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Date : 20210512


Dossier : IMM-4059-20

Référence : 2021 CF 437

Montréal (Québec), le 12 mai 2021

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

DIEULA DUROSEAU CALIXTE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], à l’encontre d’une décision en date du 19 août 2020 de la Section d’appel des réfugiés [SAR], qui confirme une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] en date du 10 mai 2019, rejetant la demande d’asile de la demanderesse.

[2] Pour les motifs qui suivent, la décision de la SAR est raisonnable. Il n’y a pas lieu d’intervenir en l’espèce.

I. Contexte factuel

[3] La demanderesse est citoyenne d’Haïti. Elle craint que des proches du parti politique Fanmi Lavalas [les assaillants] s’en prennent à elle parce qu’elle a refusé en mars 2002 de leur verser une somme d’argent; suite à ce refus, les assaillants ont détruit son commerce à l’aide d’un bulldozer. En mai 2002, ils sont également entrés dans sa résidence pour l’attaquer. En juillet 2002, la demanderesse a donc quitté son pays pour se rendre aux États-Unis, laissant derrière elle ses deux enfants mineurs; elle a vécu là-bas jusqu’en août 2017. Cela dit, elle est brièvement retournée en Haïti en 2016 pour un séjour de 10 jours, à l’occasion du mariage de son fils. Elle est entrée au Canada en août 2017 et a présenté une demande d’asile, qui a été amendée afin de préciser notamment que les assaillants l’avaient ciblée parce qu’elle est une femme seule, qu’elle n’a pas de protection et ne peut pas se défendre.

II. Rejet de la demande d’asile et de l’appel conséquent

[4] La demande d’asile a bien un lien direct avec deux des motifs de persécution mentionnés à la Convention. Reste à savoir si la crainte de persécution de la demanderesse est fondée, d’une part, sur ses opinions politiques imputées, et d’autre part, sur son appartenance à un groupe social (femmes d’Haïti) en raison de son sexe. La SPR n’a pas remis en cause la crédibilité générale du récit de la demanderesse concernant les évènements survenus en 2002. Il n’empêche, la SPR a néanmoins déterminé que la demanderesse ne s’est pas déchargée de son fardeau d’établir qu’il existe aujourd’hui une possibilité sérieuse qu’elle soit persécutée en vertu de l’un des motifs de la Convention (article 96 de la LIPR). Elle n’a pas non plus réussi à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’advenant un retour en Haïti, elle serait personnellement exposée à un risque de torture, ou à une menace à sa vie, ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités (article 97 de la LIPR).

[5] Tout d’abord, s’agissant des opinions politiques imputées, la SPR a conclu que la demanderesse n’a pas démontré une crainte de persécution prospective advenant un retour en Haïti : il s’est écoulé 15 ans depuis la survenance des évènements; les enfants de la demanderesse (maintenant majeurs) n’ont pas reçu de menaces quelconques ou connu de problèmes particuliers depuis son départ; les assaillants ne semblent pas rechercher la demanderesse et celle-ci n’a offert aucune preuve que ces derniers sont toujours à sa recherche; et enfin, le parti Fanmi Lavalas ne semble pas avoir un grand pouvoir en Haïti actuellement. D’autre part, reconnaissant que la violence contre les femmes existe et est problématique en Haïti, la SPR a néanmoins déterminé que la demanderesse ne s’est pas acquittée de son fardeau de démontrer une crainte raisonnable de persécution en raison de son appartenance au groupe social « femmes en Haïti ». Bien qu’il soit difficile pour une femme de se loger et de trouver un emploi sans l’aide et la protection familiale, la demanderesse n’est pas dans cette dernière situation : elle n’est pas seule, puisqu’elle est entourée de ses enfants adultes, dont son fils qui a une maison et un travail décent en Haïti. D’ailleurs, devant la SPR la demanderesse n’a présenté aucune preuve indiquant qu’il ne serait pas possible pour la demanderesse de résider avec son fils et que ce dernier subvienne à ses besoins. Par contre, la preuve documentaire indique qu’il est plus facile pour une femme seule de se trouver un emploi en milieu urbain qu’en milieu rural. La demanderesse parle aussi créole et ses enfants peuvent lui offrir un soutien en matière de recherche d’emploi. Pour ses raisons, le tribunal conclut que la demanderesse n’a pas de crainte raisonnable de persécution en raison de son appartenance au groupe social des femmes en Haïti.

