Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210614


Dossier : IMM‑414‑20

Référence : 2021 CF 604

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 juin 2021

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

RAHELEH SADEGHI

HADI SHATERI

ROZE SHATERI

demandeurs

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Raheleh Sadeghi, son époux Hadi Shateri, et leur fille Roze Shateri, sont des citoyens iraniens qui allèguent une crainte de persécution découlant de leur conversion au christianisme. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (SAR) a rejeté leur appel et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) selon laquelle ils ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2] La crédibilité des demandeurs était la question déterminante en cause devant la SPR. La SAR a conclu en appel que la SPR n’avait pas eu tort de conclure qu’ils n’étaient pas crédibles en ce qui touchait à l’authenticité de leur foi de convertis au christianisme.

[3] Les demandeurs font valoir que la SAR a contrevenu à l’équité procédurale lorsqu’elle a soulevé une nouvelle question au sujet de leur crédibilité sans leur donner de préavis ni de possibilité de répondre. Ils soutiennent aussi que la décision de la SAR est déraisonnable. À cet égard, et toujours selon eux, la SAR a commis un certain nombre d’erreurs susceptibles de contrôle en refusant d’admettre de nouveaux éléments de preuve et de tenir une audience, en interprétant incorrectement leur témoignage, en omettant d’aborder les arguments qu’ils soulevaient en appel et en écartant indûment des éléments de preuve corroborants.

[4] La SAR n’a pas contrevenu à l’équité procédurale ni n’a commis d’erreur susceptible de contrôle en refusant d’admettre de nouveaux éléments de preuve ou de tenir une audience. Cependant, elle a selon moi mal interprété le témoignage des demandeurs, a omis d’aborder les arguments qu’ils soulevaient en appel et n’a pas adéquatement justifié sa décision. Par conséquent, il est fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Question préliminaire : Intitulé de la cause

[5] L’intitulé de la cause est par la présente modifié de manière à ce que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit dûment désigné comme le défendeur.

III. Questions à trancher et norme de contrôle

[6] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La SAR a‑t‑elle eu tort de refuser d’admettre de nouveaux éléments de preuve et de tenir une audience?

  2. La SAR a‑t‑elle contrevenu à l’équité procédurale en soulevant une nouvelle question sans préavis?

  3. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en interprétant incorrectement le témoignage des demandeurs, en omettant d’aborder les arguments qu’ils soulevaient en appel ou en écartant indûment des éléments de preuve corroborants?

[7] Les première et troisième questions sont soumises au cadre révisé du contrôle selon la norme de la raisonnabilité, tel qu’il est décrit dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 de la Cour suprême [Vavilov]. Voir également Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Singh, 2016 CAF 96, [2016] 4 RCF 230 [Singh] aux para 23 et 29.

[8] L’arrêt Vavilov n’a pas modifié l’approche à l’égard des questions d’équité procédurale. La deuxième question qui soulève un enjeu de cet ordre est soumise à une norme semblable à celle de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Mission Institution c. Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique]. L’obligation d’équité procédurale est « éminemment variable », intrinsèquement souple et tributaire du contexte : Vavilov, au para 77. La Cour qui évalue une question d’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable, compte tenu de l’ensemble des circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54.

IV. Analyse

A. La SAR a‑t‑elle eu tort de refuser d’admettre de nouveaux éléments de preuve et de tenir une audience?

[9] Les demandeurs font valoir que la SAR a eu tort de refuser d’admettre de nouveaux éléments de preuve en appel, lesquels étaient composés de la lettre d’un pasteur, de certificats d’adhésion à une église, et d’une photographie des demandeurs tenant leurs certificats. Les demandeurs soutiennent que cette preuve est pertinente, crédible, qu’elle est survenue après le rejet de leur demande d’asile par la SPR et qu’elle remplit à ce titre les conditions d’admissibilité au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR, de même que celles décrites dans l’arrêt Raza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, [2007] ACF no 1632, et adoptées dans l’arrêt Singh.

[10] Je ne suis pas convaincue que la SAR ait eu tort de refuser d’admettre la preuve en question. Elle ne jouit d’aucun pouvoir discrétionnaire lui permettant d’admettre une preuve qui ne satisfait pas aux conditions du paragraphe 110(4) — quand bien même cette preuve remplirait les conditions de pertinence et de crédibilité de l’arrêt Raza : Singh, aux para 34‑36. Ainsi, la SAR ne peut admettre en appel de nouveaux éléments que s’ils sont survenus après le rejet de la SPR, qu’ils n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, que le demandeur n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet de la SPR : paragraphe 110(4) de la LIPR; Singh, aux para 34‑36.

