumé en ces termes son analyse et ses conclusions globales :

Après avoir examiné l’ensemble de la preuve, notamment après avoir écouté l’enregistrement complet de l’audience, et les arguments des appelants, je conclus que la SPR a adéquatement examiné et évalué les éléments de preuve concernant l’existence d’une PRI viable et que ses conclusions concernant l’existence d’une PRI viable étaient exactes. Je conviens avec la SPR que les appelants ont une PRI viable à Abeokuta.

Les appelants n’ont pas établi qu’ils risquent sérieusement d’être persécutés du fait de l’un des motifs énoncés dans la Convention ou, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils seraient personnellement exposés soit au risque d’être soumis à la torture, soit à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités à leur retour au Nigéria.

[31] Par conséquent, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

IV. NORME DE CONTRÔLE

[32] Il est bien établi que la décision de la SAR est soumise sur le fond à la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35); cela comprend sa conclusion quant à l’existence d’une PRI (Tariq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1017 au para 14; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 727 au para 7). Le caractère approprié de cette norme a été confirmé par l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. La norme de la décision raisonnable est désormais présumée s’appliquer au contrôle des décisions administratives, sous réserve d’exceptions précises qui ne peuvent être invoquées « que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (Vavilov au para 10). Aucune raison ne justifie en l’espèce de déroger à cette présomption.

[33] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue envers la décision qui présente de tels attributs (ibid).

[34] Comme cela est évoqué dans l’arrêt Vavilov, l’exercice de tout pouvoir public « doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (au para 95). Pour ce motif, le décideur administratif est tenu « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov au para 96).

[35] Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Avant qu’une décision puisse être infirmée pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100). Il importe de souligner que, lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier ou d’évaluer à nouveau la preuve examinée par le décideur ni de modifier des conclusions factuelles en l’absence de circonstances exceptionnelles (Vavilov au para 125).

V. ANALYSE

[36] Les demandeurs contestent la décision de la SAR pour deux motifs. Ils affirment premièrement qu’elle a appliqué la mauvaise norme de preuve pour déterminer que le premier volet du critère de la PRI était rempli. Deuxièmement, ils soutiennent qu’elle a accordé trop d’importance au guide jurisprudentiel aujourd’hui révoqué pour conclure que le second volet de ce critère était rempli.

[37] Comme je l’explique plus loin, je ne crois pas que la SAR ait commis une erreur à ces deux égards. Mais avant d’examiner les arguments des demandeurs, il serait utile de revoir certains principes généraux.

[38] Le critère applicable en droit canadien pour déterminer si une demande d’asile au titre de l’article 96 ou de l’article 97 de la LIPR devrait être rejetée parce que le demandeur d’asile dispose d’une PRI fiable dans son pays de nationalité découle principalement de trois arrêts de la Cour d’appel fédérale : Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA); et Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CA).

[39] En gros, le critère pose deux questions : 1) y a‑t‑il un endroit dans le pays de référence (généralement le pays de nationalité) où le demandeur d’asile ne serait pas exposé à un risque? Et, 2) le cas échéant, serait‑il raisonnable pour lui d’y déménager? Il ne s’agit pas d’un critère autonome et sans rapport avec celui sous‑jacent de la protection des réfugiés au titre de l’article 96 de la LIPR. Pour que le Canada soit tenu de protéger un demandeur d’asile, il doit être établi que ce dernier ne serait nulle part en sécurité dans son pays de nationalité. Cela s’explique par le fait que, pour avoir droit à la protection de substitution du Canada, le demandeur d’asile doit être un réfugié du pays et pas seulement d’une région particulière du pays : voir Feboke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 155 au para 14 et les précédents qui y sont cités. Et même là, le droit international ne considère pas l’asile comme un dernier recours; le demandeur d’asile n’est pas tenu d’épuiser toutes les options au sein de son pays avant de solliciter une protection ailleurs : voir les Principes directeurs de l’UNHCR sur la protection internationale : « La possibilité de fuite ou de réinstallation interne » dans le cadre de l’application de l’Article 1A (2) de la Convention de 1951 et/ou du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, HCR/GIP/03/04, 23 juillet 2003, au para 4. Cela dit, un autre État ne sera tenu d’offrir une protection que si le demandeur d’asile a une crainte fondée de persécution partout dans le pays de nationalité où il serait raisonnable qu’il déménage.

