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Date : 20210601


Dossier : IMM-1498-20

Référence : 2021 CF 520

Ottawa (Ontario), le 1 juin 2021

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

ESTEVELA CHARLES

JESSICA FRANCOIS

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse principale, Estevela Charles, est citoyenne d’Haïti et sa fille mineure est citoyenne du Brésil. Ensemble, elles demandent le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) datée du 12 février 2020, rejetant leur appel et confirmant une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR). La SAR conclut que la demanderesse principale est visée par l’exclusion prévue à l’article 1E de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention) et à l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 21 (LIPR). De plus, la SAR conclut que la demanderesse mineure n’a pas qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[2] Pour les motifs exposés ci-après, je rejette la demande de contrôle judiciaire.

I. Contexte

[3] La demanderesse principale quitte Haïti en juillet 2012 pour le Brésil. Elle allègue avoir été menacée par son oncle en Haïti en 2012 parce qu’il s’opposait au fait que son père lui confie la gestion du terrain familial. Sa fille est née au Brésil.

[4] Les demanderesses quittent le Brésil en juillet 2016 et arrivent aux États-Unis en décembre 2016. Elles entrent au Canada le 2 août 2017 et elles y demandent l’asile. Les demanderesses fondent leurs demandes d’asile (1) sur une crainte envers Haïti, où la demanderesse principale allègue avoir été menacée par son oncle, et (2) sur une crainte envers le Brésil, où les conditions seraient devenues trop dangereuses pour les Haïtiens et où la demanderesse principale allègue avoir subi de la discrimination au travail.

[5] La SPR rejette les demandes d’asile des demanderesses, car la demanderesse principale est visée par l’article 1E de la Convention et l’article 98 de la LIPR. La SPR juge aussi que la demanderesse principale n’est pas crédible et qu’elle n’a pas établi les faits au cœur de sa demande d’asile et sa crainte à l’encontre d’Haïti.

[6] Les demanderesses interjettent appel de cette décision devant la SAR. Dans une décision exhaustive, la SAR confirme la décision de la SPR.

[7] La SAR conclut que (i) la demanderesse principale avait le statut de résident permanent au Brésil et qu’elle avait quitté le Brésil depuis plus de deux ans au moment de l’audience devant la SPR; (ii) la discrimination à laquelle la demanderesse principale faisait face ne viciait pas la volonté de son départ du Brésil; (iii) elle avait un droit de retour au Brésil à titre de parent d’un enfant brésilien; (iv) la demanderesse principale n’a pas démontré un risque au sens des articles 96 et 97 de la LIPR advenant son retour en Haïti; et (v) les demanderesses n’ont pas établi qu’elles seront persécutées advenant leur retour au Brésil.

II. Question en litige et norme de contrôle

[8] Il n’y a qu’une seule question en litige dans cette demande : la décision de la SAR est-elle déraisonnable?

[9] Je souscris à la position des parties qu’il convient de revoir la décision de la SAR à l’aune de la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 10 (Vavilov); Saint Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 493 aux para 43-45 (Saint Paul)). Aucune des situations identifiées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov qui permettent de s’écarter de la norme de contrôle présumée ne s’applique en l’espèce.

[10] La Cour suprême nous enseigne qu’une décision raisonnable est une décision « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » qui est justifiée à la lumière des contraintes juridiques et factuelles applicables (Vavilov au para 85).

III. Analyse

[11] L’article 1E de la Convention est incorporé en droit canadien par le biais de l’article 98 de la LIPR. Ensemble, les deux dispositions visent à empêcher la recherche du meilleur pays d’asile :

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137

United Nations Convention relating to the Status of Refugees, 28 July 1951, 189 UNTS 137

1E Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

1E This Convention shall not apply to a person who is recognized by the competent authorities of the country in which he has taken residence as having the rights and obligations which are attached to the possession of the nationality of that country.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés

Exclusion — Refugee Convention

98 La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98 A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection

[12] Dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, 2010 CAF 118 (Zeng), la Cour d’appel fédérale énonce un critère à trois volets qui sert de point de départ de l’analyse de l’article 1E (para 28) :

[28] Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[13] Les parties ne contestent pas l’évaluation de la SAR concernant les deux premiers volets du critère : (1) la demanderesse principale avait le statut de résident permanent au Brésil et (2) elle a perdu ce statut après avoir été absente du Brésil pendant plus de deux ans. Toutefois, les parties sont en désaccord quant à l’analyse de la SAR au troisième volet de Zeng. Les demanderesses soutiennent que la SAR a commis trois erreurs :

  1. En concluant que le départ de la demanderesse principale du Brésil était volontaire;

  2. Dans son analyse de la crainte de la demanderesse principale par rapport à son pays de nationalité, Haïti, et quant à sa crédibilité; et

  3. Dans son évaluation du risque prospectif au Brésil de la demanderesse principale alors qu’elle l’a déjà exclue.

[14] La demanderesse principale ne conteste pas la conclusion de la SPR et la SAR en ce qui concerne le fait qu’elle pourrait obtenir la résidence permanente au Brésil à titre de parent d’un enfant brésilien.

[15] À mon avis, la décision de la SAR est tout à fait raisonnable. La SAR soupèse chaque facteur du troisième volet de Zeng de façon logique et transparente.

[16] La SAR conclut tout d’abord que la demanderesse principale a choisi de son propre gré de quitter le Brésil. Selon la SAR, la discrimination à laquelle peuvent faire face les Haïtiens au Brésil, le fait que certains Haïtiens aient pu avoir été victimes d’actes de violence à cause de leur race et de leur nationalité, et les difficultés en emploi alléguées par la demanderesse principale ne sont pas suffisants pour constituer une cause involontaire pour la demanderesse principale de quitter le Brésil.