[11] À mon avis, la SAR a conclu de façon raisonnable que les documents produits ne remplissaient pas les exigences touchant à l’admission de nouveaux éléments de preuve au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR. Dans les observations écrites qu’ils ont soumises à la SAR, les demandeurs faisaient valoir que Raheleh Sadeghi [traduction] « a obtenu la nouvelle preuve après le rejet de sa demande d’asile », et Mme Sadeghi déclare dans son affidavit que la preuve [traduction] « [lui] est devenue accessible après l’audience de la SPR ». Bien que les documents soient postérieurs à la décision de la SPR, la SAR a conclu que le contenu de la lettre du pasteur était antérieur à cette décision et que les demandeurs n’avaient pas réussi à expliquer pourquoi les certificats n’avaient pas pu être délivrés plus tôt. La SAR a estimé que la nécessité de ces documents était prévisible, attendu que l’authenticité de la foi des demandeurs était une question centrale de leur demande d’asile.

[12] Je ne suis pas convaincue par l’argument des demandeurs portant que la lettre a été soumise pour démontrer qu’ils avaient continué de fréquenter l’église et de pratiquer leur foi après la décision de la SPR. La lettre n’est postérieure à cette décision que de trois semaines. Elle n’aborde pas leur fréquentation de l’église ni la pratique de leur foi durant cette période, mais évoque plutôt de manière générale leur fréquentation de l’église depuis 2018.

[13] La SAR peut tenir une audience si de nouveaux éléments de preuve sont acceptés : paragraphe 110(6) de la LIPR. Comme elle n’a pas admis les nouveaux éléments de preuve, rien ne justifiait de convoquer une audience.

B. La SAR a‑t‑elle contrevenu à l’équité procédurale en soulevant une nouvelle question sans préavis?

[14] La SAR a estimé que la date du baptême des demandeurs — trois ans après leur conversion au christianisme en décembre 2015 et six mois après leur arrivée au Canada — minait leur croyance selon laquelle il fallait « se faire baptiser à la première occasion ».

[15] En plus de faire valoir que la conclusion de la SAR est déraisonnable, les demandeurs soutiennent qu’elle a contrevenu à l’équité procédurale en soulevant une nouvelle question ayant trait à leur baptême tardif. Selon eux, la SPR n’avait pas tiré de conclusion défavorable en matière de crédibilité en raison du retard (en fait, la SPR a reconnu que les demandeurs n’auraient pas pu être baptisés avant leur arrivée au Canada) et la conclusion de la SAR ne découlait pas de questions soulevées dans les observations qu’ils avaient soumises en appel. Les demandeurs affirment donc que la SAR a contrevenu à l’équité procédurale en ne les avisant pas de sa préoccupation et en ne leur donnant pas la possibilité de répondre, et invoquent à cet égard les décisions Ugbekile c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1397 au para 22 et He c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1316 [He] aux para 22, 25‑26.

[16] Même si je conviens avec les demandeurs que la conclusion de la SAR est déraisonnable (je reviendrai sur ce point dans la section suivante des présents motifs), je ne crois pas qu’elle ait contrevenu à l’équité procédurale en soulevant une nouvelle question sans leur accorder la possibilité de répondre.

[17] Lorsque la tenue d’une audience devant la SAR n’est pas justifiée, cette dernière peut trancher un appel sur la foi des documents qui ont été présentés, « sans en aviser l’appelant et le ministre » : article 7 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257. Il existe une exception à cette règle générale lorsque la SAR doit, au titre de l’équité procédurale, prévenir les parties qu’elle a soulevé une nouvelle question et leur fournir la possibilité de soumettre des observations : Kwakwa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 [Kwakwa]. Les nouvelles questions sont « différentes, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel soulevés par les parties et on ne peut pas raisonnablement prétendre qu’elles découlent des questions formulées par les parties » : R c. Mian, 2014 CSC 54 au para 30 [Mian] (renvois omis). Les questions qui reposent sur une question existante ou qui en sont des éléments ne sont pas non plus « nouvelles [...] » : Mian, au para 33.