[40] Bien que le critère de la PRI élaboré dans le cadre du droit de la protection des réfugiés n’ait pas été directement intégré au paragraphe 97(1) de la LIPR, sa logique sous‑jacente est encore utile pour évaluer un risque de préjudice au titre de cette disposition : voir Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 99 au para 16; et Barragan Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 502 au para 46. En fait, le premier volet du critère de la PRI est très semblable au sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR aux termes duquel le demandeur d’asile doit notamment, pour obtenir le statut de personne à protéger au titre de l’alinéa 97(1)b), être personnellement exposé à un risque en tout lieu du pays où il serait renvoyé. Même si cela n’est pas expressément mentionné à l’égard du risque d’être soumis à la torture au titre de l’alinéa 97(1)a), ce risque doit également être présent en tout lieu du pays où le demandeur d’asile serait renvoyé pour qu’il ait droit à une protection fondée sur ce motif : voir Sasha Baglay et Martin Jones, Refugee Law (2nd ed.) (Toronto : Irwin Law, 2017) à la p. 244. Le second volet du critère de la PRI est également intégré à l’évaluation au titre du paragraphe 97(1). Un demandeur d’asile peut avoir droit à une protection aux termes de cette disposition même s’il existe un lieu où il ne serait pas exposé à un risque, pour autant qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’il déménage en ce lieu.

[41] Que la protection soit demandée au titre de l’article 96 ou de l’article 97 de la LIPR, il n’est ni faisable ni juste de s’attendre à ce que tous les demandeurs d’asile qui présentent une demande d’asile établissent, à l’égard de chaque région de leur pays de nationalité, qu’ils y seraient exposés à un risque ou qu’il serait déraisonnable de leur part d’y déménager (même s’ils y seraient en sécurité). Par ailleurs, dans certains cas, cette question ne sera tout simplement pas pertinente : il peut être évident, si le demandeur d’asile est exposé à un risque n’importe où dans son pays de nationalité, que ce risque le menace partout. D’un autre côté, si la demande d’asile risque d’être rejetée parce que le décideur détermine qu’il existe un lieu particulier où le demandeur d’asile serait en sécurité et qu’il serait raisonnable qu’il y déménage, ce dernier doit, au titre de l’équité procédurale, être informé que cette question est en jeu afin d’avoir une possibilité raisonnable de l’aborder au moyen de la preuve et de ses observations : voir Thirunavukkarasu à la p. 596. Ainsi, une question découlant tacitement des critères généraux de protection peut entrer en jeu de manière explicite dans une affaire donnée.

[42] Une fois que la question de la PRI est soulevée et que des PRI potentielles sont cernées, il incombe au demandeur d’asile de démontrer qu’il ne dispose d’aucune PRI viable : voir Thirunavukkarasu aux p. 594‑95. Comme les deux volets du critère doivent être remplis pour conclure à l’existence d’une PRI, il suffit, pour établir qu’une PRI proposée n’est pas viable, que le demandeur d’asile convainque le décideur qu’au moins un volet du critère n’est pas établi : voir Aigbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 895 au para 9 et Obotuke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 407 au para 16.

[43] Suivant le premier volet du critère, les éléments que devra établir un demandeur d’asile pour démontrer qu’un endroit particulier ne constitue pas une PRI viable dépendent de la nature de la demande d’asile. Si le demandeur d’asile sollicite une protection à titre de réfugié au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la LIPR, il doit établir une crainte fondée de persécution dans la PRI proposée. Il s’agit notamment de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution dans cette PRI. Si le demandeur d’asile sollicite une protection au titre de l’article 97 de la LIPR, il doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait personnellement exposé à une menace à sa vie, à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, ou au risque, dont l’existence est étayée par des motifs sérieux, d’être soumis à la torture dans la PRI proposée. Ce ne sont évidemment pas des facteurs mutuellement exclusifs et de nombreuses demandes d’asile font intervenir à la fois l’article 96 et l’article 97 de la LIPR. Ce volet du critère reprend simplement le fardeau généralement imposé au demandeur d’asile sollicitant une protection au titre des articles 96 ou 97, selon le cas, mais il n’est expressément axé que sur la PRI proposée. Voir Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 au para 8.

[44] Pour ce qui est du second volet du critère de la PRI, il incombe au demandeur d’asile d’établir qu’il est déraisonnable, vu l’ensemble des circonstances (y compris les siennes propres), de s’attendre à ce qu’il déménage dans la PRI proposée. Ce volet a été décrit comme plaçant la barre très haut pour le demandeur d’asile : voir Ranganathan au para 15; voir aussi Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643 au para 12. Les conditions dans la PRI proposée qui rendraient déraisonnable l’idée d’y déménager doivent être différentes des risques qui constituent le fondement de la demande d’asile. En effet, pour atteindre le second volet du critère, il doit avoir été établi suivant le premier volet que ces risques sont absents dans la PRI proposée. Si le demandeur d’asile établit, suivant la norme applicable, que les risques existent dans la PRI proposée, cela met fin à l’analyse, du moins à l’égard du lieu examiné.

