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Date : 20210624


Dossier : IMM-3081-20

Référence : 2021 CF 661

Ottawa (Ontario), le 24 juin 2021

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

CHRISTOPHE WILLIAM NGUELIEGA LEUGA

Demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Monsieur Christophe Leuga est citoyen du Cameroun. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’une agente principale d’immigration rendue le 16 janvier 2020 refusant sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). L’agente a conclu que M. Leuga ne s’est pas acquitté de son fardeau de démontrer qu’il encourt les risques prévus aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) advenant un retour au Cameroun.

[2] M. Leuga ne remet pas en cause les conclusions sur le fond de l’agente d’ERAR. Sa demande se base sur les principes d’équité procédurale. Plus précisément, M. Leuga reproche à l’agente deux manquements à l’équité procédurale lors de son audience. Cependant, il n’y a qu’une question déterminante en l’espèce, soit celle de la représentation de M. Leuga à l’audience convoquée par l’agente.

[3] Compte tenu des arguments des parties, des faits particuliers au dossier et de la preuve déposée par M. Leuga, je conclus que M. Leuga a démontré l’existence de problèmes fondamentaux quant à la compétence de sa représentation dans le cadre de son processus d’ERAR et, conséquemment, son droit à l’équité procédurale. J’accueillerai donc la présente demande de contrôle judiciaire.

I. Contexte

[4] M. Leuga était boxeur au sein de l’équipe nationale de boxe du Cameroun. Il allègue craindre un retour au Cameroun, car il serait recherché et menacé de mort par les autorités camerounaises pour avoir porté plainte à quelques reprises auprès du ministre du Sport contre le système de boxe en place. M. Leuga a aussi écrit à des membres de la Fédération de boxe camerounaise exprimant son mécontentement à l’égard du système de boxe et a menacé de porter plainte auprès des médias.

[5] Au cœur de son récit est une agression survenue chez lui le 7 mars 2016 par des agresseurs ou voleurs inconnus. Il allègue avoir été poignardé lors de l’attaque. Le lendemain, M. Leuga aurait essayé de porter plainte contre la Fédération de boxe camerounaise, mais le commissaire de police lui aurait dit de ne pas réagir contre les décisions prises par le gouvernement et l’aurait menacé d’emprisonnement s’il revenait au Commissariat de police. M. Leuga aurait quitté Douala, la ville dans laquelle il résidait, et se serait installé dans la ville de Bafang pendant cinq mois avant de quitter le Cameroun.

[6] Le 12 août 2016, il a quitté le Cameroun pour les États-Unis, où il a déposé une demande d’asile. Ensuite, le 7 août 2019, M. Leuga est arrivé au Canada. Il a présenté une demande d’asile, mais sa demande d’asile fut jugée irrecevable, le 12 août 2019, en vertu de l’article 101(1)(c.1) de la LIPR.

[7] Le 30 août 2019, M. Leuga a présenté une demande d’ERAR avec l’aide de son avocate, Me Patrizia Ruscio.

[8] Peu après, par l’entremise d’une décision du Conseil de discipline du Barreau du Québec (Barreau) datée du 4 septembre 2019, Me Ruscio fut temporairement radiée du Barreau pendant une période de trois mois à compter du 8 octobre 2019. M. Leuga a accusé réception de cette décision le 18 novembre 2019.

[9] Le 1er novembre 2019, l’agente d’ERAR a envoyé un avis de convocation au demandeur et sa représentante. L’avis prévoyait que l’audience aurait lieu le 20 novembre 2019. À ce stade, Me Ruscio ne pouvait pas communiquer avec ses clients et tous ses dossiers ont été pris en possession par le Barreau. M. Leuga a récupéré son dossier du Barreau le 18 novembre 2019, soit le même jour où il a reçu l’avis de convocation de la part de l’agente.

[10] M. Leuga est immédiatement allé au bureau de Me Ruscio où il a rencontré M. Roland Franklin, un des membres du personnel du bureau. M. Franklin lui a expliqué qu’il avait l’habitude de représenter des demandeurs et qu’il recevrait un pourcentage des honoraires de l’avocate.

[11] L’audience a eu lieu le 20 novembre 2020. M. Leuga a été accompagné à l’audience par M. Franklin. Toutefois, il est important de noter que M. Franklin n’est ni avocat ni consultant en immigration.