[18] S’agissant de la demande d’asile des demandeurs, la crédibilité était l’enjeu déterminant en cause devant la SPR et la SAR — notamment pour ce qui était de savoir si leur conversion au christianisme était sincère. Les demandeurs alléguaient dans le cadre de l’appel devant la SAR que la SPR avait commis une erreur lorsqu’elle avait évalué l’importance que revêtait à leurs yeux le baptême. Ils faisaient valoir en outre que la SPR ne jouissait pas d’un avantage certain pour évaluer la crédibilité de leur témoignage et demandaient instamment à la SAR d’effectuer une analyse indépendante de l’ensemble de la preuve qui lui avait été soumise au lieu de s’en remettre aux conclusions tirées par la SPR quant à la crédibilité de leur témoignage. Dans son analyse indépendante de la question de savoir si leur conversion au christianisme était sincère, la SAR a conclu qu’ils avaient tardé à se faire baptiser. J’estime que l’analyse par la SAR de la date du baptême des demandeurs découlait de la question qu’avaient soulevée ces derniers quant à l’importance que revêtait le baptême à leurs yeux.

[19] L’invocation par les demandeurs des décisions Ugbekile et He de notre Cour est déplacée. Dans Ugbekile, la SAR avait soulevé une nouvelle question en tirant des conclusions en matière de crédibilité qui étaient d’une importance centrale au regard de sa décision, alors que la question déterminante examinée par la SPR concernait non pas la crédibilité, mais l’existence d’une PRI. Dans He, la Cour a estimé qu’il existait des « différences considérables » entre l’analyse de la SAR et celle de la SPR et que l’on ne pouvait pas dire que les demandeurs connaissaient la preuve à réfuter en appel (citant Kwakwa). Les faits qui sous‑tendaient les décisions Ugbekile et He peuvent être distingués de ceux de la présente affaire.

[20] Notre Cour a reconnu qu’il peut y avoir une différence subtile entre les cas où la SAR soulève une nouvelle question et ceux où elle tire des conclusions supplémentaires à l’égard d’une question qui n’est pas nouvelle : Kwakwa, au para 29. Cependant, la distinction est importante, attendu que les questions concernant le fond de la décision de la SAR et celles touchant à l’équité procédurale font intervenir des principes de contrôle différents. La SAR a le droit d’évaluer la preuve ou de tirer des conclusions en matière de crédibilité de manière indépendante lorsque les questions soulevées et soumises à son examen se rapportent aux observations des parties ou aux conclusions de la SPR : Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 870 au para 13; Bebri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 726 au para 16. Dans un tel cas, les conclusions de la SAR sont soumises à la norme de déférence du caractère raisonnable. Même si les demandeurs font valoir, et je suis de leur avis, que la SAR a incorrectement rapporté leur témoignage et que ses conclusions concernant leur baptême tardif sont déraisonnables, il ne s’agissait pas d’une nouvelle question. À mon avis, la SAR n’a pas soulevé de nouvelles questions de crédibilité à l’égard desquelles il aurait fallu accorder aux demandeurs la possibilité de présenter des observations supplémentaires : Ibrahim c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 380 au para 30.

C. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en interprétant incorrectement le témoignage des demandeurs, en omettant d’aborder les arguments qu’ils soulevaient en appel ou en écartant indûment des éléments de preuve corroborants?

[21] Les demandeurs allèguent que la SAR a incorrectement interprété leur témoignage, manqué d’aborder leurs arguments et indûment écarté des éléments de preuve corroborants. Ils allèguent qu’elle a commis des erreurs susceptibles de contrôle à l’égard des questions suivantes : i) leur témoignage concernant la date et l’importance du baptême, l’importance du christianisme, et les procédures suivies durant les rencontres dans leur maison‑église en Iran; ii) le témoignage de Mme Sadeghi concernant la question de savoir si elle avait annoté ou souligné des passages dans sa Bible; iii) une lettre et un témoignage du pasteur des demandeurs; et iv) d’autres éléments de preuve corroborant l’authenticité de leur foi.

[22] Je conviens que la SAR a mal interprété les dépositions et manqué d’aborder les arguments des demandeurs relatifs au témoignage qu’ils avaient fourni concernant la date et l’importance du baptême, l’importance du christianisme, et les procédures en vigueur dans la maison‑église en Iran; je conviens aussi que la SAR a indûment écarté la preuve du pasteur. À mon avis, les motifs de la SAR manquent de transparence, d’intelligibilité et de justification, et la décision doit être infirmée.