[6] À son tour, après avoir analysé le dossier et réévalué toute la preuve, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’intervenir. D’emblée, la SAR a refusé d’admettre les nouveaux éléments de preuve soumis par la demanderesse – incluant une lettre du fils de la demanderesse et une lettre de l’employeur du fils de la demanderesse – puisque ces documents sont normalement accessibles et auraient dû être présentés à la SPR par la demanderesse. La SAR rejette l’explication de la demanderesse à l’effet qu’elle croyait que son témoignage était suffisant. Son rôle n’est pas de fournir la possibilité de compléter une preuve déficiente devant la SPR, mais plutôt de permettre que soient corrigées des erreurs de fait, de droit ou mixtes de fait et de droit.

[7] Statuant sur le mérite de son appel et de sa demande d’asile, tout d’abord, la SAR conclut que la SPR n’a pas erré en considérant que le voyage de la demanderesse en Haïti en juillet 2016 est incompatible avec la crainte subjective et le risque allégué. En se basant sur le fait que plus de quinze ans se sont écoulés depuis les évènements de 2002, que les membres de la famille de la demanderesse n’ont pas été importunés ou contactés par ses assaillants, et en se fondant sur la preuve documentaire, la SAR a déterminé à son tour que la SPR n’a pas erré en concluant que la crainte de la demanderesse n’est pas objectivement fondée et qu’il y a une absence de risque prospectif. Quant à l’existence d’une crainte raisonnable de persécution en raison de son appartenance au groupe social des femmes haïtiennes, en se basant sur le raisonnement de cette Cour dans Josile v Canada (Citizenship and Immigration), 2011 CF 39 [Josile], la SAR estime que la SPR a effectivement pris en considération la situation personnelle de la demanderesse, incluant son environnement familial, et n’a pas erré à ce chapitre. La SAR note que la demanderesse bénéficie d’un entourage familial, composé de sa fille et de son fils adulte, qu’elle est une femme éduquée, détentrice d’une formation professionnelle en typographie et en anglais, qu’elle était une femme d’affaires prospère qui a réussi seule depuis le décès de son mari en 1993, qu’elle fait preuve d’une grande débrouillardise et qu’elle parle le français, l’anglais et le créole. La SAR conclut donc que la demanderesse n’a pas démontré qu’elle serait seule et dans l’incapacité de subvenir à ses besoins, et donc, qu’elle n’a pas démontré qu’elle serait à risque d’être persécutée en raison de son appartenance au groupe social des femmes en Haïti.

III. Analyse

[8] À maintes reprises depuis l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], cette Cour a appliqué la norme de de la décision raisonnable à l’égard de décisions de la SAR rejetant un appel. La décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente, rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. À moins de circonstances exceptionnelles, cette Cour ne doit pas modifier les conclusions de fait du tribunal (Vavilov au para 125).

[9] Dans le cas sous étude, la demanderesse ne conteste pas les conclusions de la SPR et de la SAR portant sur l’absence de risque prospectif pouvant découler de ses opinions politiques imputées. Les erreurs d’appréciation soulevées par la demanderesse concernent exclusivement l’examen de sa crainte de persécution en raison de son appartenance au groupe social des femmes en Haïti. En l’espèce, elle soumet qu’il était déraisonnable pour la SPR et la SAR d’ignorer son témoignage et ses explications, puisqu’aucune preuve au dossier n’indique que la demanderesse pourrait effectivement résider chez son fils ou rechercher sa protection. Subsidiairement, la demanderesse soumet que l’application faite par la SAR du paragraphe 110(4) de la LIPR – soit le refus d’admettre des nouveaux documents en preuve – est déraisonnable parce que la demanderesse ne pouvait pas s’attendre normalement à ce que la SPR fonde son refus sur la possibilité que son fils puisse l’héberger. Enfin, la demanderesse soumet que l’approche de la SPR et de la SAR dénature l’arrêt de cette Cour dans Josile. En l’espèce, la demanderesse soumet que la SAR et la SPR se sont erronément demandées s’il y avait un homme dans l’entourage de la demanderesse pour la protéger, tandis qu’il n’y a pas vraiment eu un examen rigoureux des circonstances personnelles de la demanderesse.