[12] Le 29 novembre 2019, l’agente d’ERAR a envoyé une lettre à M. Leuga dans laquelle elle a indiqué que Me Ruscio n’était pas une représentante autorisée et a invité M. Leuga à procéder sans représentant ou à choisir un nouveau représentant autorisé (Lettre).

[13] Le 16 janvier 2020, l’agente a rendu sa décision négative. Brièvement, l’agente a jugé que l’explication donnée par M. Leuga quant au fait qu’il était recherché par les autorités camerounaises n’était pas plausible et que sa crainte n’était pas fondée. L’agente s’est référée aux incohérences et contradictions contenues dans la preuve et le témoignage de M. Leuga lors de l’audience. De plus, l’agente a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait persécuté dans la ville de Bafang ni qu’il lui serait déraisonnable d’y vivre advenant son retour au Cameroun.

II. Analyse

[14] M. Leuga soutient que l’agente a manqué à son droit à une audience équitable et à l’équité procédurale pour deux raisons, mais une seule d’entre elles me permet de disposer de la présente demande. Selon M. Leuga, l’agente aurait dû faire preuve de diligence et confirmer les qualifications et la compétence de son représentant, M. Franklin, avant de poursuivre l’audience. M. Leuga maintient que la tenue de l’audience pendant la suspension de son avocate était très problématique et que M. Franklin n’avait ni la capacité ni la compétence de le représenter dans cette procédure.

[15] Les questions d’équité procédurale ne se prêtent pas nécessairement à une analyse relative à une norme de contrôle (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (Canadien Pacifique)). Le rôle de cette Cour est plutôt de déterminer si la procédure est équitable compte tenu de toutes les circonstances (Canadien Pacifique aux para 54-56; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

[16] L’audience d’ERAR s’est déroulée le 20 novembre 2019. Le dossier démontre qu’au moment de l’audience, l’agente n’était pas au courant de la radiation temporaire de Me Ruscio. M. Leuga ne conteste pas ce fait.

[17] Comme je l’ai mentionné ci-dessus, M. Leuga a été accompagné à l’audience par M. Franklin. Ce dernier n’est pas avocat ni consultant. M. Leuga a rencontré M. Franklin le 18 novembre 2019, ayant lui-même pris l’initiative de récupérer son dossier auprès du Barreau et de chercher des informations additionnelles concernant sa demande d’ERAR.

[18] M. Leuga se fie au guide « Instructions et lignes directrices opérationnelles » destiné au personnel d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, au sujet des audiences d’ERAR (Guide). Le Guide précise qu’au début de l’audience d’ERAR, un agent a pour tâche de confirmer que le formulaire signé « Recours aux services d’un représentant » (IMM 5476) identifiant que le conseil actuel figure au dossier. En plus, le Guide souligne l’importance de la participation du conseil lors du processus d’ERAR, « ce qui est à la fois conforme à la Charte canadienne des droits et libertés et aux principes de justice naturelle ». Le Guide décrit le rôle du conseil comme suit :

Le conseil joue un rôle de soutien lors des audiences d’ERAR. Il est autorisé à appuyer le demandeur lors de l’audience afin de clarifier les questions, de l’aider à y répondre, d’obtenir des renseignements supplémentaires et d’intervenir si des déclarations préjudiciables étaient formulées en vue de clarifier ou de corriger les informations. Conformément aux principes de justice naturelle, il est entendu que, dans les cas où les questions sont plus complexes (notamment lorsqu’on soulève la possibilité d’une exclusion ou dans les cas concernant des personnes vulnérables), le conseil peut jouer un rôle plus important, car son aide pourrait se révéler particulièrement nécessaire.

[19] Je suis d’accord avec M. Leuga que l’appui d’un conseil revêt une importance cruciale en l’espèce parce que sa demande d’ERAR représente la seule considération au Canada des risques allégués au Cameroun étant donné qu’il n’a pas accès à la Section de la protection des réfugiés ni à la Section d’appel des réfugiés.

[20] J’ai examiné la transcription de l’audience du 20 novembre 2019. Il est évident que l’agente n’a pas demandé à M. Franklin s’il est avocat ou consultant en immigration. Qui plus est, elle n’a pas confirmé qu’il y avait un changement de conseil et que le formulaire requis figure au dossier. La transcription indique uniquement que le représentant de M. Leuga était « Patrizia Ruscio, avocate (absente) – M. Roland Franklin, conseiller, en remplacement de Patrizia Ruscio, avocate qui ne pouvait se présenter à l’audience (selon les dires de M. Franklin) présent à Montréal ». Tout au long de l’audience, l’agente se réfère à M. Franklin comme étant « représentant », « consultant » et « conseiller ».

