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Date : 20210518


Dossier : IMM-6859-19

Référence : 2021 CF 459

Ottawa (Ontario), le 18 mai 2021

En présence de l’honorable madame la juge Roussel

ENTRE :

UNKNOWN SUKHBIR SINGH

UNKNOWN BALWINDER KAUR

UNKNOWN SIMERPREET KAUR

UNKNOWN CHARANJOT SINGH

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Le demandeur, Sukhbir Singh, sa conjointe, Balwinder Kaur, et leurs deux (2) enfants mineurs, sont citoyens de l’Inde. Ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 25 octobre 2019 par la Section d’appel des réfugiés [SAR] dans laquelle la SAR confirme le rejet de leur demande d’asile en raison d’une possibilité de refuge interne [PRI] ailleurs dans leur pays d’origine.

[2] Les demandeurs sont originaires de la région du Pendjab. Au soutien de leur demande d’asile, ils allèguent une crainte de persécution aux mains du Sarpanch de leur village. Ce dernier est affilié au parti politique au pouvoir et a une influence sur la police municipale.

[3] Dans le récit joint à son Formulaire de demande d’asile et dans un ajout à ce récit, le demandeur affirme que ses problèmes avec le Sarpanch ont commencé en juin 2015 lorsque ce dernier lui mentionne un complot qu’il prépare pour prendre possession des terres appartenant à la tante et au cousin du demandeur. N’étant pas d’accord avec ce plan, le demandeur refuse de coopérer et en informe sa tante et son cousin qui prennent des mesures qui font avorter les plans du Sarpanch.

[4] Quelques mois plus tard, le demandeur obtient un permis de travail et quitte l’Inde pour aller travailler à Dubaï. Pendant son absence, le Sarpanch profère des menaces à la conjointe du demandeur.

[5] Le 24 janvier 2018, le jour du retour du demandeur en Inde, trois (3) inconnus se présentent chez le demandeur et demandent un don pour un Gurdwara. Lorsque le demandeur refuse, les individus le battent et lui donnent un avertissement. Le même soir, le Sarpanch se présente chez le demandeur, accompagné de policiers pour l’informer qu’une plainte a été déposée contre lui pour avoir battu au moins une personne et que cette personne est hospitalisée. La police fouille la maison et confisque le passeport du demandeur. Par la suite, les policiers l’amènent au poste de police, où il est détenu pour la nuit, interrogé et accusé d’avoir fourni une aide financière aux terroristes. Le lendemain, le demandeur est libéré sous condition de se rendre au poste de police à la demande des policiers.

[6] La semaine suivante, les demandeurs reçoivent des appels téléphoniques les menaçant de mort. Ils décident de se réfugier chez des proches et ils retiennent les services d’un agent qui les aide à obtenir un nouveau passeport pour le demandeur. Les demandeurs arrivent au Canada le 25 avril 2018.

[7] Le 2 mai 2019, la Section de la protection des réfugiés [SPR] rejette la demande d’asile en raison d’une PRI ailleurs en Inde. Elle conclut que les demandeurs n’ont pas démontré : (1) un risque de persécution ou de préjudice grave dans les villes proposées; et (2) qu’il serait déraisonnable pour eux de s’y relocaliser.

[8] Les demandeurs portent cette décision en appel devant la SAR. Ils ne contestent que l’analyse de la SPR sous le premier volet du test pour établir une PRI, soit l’absence de crainte de persécution dans ces villes. Ils font valoir, entre autres, que leurs persécuteurs pourront facilement les retrouver s’ils se relocalisent dans les PRI proposées puisque, pour louer un appartement, ils devront se soumettre à une vérification des locataires auprès de la police.

[9] Le 25 octobre 2019, la SAR rejette l’appel des demandeurs. Elle convient avec la SPR que les demandeurs disposent d’une PRI dans les villes proposées. Elle conclut que la SPR n’a pas erré dans son analyse du programme de vérification des informations des locataires et de la preuve documentaire concernant la communication entre les différentes forces policières. Elle confirme également sa conclusion selon laquelle il n’y a pas de possibilité sérieuse que le demandeur soit une personne d’intérêt pour n’importe quel poste de police en Inde.