[17] La jurisprudence reconnaît que la discrimination peut équivaloir à de la persécution dans certains cas sérieux. La ligne de démarcation entre la persécution et la discrimination est souvent difficile à déterminer (Warner c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 363 au para 7, citant de nombreux jugements de la Cour). Cependant, je souscris à la description récente de cette ligne de démarcation donnée par la juge en chef adjointe Gagné (Noel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1062 au para 29) :

[29] Or, pour que la discrimination à l’égard d’un individu équivaille à de la persécution, elle doit être grave et répétée et doit occasionner de graves conséquences pour l’individu. Par exemple, lorsque l’on nie à un individu ses droits humains fondamentaux comme ceux de pratiquer sa religion ou d’exercer un métier (Sefa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1190 au para 10).

[18] La SAR considère la preuve de la demanderesse principale concernant la discrimination envers les Haïtiens au Brésil et son allégation qu’ils sont traités différemment dans le contexte du travail. La SAR souligne aussi le fait qu’elle avait peur au Brésil, car un homme qu’elle connaissait aurait été poignardé dans la rue au retour du travail.

[19] Compte tenu du récit de la demanderesse principale et de la preuve documentaire traitant des expériences des Haïtiens au Brésil, je suis d’avis que la SAR pouvait raisonnablement conclure que la discrimination alléguée par la demanderesse principale n’équivalait pas à de la persécution. Il s’ensuit que la SAR ne commet pas une erreur révisable en concluant que le départ de la demanderesse principale du Brésil était volontaire.

[20] En deuxième lieu, les demanderesses soumettent que la demanderesse principale avait une crainte raisonnable dans son pays de citoyenneté, Haïti et ce, malgré les contradictions soulevées par la SPR et confirmées par la SAR. Je ne puis souscrire à cet argument.

[21] La SAR se penche minutieusement sur les allégations de la demanderesse principale quant à ses expériences en Haïti en mai 2012 et les menaces de mort à l’endroit de sa mère en 2018. La SAR examine chaque incident, le témoignage de la demanderesse principale et les incohérences entre son récit des faits lors de l’audience devant la SPR et le récit dans son formulaire de Fondement de la demande d’asile « FDA ».

[22] La Cour doit faire preuve de déférence envers les conclusions de crédibilité de la SAR (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 au para 42). La SAR examine attentivement les conclusions de la SPR, la preuve et les arguments dans le mémoire d’appel des demanderesses. La SAR n’entreprend pas « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov au para 102). Je suis convaincue que les motifs détaillés de la SAR pouvaient raisonnablement l’amener à confirmer les conclusions négatives de la SPR. Dans l’ensemble, les contradictions et incohérences identifiées par la SPR et la SAR minent sérieusement la crédibilité de la demanderesse principale.

[23] Ce que les demanderesses reprochent principalement à la décision de la SAR est son analyse du risque prospectif au Brésil de la demanderesse principale alors qu’elle l’avait déjà exclue. Selon les demanderesses, la SAR a soupesé tous les facteurs au troisième critère de l’affaire Zeng avant d’arriver à sa conclusion que les facteurs militent en faveur de l’exclusion. Ayant déjà conclu que la demanderesse principale est exclue en vertu de l’article 1E de la Convention, la SAR a agi de manière déraisonnable et erronée en procédant à une analyse de la crainte de la demanderesse principale quant à la possibilité de persécution ou de risque prospectif au Brésil. Les demanderesses invoquent la décision de ma collègue, la juge St-Louis, dans l’affaire Saint Paul où cette dernière a précisé que ce n’est pas le rôle de la SAR de faire une telle analyse après qu’elle eut conclu qu’une demanderesse était exclue en vertu de l’article 1E (Saint Paul aux para 52-54, 56).

[24] Je conclus que les soumissions des demanderesses à cet égard sont mal fondées. La SAR ne commet aucune erreur révisable. D’abord, il convient de rappeler que la SAR procède à une évaluation des différents facteurs au troisième volet du critère énoncé dans l’affaire Zeng. En revanche, dans les affaires Saint Paul et Celestin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 97, mes collègues s’adressent aux décisions de la SAR prises dans le cadre du premier volet du critère. Il s’agit d’un débat différent.

[25] Je reconnais qu’à la fin de son analyse concernant le respect des obligations internationales du Canada, la SAR a confirmé avoir soupesé tous les facteurs pertinents et que ces facteurs militent en faveur de l’exclusion de la demanderesse principale. Néanmoins, la SAR constate immédiatement après cette déclaration que « [p]our terminer son analyse », elle devait examiner la situation à laquelle la demanderesse principale ferait face advenant un retour au Brésil.

[26] À mon avis, la SAR évalue la possibilité sérieuse de persécution et de risque de préjudice prospectif au Brésil dans le cadre de son analyse des facteurs au troisième volet de Zeng. Le fait qu’elle ait constaté que les autres facteurs militent en faveur de l’exclusion avant d’entreprendre son analyse du dernier facteur n’est pas une erreur révisable.

[27] En outre, la conclusion de la SAR que la demanderesse principale ne fait pas face à une possibilité sérieuse de persécution ni de risque de préjudice prospectif au Brésil est justifiée et ses motifs sont intelligibles et transparents. La SAR est obligée de faire une telle analyse dans le cadre du troisième volet de Zeng et elle le fait de manière conforme à la preuve.

[28] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT au dossier IMM-1498-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1498-20

 

INTITULÉ :

ESTEVELA CHARLES, JESSICA FRANCOIS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 décembre 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1 JUIN 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Walid Ayadi

 

Pour lES demanderesseS

 

Me Daniel Latulippe

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Walid Ayadi

Montréal (Québec)

 

Pour lES demanderesseS

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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