[45] Bien que le fardeau à l’égard de ces questions incombe au demandeur d’asile, la jurisprudence établit clairement que le rejet d’une demande d’asile au motif qu’il existe une PRI viable ne procède pas simplement d’une conclusion portant que le demandeur d’asile ne s’est pas déchargé de son fardeau. Le décideur doit plutôt conclure positivement, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur dispose d’une PRI – en d’autres mots, qu’il existe un endroit où il ne serait pas exposé à un risque (dans le sens pertinent et suivant la norme applicable) et où il serait raisonnable qu’il déménage : voir Rasaratnam à la p. 710; voir aussi Hamdan aux para 11‑12 et Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1101 au para 10. L’on peut, pour comprendre ce dont il retourne, considérer l’existence d’un lieu où le demandeur d’asile serait en sécurité et auquel il aurait accès réalistement, pour pouvoir présumer qu’il serait raisonnable de sa part d’y déménager au lieu de demander une protection internationale. Le demandeur d’asile peut réfuter cette présomption en démontrant qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’il cherche refuge dans la PRI proposée; mais s’il ne le fait pas, il s’agit alors d’un motif suffisant de conclure qu’il existe une PRI viable et donc que la demande d’asile devrait être rejetée. Voir Baglay et Jones à la p. 160; voir aussi Thirunavukkarasu aux pages 598‑99.

[46] Je me pencherai à présent sur le premier motif par lequel les demandeurs contestent la décision de la SAR; ils font valoir que cette dernière a eu tort d’exiger qu’ils « établissent » qu’ils seraient personnellement exposés à un risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d’être soumis à la torture. Ils soutiennent que la SAR a commis la même erreur que celle qui avait été relevée dans Lawal c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 301 au para 10. Dans cette décision, le juge Brown a conclu qu’en utilisant le terme « établir », le décideur avait par ailleurs commis l’erreur d’alourdir le fardeau imposé aux demandeurs d’asile dans le cadre du titre du premier volet du critère de la PRI en exigeant qu’ils prouvent qu’ils y seraient exposés à un risque. En l’espèce, les demandeurs soutiennent que la SAR leur a, dans les faits, exigé la preuve qu’un préjudice [traduction] « se produirait certainement » pour établir que le premier volet du critère n’était pas rempli et ajoutent qu’il s’agit d’une erreur susceptible de contrôle.

[47] Je ne crois pas que les motifs de la SAR puissent être interprétés dans le sens que leur attribuent les demandeurs ni que la SAR ait commis l’erreur qu’ils allèguent. Une distinction peut être établie avec la décision Lawal qui portait sur une demande d’asile au titre de l’article 96 et posait la question de savoir s’il existait une possibilité sérieuse de persécution. En l’espèce, la SAR, comme la SPR, a limité son examen des demandes d’asile au paragraphe 97(1). Les demandeurs ne laissent pas entendre que c’était une erreur. La SAR a convenablement axé son évaluation du risque au regard du premier volet du critère de la PRI sur les risques mentionnés au paragraphe 97(1), établis conformément au fardeau et à la norme de preuve applicables aux demandes de protection présentées suivant cette disposition. Je conviens avec le défendeur que l’utilisation par la SAR du terme « établir » dans la décision rend simplement compte du fardeau de preuve dont devaient s’acquitter les demandeurs. Je conviens également que ce terme doit être compris par rapport à la norme de preuve applicable. En soi, il ne dicte aucune norme particulière.

[48] La SAR n’a pas mal compris le critère juridique dans le cadre du premier volet de la PRI. Elle a saisi à juste titre qu’il incombait aux demandeurs de démontrer qu’ils seraient exposés à un risque dans la PRI proposée et que cette question devait être tranchée selon la norme de prépondérance des probabilités. Cette norme a été réitérée à chaque étape clé de l’analyse de la SAR. Cette dernière n’a pas commis l’erreur d’alourdir le fardeau des demandeurs en leur imposant de démontrer qu’ils ne disposaient pas d’une PRI. La question de savoir s’il existe une possibilité sérieuse qu’ils soient exposés à un risque dans la PRI ne surgit qu’à l’égard des demandes d’asile fondées sur l’article 96 de la LIPR. La SAR n’a pas eu tort de ne pas aborder cette question dans le cadre du premier volet du critère de la PRI.