[10] La demanderesse ne m’a pas convaincu qu’une erreur révisable et déterminante, affectant la validité de la conclusion du rejet de l’appel, a été commise par la SAR. En l’espèce, la décision sous étude est raisonnable dans son ensemble. À cet égard, j’accepte les arguments de rejet soulevés par le défendeur dans les représentations écrites et orales de ses procureurs. J’ajouterai ce qui suit.

[11] Premièrement, tant la SPR que la SAR reconnaissent spécifiquement que la violence contre les femmes est une problématique répandue en Haïti et qu’il est difficile pour une femme de se loger et de trouver un emploi sans l’aide et la protection familiale. Il n’empêche, ce constat est insuffisant, en lui-même, pour accorder à une femme, même seule, le statut de réfugiée. En effet, il faut également procéder à un examen rigoureux des circonstances particulières de la demanderesse afin de déterminer s’il existe « plus qu’une simple possibilité » que la demanderesse risque d’être victime du préjudice reconnu (Josile au para 36). En l’espèce, c’est ce qu’ont respectivement fait la SPR et la SAR. En particulier, dans le cas sous étude, la SAR pouvait raisonnablement conclure que la SPR s’était fondée sur la preuve au dossier et avait effectivement considéré la situation personnelle de la demanderesse. Il est manifeste que dans leur analyse de la situation socio-économique de la demanderesse advenant un retour en Haïti, tant la SPR que la SAR ont considéré de nombreux éléments pertinents : l’entourage familial de la demanderesse (composé de sa fille et de son fils adultes avec qui elle demeure en contact régulier); sa formation professionnelle en typographie et en anglais; le fait qu’elle est une femme d’affaires prospère qui était propriétaire d’un commerce dans son pays; ainsi que son habilité à s’occuper de ses enfants et subvenir à ses propres besoins depuis le décès de son mari en 1993. La SAR et la SPR ont de plus noté que la demanderesse parle français, anglais et créole et a fait preuve par le passé de grande débrouillardise en complétant des études aux États-Unis et en y occupant le marché du travail comme aide-infirmière, lui permettant de subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants. Bien que la demanderesse considère importun qu’elle aille habiter avec son fils, rien ne démontre qu’elle se retrouvera sans ressources et sans protection en Haïti. La SAR pouvait donc raisonnablement conclure que la preuve au dossier n’était pas suffisante pour donner lieu à une crainte raisonnable de persécution en raison de son appartenance au groupe social des femmes en Haïti.

[12] Deuxièmement, le refus d’admettre les nouveaux éléments de preuve est également raisonnable. Il incombait exclusivement à la demanderesse de fournir une preuve convaincante au soutien de ses allégations devant la SPR. Or, tel qu’indiqué par la Cour d’appel fédérale dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 au paragraphe 54, le rôle de la SAR ne consiste pas à fournir la possibilité de compléter une preuve déficiente devant la SPR, mais plutôt à permettre que soient corrigées des erreurs de fait, de droit ou mixtes de fait et de droit. Il faut donc également rejeter le moyen subsidiaire avancé par la demanderesse.

[13] Troisièmement, la SAR n’a pas dénaturé la décision de cette Cour dans Josile. La SAR ne cherche pas un homme dans l’entourage de la demanderesse pour venir la protéger, elle conclut simplement que le fils de la demanderesse, avec qui elle discute tous les jours serait raisonnablement capable de lui offrir une protection si elle en avait besoin. Contrairement à ce qui est allégué par la demanderesse, la SAR ne se base pas sur un stéréotype. La preuve documentaire indique que l’aide aux femmes provient surtout de la famille, de la communauté, de la diaspora et que l’entraide et la solidarité font partie des mœurs, ce qui est du domaine de la preuve objective. Au risque de me répéter, je suis satisfait que la SAR a procédé à l’examen rigoureux des circonstances personnelles de la demanderesse. Ce dernier moyen de la demanderesse doit également être rejeté par la Cour.

IV. Conclusion

[14] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question grave de portée générale n’a été soulevée par les procureurs et ne se soulève en l’espèce.

 


JUGEMENT au dossier IMM-4059-20

LA COUR STATUE ET ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4059-20

 

INTITULÉ :

DIEULA DUROSEAU CALIXTE c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 mai 2021

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 mai 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Marie-France Chassé

 

Pour lA demandeRESSE

Me Margarita Tzavelakos

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Marie-France Chassé

Votre immigration, Service d’avocat

Montréal (Québec)

 

Pour lA demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

 

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