(1) Baptême, christianisme et procédures de la maison‑église

[23] Je conviens avec les demandeurs que la SAR a eu tort de conclure que la date de leur baptême, célébré six mois après leur arrivée au Canada, minait leur croyance selon laquelle il fallait se faire baptiser « à la première occasion ». Dans ses motifs, la SPR n’aborde pas la date du baptême des demandeurs, ni retard apparent, et aucune question en la matière ne leur a jamais été posée à l’audience de la SPR. Les demandeurs n’ont été questionnés qu’au sujet de l’importance que revêtait pour eux le baptême. À la question de savoir si elle pouvait accepter que Jésus‑Christ était Dieu sans se faire baptiser, Mme Sadeghi a répondu : [TRADUCTION] « si vous avez le temps et la possibilité de le faire […] cela doit être fait, car Jésus‑Christ lui‑même a été baptisé ». Pour la SAR, cette déclaration signifiait qu’« il est important de se faire baptiser le plus tôt possible », mais ce ne sont pas là les mots employés par Mme Sadeghi, et l’interprétation de la SAR ne rend pas compte avec justesse de son témoignage lu dans son contexte. Par ailleurs, la SAR n’explique pas pourquoi les demandeurs qui se sont fait baptiser six mois après leur arrivée au Canada ne l’avaient pas fait « à la première occasion ». La SAR n’a ni reconnu ni abordé le témoignage de M. Shateri selon lequel il était impossible de se faire baptiser en Iran (ce à quoi le commissaire de la SPR avait répondu : « Je sais »), ou la preuve contenue dans le Cartable national de documentation (CND) indiquant que les Iraniens qui se convertissent au christianisme sont baptisés à l’étranger et non en Iran. La SAR n’a pas expliqué pourquoi elle s’attendait à ce que les demandeurs aient pu se faire baptiser avant ou qu’ils auraient dû l’être plus tôt au Canada, d’autant plus qu’ils n’ont jamais été questionnés à ce sujet.

[24] Aussi, je conviens avec les demandeurs que la SAR n’a pas justifié ses conclusions portant que leur témoignage concernant leurs pratiques religieuses et l’importance du baptême et du christianisme était générique et mis en scène et ne les concernait pas personnellement.

[25] Le défendeur fait valoir que la SAR a entendu le témoignage des demandeurs et qu’elle a convenu avec la SPR que ces derniers n’avaient pas répondu directement aux questions qu’elle leur avait posées sur l’importance que revêtaient à leurs yeux le baptême et le christianisme. Cependant, la décision de la SAR doit être justifiée, et pas simplement justifiable (Vavilov, au para 86) et la SAR n’a pas expliqué ses conclusions. Par ailleurs, les conclusions en question ne sont pas étayées par la transcription de l’audience de la SPR. Les demandeurs ont déclaré durant leur témoignage qu’ils voulaient, par le baptême, que leurs péchés soient [traduction] « lavés dans l’eau » et vivre une vie sainte expiée du péché. Ils ont déclaré que, d’après la Bible, [traduction] « Jésus‑Christ lui‑même a été baptisé » et [traduction] « nous avons donné notre cœur à Jésus‑Christ ». La raison pour laquelle la SAR a considéré que ces réponses et d’autres concernaient l’importance du baptême « au regard de la religion », mais pas des demandeurs personnellement n’est pas claire. La SAR n’a pas expliqué pourquoi elle a cru que les demandeurs évitaient de répondre directement aux questions concernant l’importance du baptême et du christianisme. Leurs réponses aux questions posées par le commissaire de la SPR à cet égard semblent directes et raisonnables.

[26] De même, l’analyse par la SAR de la preuve des demandeurs concernant les procédures suivies lors des rencontres dans la maison‑église est superficielle, et n’aborde pas leurs arguments quant à l’erreur commise par la SPR à cet égard — en fait, la SAR a déformé leurs arguments. Les demandeurs ne soutenaient pas que la SPR « n’a pas tenu compte des procédures relatives aux maisons‑églises ». Ils contestaient le fondement des conclusions défavorables qu’elle avait tirées en matière de crédibilité, notamment parce que ces conclusions reposaient sur l’omission d’un détail mineur dans ce qu’elle avait reconnu être un compte rendu précis, étape par étape, des procédures suivies lors des rencontres dans les maisons‑églises.