[10] Les demandeurs soutiennent que la conclusion de la SAR sur l’existence d’une PRI est déraisonnable et contraire à la preuve.

II. Analyse

[11] La norme de contrôle applicable aux conclusions de la SAR concernant l’existence d’une PRI et son évaluation de la preuve est celle de la décision raisonnable (Mukhal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 868 au para 25; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 510 au para 16 [Jagdeep Singh]; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 350 au para 17 [Manpreet Singh]; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 277 au para 19).

[12] Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, la Cour s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 83 [Vavilov]). Elle doit se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov au para 99). Il ne s’agit pas non plus d’une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov au para 102). Enfin, il « incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov au para 100).

[13] Le test pour établir l’existence d’une PRI a deux (2) volets. La SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités : (1) qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse que les demandeurs soient persécutés dans la région de la PRI proposée; et (2) qu’il n’est pas déraisonnable, à la lumière de l’ensemble des circonstances, y compris la situation personnelle des demandeurs, que ces derniers y cherchent refuge (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 aux pp 709-711 (CAF) (QL); Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF); Jagdeep Singh au para 18; Manpreet Singh au para 26). Il revient au demandeur d’asile de démontrer que la PRI est déraisonnable.

[14] Les demandeurs ne contestent que les conclusions de la SAR concernant le premier volet.

[15] De façon générale, les demandeurs reprochent à la SAR son évaluation de la preuve documentaire concernant la base de données informatique connue sous le nom de Réseau de suivi des crimes et des criminels (Crime and Criminal Tracking Network and Systems - CCTNS [CCTNS]). Ils soutiennent que la preuve documentaire sur laquelle s’est appuyée la SAR pour conclure que la base de données du CCTNS n’était pas à jour contient d’autres sources qui indiquent le contraire. En effet, celle-ci mentionne que « la mise en œuvre du projet du CCTNS est satisfaisant [sic] dans tous les États », que « la connectivité des données sécurisées, dans les cadres du projet du CCTNS, était offerte dans 14 363 postes de police » et que « 94 p. 100 des postes de police de l’Inde disposent du matériel du CCTNS installé ».

[16] Selon les demandeurs, la preuve documentaire confirme également que la vérification des locataires existe dans les PRI proposées et que la base de données du CCTNS contient 70 millions de dossiers dont 25 millions sont des premiers rapports d’information (First Information Report [FIR]). Les demandeurs soumettent qu’il est possible que le nom du demandeur soit parmi les 45 millions de personnes qui sont enregistrées dans la base de données et qui n’ont pas fait l’objet de FIR. Ils soutiennent qu’il était déraisonnable pour la SAR de conclure que leur argument à cet égard constituait « un grand saut de logique ».

[17] Enfin, les demandeurs font valoir que la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur ne serait pas une personne d’intérêt pour la police est déraisonnable. Malgré l’absence de mandat ou de FIR émis contre lui, les autorités policières ont été complices du Sarpanch lorsqu’ils l’ont arrêté et détenu.

[18] L’extrait cité par les demandeurs dans leur mémoire est tiré d’un document intitulé « Réponses aux demandes d’information » qui porte le numéro IND106120.EF, daté du 25 juin 2018. Ce document porte sur la surveillance par les autorités de l’État en Inde, la communication entre les bureaux de police à l’échelle du pays, y compris l’utilisation du CCTNS, les renseignements figurant dans les FIR, la vérification des locataires, les catégories de personnes pouvant figurer dans les bases de données policières, et la capacité des autorités policières à suivre des personnes d’intérêt.