[49] Les demandeurs contestent également les conclusions factuelles tirées par la SAR au titre du premier volet du critère, mais ils n’ont pas démontré que l’une d’elles était déraisonnable. Il était raisonnablement loisible à la SAR de parvenir à ses conclusions compte tenu de son évaluation de la preuve. Je n’ai aucune raison d’intervenir à cet égard.

[50] Deuxièmement, les demandeurs font valoir que la SAR a eu tort de s’appuyer sur le guide jurisprudentiel, subséquemment révoqué, concernant le Nigéria pour déterminer que le second volet du critère de la PRI était rempli. Dans leurs observations écrites, ils affirment que la SAR a ignoré leur preuve et qu’elle s’est totalement appuyée sur le guide jurisprudentiel lorsqu’elle a conclu qu’Abeokuta était une PRI viable.

[51] Encore une fois, je ne suis pas d’accord. Pressé de questions à l’audition de la présente demande, l’avocat des demandeurs n’a pu relever aucune conclusion de fait que la SAR avait tirée en s’appuyant sur le guide jurisprudentiel plutôt que sur la preuve au dossier soumis en l’espèce. L’avocat n’a pas non plus été en mesure de signaler une conclusion factuelle erronée ou dépassée du guide jurisprudentiel se rapportant à la décision en cause. Il ressort de la décision que la SAR a estimé que le guide jurisprudentiel fournissait un cadre d’examen des facteurs pertinents. La raison pour laquelle le président de la CISR a révoqué le guide jurisprudentiel – à savoir que certaines des conclusions factuelles qu’il contenait n’étaient plus valides en raison d’un changement de circonstances au Nigéria – ne remet pas en cause la pertinence des facteurs cernés dans la décision ni le cadre analytique général décrit pour conclure à l’existence d’une PRI. Au contraire, le président a endossé le cadre général, déclarant que « [l]e cadre d’analyse du guide jurisprudentiel révoqué, abstraction faite de toute conclusion de fait, sera désigné comme des motifs d’intérêt de la SAR ». Voir l’Avis de révocation du guide jurisprudentiel – Nigéria de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada daté du 8 avril 2020 ainsi que la Note de politique connexe.

[52] En l’espèce, la manière dont la SAR s’est appuyée sur le guide jurisprudentiel révoqué ne rend pas la décision déraisonnable. Suivant le cadre analytique général contenu dans le guide en question, son évaluation des facteurs pertinents était fondée sur la preuve se rapportant aux circonstances particulières des demandeurs. Ces derniers font valoir que la situation présente est semblable à celle que j’avais examinée dans Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 576, une affaire portant sur un guide jurisprudentiel révoqué pour la Chine. Je ne suis pas d’accord. Contrairement à la situation qui prévalait dans cette affaire, rien ne justifie en l’espèce de craindre que la SAR n’ait pas mené une analyse indépendante, qu’elle ait tiré des conclusions factuelles erronées en raison du guide jurisprudentiel, ou qu’elle ait été autrement indûment influencée par les conclusions factuelles contenues dans le guide en question.

[53] Enfin, je note que, dans Agbeja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 781 aux para 77‑79, le juge Little a tiré une conclusion semblable à l’égard d’une décision dans laquelle la SAR avait invoqué le guide jurisprudentiel révoqué pour le Nigéria, comme l’a fait le juge Elliott dans AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 90 aux para 47‑66 et le juge Grammond dans Adegbenro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 290. Comme dans le cas présent, ces décisions portaient aussi sur des conclusions touchant à des PRI.

VI. CONCLUSION

[54] Pour ces motifs, les demandeurs ne m’ont pas convaincu que la décision de la SAR est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée.

[55] Les parties n’ont pas proposé de question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens qu’aucune question de ce type ne se pose.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1039‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1039‑20

 

INTITULÉ :

OLUWASEYI FUNMILAYO SADIQ ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 15 FÉVRIER 2021 DEPUIS OTTAWA (ONTARIO) (LA COUR) ET TORONTO (ONTARIO) (LES PARTIES)

JUGEMENT ET MOTIFS :

JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 12 mai 2021

 

COMPARUTIONS :

Jason Currie

 

pour les demandeurs

 

Neeta Logsetty

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jason Currie

Avocat

Windsor (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

 

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