[27] Comme la SPR, la SAR a reconnu que le témoignage de Mme Sadeghi concernant les procédures dans la maison‑église concordait avec la preuve objective contenue dans le CND. La SAR a ensuite déclaré qu’elle devait établir si « ce témoignage favorable l’emport[ait] sur les conclusions défavorables quant à la crédibilité ». Les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité reposaient sur le « thème général » qui ressortait du témoignage des demandeurs, dont elle a estimé qu’il « correspond[ait] en grande partie avec le CND. Toutefois, lorsqu’il est posé aux appelants des questions personnelles sur l’importance du baptême et du christianisme pour eux, ils fournissent des réponses générales qui ne révèlent rien de personnel ». Le « manque de détails personnels qui ne figurent pas dans le document sur le pays » a amené la SAR à conclure que le témoignage des demandeurs était largement mis en scène et qu’ils n’étaient pas crédibles. Comme je l’ai déjà fait remarquer, ces conclusions ne sont pas étayées par la transcription du témoignage fourni par les demandeurs devant la SPR.

[28] Les demandeurs ont établi que l’analyse et les conclusions de la SAR ne sont ni intelligibles, ni transparentes, ni justifiées.

(2) Témoignage sur les passages soulignés

[29] Les demandeurs font valoir que la SAR a retenu une interprétation incorrecte et effectué une analyse microscopique du témoignage de Mme Sadeghi lorsqu’elle a conclu que cette dernière avait fourni une réponse catégoriquement positive à la question de savoir si elle avait souligné un passage dans sa Bible avant d’hésiter après que le commissaire de la SPR lui eut demandé de désigner le passage en question. Les demandeurs font valoir que la SPR a posé une question en deux volets et que la réponse « Oui » fournie par Mme Sadeghi aurait pu raisonnablement se rapporter au premier volet, c’est‑à‑dire celui de savoir si elle avait apporté sa Bible. Les demandeurs soutiennent que la SAR a fait preuve d’excès de zèle : Attakora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CAF), [1989] ACF no 444. Le défendeur soutient que Mme Sadeghi n’a pas déposé d’affidavit dans la présente demande de contrôle judiciaire et que l’argument des demandeurs n’a aucun fondement probatoire.

[30] Bien que l’échange entre le commissaire de la SPR et Mme Sadeghi soit ambigu, j’estime qu’il ne ressort pas du dossier que la réponse « Oui » signifiait « Oui j’ai apporté ma Bible ». Comme le fait remarquer à juste titre le défendeur, le commissaire de la SPR n’a pas posé de question en deux volets, mais fait une déclaration ([traduction] « Je vois que vous avez apporté une copie de la Bible »), suivie d’une question ([traduction] « Cette section est‑elle d’une manière ou d’une autre soulignée dans votre Bible? »). Je conviens aussi avec le défendeur que le témoignage ultérieur de Mme Sadeghi laisse entendre qu’elle a compris la question du commissaire de la SPR, compte tenu d’un autre échange sur la question de savoir si elle avait souligné ou pas des extraits de la Bible. Si Mme Sadeghi avait mal compris la question initiale, elle ne l’a pas dit, et l’avocat des demandeurs ne s’est pas opposé à la question de la SPR ni n’a tenté de préciser le témoignage de Mme Sadeghi. Notre Cour ne dispose d’aucun élément ayant trait à la compréhension de Mme Sadeghi ou à l’échange précis qu’elle a eu avec l’interprète. Sans perdre de vue que la Cour n’a pas pour rôle d’apprécier et d’évaluer à nouveau la preuve examinée par la SAR (Vavilov, au para 125), je ne suis pas convaincue que l’évaluation qu’a faite cette dernière du témoignage de Mme Sadeghi sur cette question soit déraisonnable.

(3) Lettre et témoignage du pasteur de l’église

[31] Je conviens avec les demandeurs que le traitement par la SAR de la preuve du pasteur est déraisonnable.