[19] Bien que les extraits sur lesquels les demandeurs s’appuient s’y retrouvent, le document mentionne également que, selon des sources policières, une vaste partie du réseau CCTNS n’est pas encore mise en œuvre et que plusieurs postes de police en Inde travaillent toujours en isolement pour ce qui est du traitement de l’information sur la criminalité. Il se réfère de plus à des articles journalistiques qui citent les propos de différentes personnes témoignant des difficultés liées au processus de la vérification des locataires et de l’impossibilité pour les forces policières de vérifier l’identité de tous les locataires. Ce même document rapporte les propos d’un professeur qui affirme que les policiers ne sont pas toujours en mesure de trouver une personne en utilisant les renseignements recueillis dans le cadre du CCTNS et que les renseignements sur les personnes d’intérêt ne sont pas consignés dans le CCTNS, mais dans des bases de données classifiées.

[20] À la lumière de l’ensemble des informations contenues dans ce document, les demandeurs ne peuvent raisonnablement soutenir que l’interprétation de la SAR est déraisonnable. Il revient à la SAR de choisir et de retenir les parties de la preuve qu’elle juge les plus probantes pour appuyer ses conclusions.

[21] Il était également loisible à la SAR de ne pas retenir l’allégation selon laquelle le demandeur pourrait faire partie des 45 millions de personnes dans la base de données du CCTNS, même s’il n’avait jamais été accusé d’un crime. La SAR souligne, avec raison, que le document en question ne précise pas en quoi consistent ces autres dossiers et que le fait qu’ils soient différents des FIR ne veut pas dire qu’il s’agit de dossiers de personnes qui n’ont pas été officiellement accusées.

[22] De même, la Cour ne peut souscrire à l’argument des demandeurs qu’il était déraisonnable pour la SAR de conclure que le demandeur ne serait pas une personne d’intérêt pour la police. La SAR tient compte des circonstances particulières du demandeur et se penche sur le risque allégué. Elle conclut qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse que le demandeur soit une personne d’intérêt pour n’importe quelle force policière en Inde. À cet égard, elle s’appuie sur : (1) le témoignage du demandeur devant la SPR selon lequel il n’était qu’une victime des policiers corrompus voulant plaire au Sarpanch du village; (2) l’absence d’accusation formelle, de mandat d’arrêt ou de FIR émis contre lui; (3) l’absence de précision sur les conditions sous lesquelles le demandeur a été libéré; (4) le fait que le demandeur a pu renouveler son passeport, qui avait été saisi par la police locale; (5) l’utilisation par les demandeurs de leurs propres passeports pour quitter l’Inde sans susciter une attention particulière à l’aéroport; (6) l’absence de preuve démontrant que le nom du demandeur se retrouve sur une liste de personnes recherchées; et (7) l’absence de preuve permettant d’établir que l’influence du Sarpanch s’étend au-delà de la région où habitaient les demandeurs. La SPR avait également noté qu’il n’y avait aucune preuve démontrant que la tante du demandeur, qui demeurait toujours au Pendjab, avait été pourchassée par le Sarpanch.

[23] Les conclusions de la SAR sur l’existence d’une PRI sont essentiellement factuelles et reposent sur son évaluation de l’ensemble de la preuve, incluant la preuve documentaire qui comprend plus que les extraits sur lesquels s’appuient les demandeurs. Elles relèvent de son champ d’expertise et commandent un degré élevé de retenue de la part de cette Cour. À la lumière de l’ensemble de la preuve, la SAR pouvait raisonnablement conclure que le demandeur n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était à risque dans les villes proposées à titre de PRI. Il n’appartient pas à cette Cour de réévaluer et de soupeser la preuve pour en arriver à une conclusion qui serait favorable aux demandeurs. Son rôle est d’évaluer si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable (Vavilov aux para 99, 125; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59). La Cour estime que c’est le cas.

[24] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-6859-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée; et

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6859-19

INTITULÉ :

UNKNOWN SUKHBIR SINGH ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JANVIER 2021

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 18 MAI 2021

COMPARUTIONS :

Claude Whalen

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Thi My Dung Tran

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Claude Whalen

Avocat

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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