[21] Quant à lui, M. Franklin n’a pas offert d’explication factuelle pour sa présence à l’audience. Il n’a pas mentionné que Me Ruscio a été radiée et qu’il ne s’est impliqué dans le dossier que deux jours avant l’audience. Au contraire, la transcription suggère que Monsieur Franklin a informé l’agente que Me Ruscio n’était pas « disponible » et qu’il la remplaçait.

[22] Le 29 novembre 2019, soit neuf jours après l’audience, l’agente a envoyé la Lettre à M. Leuga. Dans la Lettre, l’agente a noté que Me Ruscio n’était pas une représentante autorisée et ne pouvait donc pas le conseiller ni le représenter dans sa demande d’ERAR à l’heure actuelle. L’agente a indiqué que M. Leuga pouvait choisir de poursuivre sa demande sans un représentant ou qu’il pouvait désigner une autre personne en soumettant un nouveau formulaire (IMM 5476).

[23] L’agente a tenté d’envoyer la Lettre à M. Leuga par courriel, mais n’a malheureusement pas utilisé la bonne adresse courriel. M. Leuga a déposé un affidavit supplémentaire datée du 23 septembre 2020 informant le demandeur et la Cour de cette erreur typographique. À la lumière de cette erreur, M. Leuga n’a pas reçu la Lettre avant l’émission de la décision négative de l’agente et ne savait pas qu’il était possible de revoir la question de sa représentation. Le défendeur ne conteste pas ces faits.

[24] M. Leuga soutient aussi que son dossier d’ERAR n’a pas été bien monté et que le dossier reflète une absence de représentation compétente. Les soumissions d’ERAR déposées par Me Ruscio comprennent deux pages. Aucune soumission supplémentaire n’a été déposée avant ou après l’audience pour répondre aux questions et préoccupations de l’agente. La transcription de l’audience indique que M. Leuga a déposé à l’audience des notes manuscrites que l’agente a considérées comme étant des versions différentes de son récit. M. Leuga estime qu’un représentant compétent aurait dû déposer des soumissions écrites dans les jours suivant l’audience pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’incohérences ou de contradictions dans les aspects principaux de son récit.

[25] J’ai lu les soumissions fournies par Me Ruscio et la preuve déposée dans le cadre de la demande d’ERAR. À mon avis, l’état du dossier appuie l’argument de M. Leuga qu’il souffrait de représentation inadéquate.

[26] En somme, le Guide reconnaît le rôle important de la représentation à l’audience d’ERAR. Dans le cas de M. Leuga, la représentation compétente s’avère particulièrement importante parce que sa demande d’ERAR constitue sa seule chance de présenter ses expériences au Cameroun et sa crainte d’y retourner. M. Leuga a choisi de poursuivre sa demande avec l’appui d’une avocate. Selon moi, il pouvait s’attendre à ce que sa représentation soit compétente.

[27] Malgré tout, M. Leuga est arrivé à l’audience avec un dossier préparé inadéquatement et un représentant peu familier avec son dossier. M. Leuga ne savait pas que M. Franklin était un représentant non autorisé. M. Franklin n’a pas avisé l’agente de la situation et l’agente n’a pas suivi les directives du Guide, ce qui aurait permis l’identification du problème sans délai. Les malentendus ou mésaventures se sont poursuivis dans les jours suivant l’audience quand l’agente a tenté, de bonne foi, mais sans succès, d’informer M. Leuga du statut de représentante non autorisée de Me Ruscio et de l’inviter à désigner un autre représentant.

[28] Je suis d’accord avec l’avocate actuelle de M. Leuga qui caractérise les circonstances de l’audience en l’espèce comme étant une série d’événements malheureux qui ont considérablement nui au droit de M. Leuga à une audience et un processus d’ERAR équitable.

[29] Pour tous ces motifs, j’estime que le droit de M. Leuga en matière d’équité procédurale a été violé. Sa demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

[30] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et je conviens qu’il n’y en a aucune.


JUGEMENT AU DOSSIER IMM-3081-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3081-20

 

INTITULÉ :

CHRISTOPHE WILLIAM NGUELIEGA LEUGA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 juin 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 juin 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Stéphanie Valois

 

Pour le demandeur

 

Me Zoé Richard

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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