[32] Dans le cadre de leur appel devant la SAR, les demandeurs contestaient la conclusion de la SPR portant que la preuve du pasteur était [traduction] « insuffisante pour l’emporter sur [ses] préoccupations liées à la crédibilité », et devait se voir accorder moins de poids attendu qu’il [traduction] « ne peut sonder le cœur et l’esprit des [demandeurs] et qu’il n’est pas formé pour évaluer la crédibilité ». Les demandeurs faisaient valoir que le pasteur avait expliqué pourquoi il croyait que leur conversion au christianisme était sincère, que la SPR aurait dû en tenir compte et que l’analyse de cette dernière était lacunaire. Les demandeurs ont fourni des observations détaillées, faisant référence aux motifs de la SPR et à des segments de l’enregistrement audio du témoignage du pasteur, expliquant pourquoi ils estimaient que ce dernier avait fourni une preuve authentique, franche et corroborant leur témoignage ainsi que la pratique de leur foi au Canada.

[33] La SAR n’a pas abordé ce point clé. Au lieu de cela, elle a fait les deux constatations suivantes au sujet de la preuve du pasteur : i) elle a convenu avec la SPR que le pasteur n’est pas formé pour évaluer la crédibilité; et ii) elle a estimé que le rôle du pasteur était notamment de faire confiance aux personnes qui fréquentent son église et non pas de remettre en question l’authenticité de leur foi. Après avoir déclaré qu’elle convenait avec la SPR que le pasteur n’est pas formé pour évaluer la crédibilité, la SAR a ajouté que « les [demandeurs] n’ont pas abordé [cela] dans leur mémoire ». Cependant, comme je l’ai indiqué précédemment, cette question a été abordée. La SAR ne s’est pas penchée sur les arguments des demandeurs ni n’a considéré ce que le pasteur avait réellement dit.

[34] Par ailleurs, je conviens avec les demandeurs que la SAR n’a pas étayé sa conclusion quant au rôle et quant à la description de tâches du pasteur. Il semble s’agir ici d’une croyance subjective qui ne tient pas compte du fait que le pasteur avait passé du temps avec les demandeurs pendant quelques mois, qu’il les avait vus fréquenter l’église, un groupe hebdomadaire d’études bibliques et des événements spéciaux et qu’il avait déclaré sous serment à l’audience de la SPR qu’il en [traduction] « était venu à les connaître personnellement en tant qu’individus ».

[35] La SAR ne s’est pas attaquée aux arguments des demandeurs concernant la preuve du pasteur, et ces derniers ont établi que l’analyse de la SAR manquait de transparence, d’intelligibilité et de justification.

(4) Autres éléments de preuve corroborants

[36] Enfin, les demandeurs font valoir que la SAR n’a pas répondu à leurs arguments portant que la SPR avait eu tort de rejeter une preuve documentaire probante et pertinente en se fondant sur une conclusion globale en matière de crédibilité, et qu’elle avait ensuite commis une erreur dans sa propre évaluation en ne tenant pas dûment compte des éléments de preuve corroborants qui lui avaient été soumis : Chen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 311 au para 20, et Elhassan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1247 au para 24. Ils font valoir que la SAR n’a pas examiné de documents corroborants comme des certificats de naissance, des cartes d’identité nationale, des documents scolaires, des certificats de baptême ainsi que des lettres de l’Armée du Salut.

[37] La SAR a expressément pris en compte la lettre de l’Armée du Salut, c’est‑à‑dire la lettre du pasteur de l’église. Il semble que les autres documents concernent l’identité des demandeurs et le fait qu’ils ont été baptisés, ce que la SAR a reconnu. Par conséquent, je ne suis pas convaincue que la SAR ait commis une erreur susceptible de contrôle en ne mentionnant pas les autres documents dans ses motifs.

V. Conclusion

[38] Les demandeurs ont établi que la décision de la SAR est déraisonnable. Par conséquent, il est fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire. La décision est infirmée et l’affaire renvoyée pour réexamen.

[39] Aucune partie ne propose de question à certifier et à mon avis, aucune question de ce type ne se pose.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑414‑20

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé de la cause est modifié de manière à ce que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit dûment désigné comme le défendeur.

  2. Il est fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

  3. La décision de la SAR est infirmée et l’affaire renvoyée à un autre décideur pour réexamen.

  4. Aucune question n’est à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑414‑20

 

INTITULÉ :

RAHELEH SADEGHI, HADI SHATERI, ROZE SHATERI c. LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, RÉFUGIÉS ET CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 mars 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA juge PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 juin 2021

 

COMPARUTIONS :

Daniel Radin

 

pour les demandeurs

 

Monmi Goswami

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Daniel Radin

Avocat

Toronto (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.