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Date : 20040108

Dossier : IMM-6219-02

Référence : 2004 CF 15

ENTRE :

                                                  SAMPANTHAR THAMBIAH et

                                                   NAGESWARY SAMPANTHAR

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LEMIEUX

INTRODUCTION ET CONTEXTE

[1]                Sampanthar Thambiah et Nageswary Sampanthar, un couple marié de Jaffna, sont des citoyens tamouls du Sri Lanka respectivement âgés de 65 et de 60 ans. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (le tribunal), par une décision datée du 14 octobre 2002, a rejeté leur demande parce qu'elle estimait que M. Thambiah n'était pas un témoin digne de foi en raison de nombreuses divergences importantes contenues dans son témoignage.

[2]                L'avocat des demandeurs a soulevé quatre questions dans le contexte de sa contestation de la décision du tribunal, à savoir :

(1)         le tribunal a mal interprété le dossier lorsqu'il a tiré ses conclusions quant à la crédibilité;

(2)         la décision du tribunal a été rendue en violation du principe de justice naturelle touchant l'interprétation fournie durant l'audience;

(3)        le tribunal a commis une erreur lorsqu'il a omis d'apprécier, en se fondant sur la preuve dont il disposait, la question de savoir si les demandeurs étaient exposés à un risque objectif;

(4)         le tribunal n'a pas tranché la demande présentée par Nageswary Sampanthar.

[3]                Je traiterai d'abord de la question de justice naturelle. La position du défendeur est que s'il y a eu des erreurs d'interprétation, les demandeurs ont renoncé à les faire corriger.

[4]                Les prétentions des demandeurs doivent être appréciées selon la norme énoncée dans l'arrêt Mohammadian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CAF 191, [2001] 4 C.F. 85.


[5]                Dans cet arrêt, sur le fondement des principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Tran, [1994] 2 R.C.S. 951, M. le juge Stone a déclaré que l'interprétation fournie aux demandeurs devant la Section du statut de réfugié devait être continue, fidèle, impartiale, concomitante et faite par une personne compétente, et qu'il n'était pas nécessaire pour les demandeurs de démontrer qu'ils avaient subi un préjudice réel du fait d'une violation de la norme d'interprétation pour que la Cour puisse intervenir à l'égard de la décision du tribunal. La Cour a en outre statué que dans les cas où il était raisonnable de s'attendre à ce qu'un demandeur présente des objections au sujet de la qualité de l'interprétation, comme c'est le cas lorsqu'il a de la difficulté à comprendre l'interprète, il était nécessaire qu'il le fasse devant le tribunal afin de pouvoir soulever la question de la qualité de l'interprétation comme motif justifiant le contrôle judiciaire.

[6]                Dans l'arrêt Tran, précité, M. le juge en chef Lamer, au nom de la Cour suprême, a expliqué ce que les normes d'interprétation retenues par la Cour suprême du Canada comportaient.

(1)         Continuité

[7]                Au paragraphe 56 de ses motifs, le juge en chef a déclaré, en analysant ce qui constitue une interprétation convenable, que les tribunaux et les commentateurs ont traité la continuité comme un élément nécessaire. « Aussi, les interruptions dans l'interprétation et les résumés des procédures ne sont pas généralement vus d'un bon oeil. » Au paragraphe 58, il a conclu que « [l]es pauses et les interruptions ne doivent être ni encouragées ni permises » .


(2)         Fidélité

[8]                Le juge en chef Lamer a déclaré qu' « [i]l est évident en soi que l'interprétation doit être fidèle » . Il a cité l'extrait suivant tiré d'un article de Graham Steele intitulé « Court Interpreters in Canadian Criminal Law » (1992), 34 Crim. L.Q. 218 :

[TRADUCTION]

[...] l'interprétation doit, autant que possible, reprendre chaque mot et chaque idée; l'interprète ne doit pas « nettoyer » le témoignage pour lui donner une forme, une grammaire ou une syntaxe qu'il ne possède pas; l'interprète ne devrait faire aucun commentaire sur le témoignage et il ne devrait s'exprimer qu'à la première personne, en disant, par exemple, « je suis allé à l'école » plutôt que « il dit qu'il est allé à l'école » .

[9]                Le juge en chef Lamer a ensuite déclaré ce qui suit au paragraphe 59 : « C'est également en raison de ce besoin de fidélité qu'il est très peu probable que les résumés satisferont à la norme générale d'interprétation [...] » . Il a cité une affaire américaine dans laquelle il a été statué que les résumés fournis au défendeur par l'interprète de la poursuite n'étaient pas appropriés parce que [TRADUCTION] « [q]uelque astucieux qu'aient pu être les résumés de [l'interprète], ils ne pouvaient permettre à Negron de comprendre la nature exacte du témoignage contre lui au moment, dans le procès, où l'État a choisi de le présenter » .


[10]            À l'égard de la fidélité, le juge en chef Lamer a fait au paragraphe 60 une mise en garde selon laquelle il était important de garder à l'esprit que l'interprétation « [était] fondamentalement une activité humaine qui s'exerce rarement dans des circonstances idéales » . Il a déclaré qu' « il ne serait ni réaliste ni raisonnable d'exiger que même une norme d'interprétation garantie par la Constitution en soit une de perfection » . Il a une fois de plus cité un extrait de l'article de Steele rédigé comme suit :

[TRADUCTION]

Même la meilleure interprétation n'est pas « parfaite » , car l'interprète ne peut jamais donner au témoignage la même nuance ou le même sens que les propos originaux. Pour cette raison, les tribunaux ont prévenu qu'il ne convient pas d'examiner au microscope le témoignage interprété pour voir s'il comporte des incohérences. Il faut accorder le bénéfice du doute au témoin.

[11]            Faisant ressortir la distinction entre l'interprétation et la traduction, le juge en chef Lamer a déclaré ce qui suit :

Compte tenu du fait que l'interprétation comporte un processus de médiation entre deux personnes qui doit se produire sur-le-champ, avec peu de possibilité de réfléchir, il s'ensuit que la norme d'interprétation tendra à être inférieure à ce qu'elle pourrait être dans le cas de la traduction qui a pour départ un texte écrit, où le temps de réaction est en général plus long et où il est possible de mieux concilier les différences conceptuelles qui existent parfois entre deux langues et de mieux en tenir compte.

3.          Impartialité

[12]            Le juge en chef a déclaré qu'il allait de soi que l'interprétation, notamment dans une affaire criminelle, devrait être objective et impartiale. Cela exclurait à titre d'interprète une partie au litige de même qu'un parent ou un ami d'une partie, le juge et une personne étroitement liée aux événements qui ont donné naissance à l'accusation criminelle. Ces règles peuvent être assouplies si l'instance se déroule sans contestation.


4.          Compétence

[13]            Cette norme exige que l'interprétation « doit être d'assez bonne qualité pour assurer que justice soit rendue et paraisse avoir été rendue » . Au paragraphe 62, le juge en chef a déclaré ce qui suit : « Cela signifie à tout le moins que l'accusé a droit à un interprète compétent » .

5.          Concomitance

[14]            Il s'agit d'une question du moment qui, selon ce qu'a déclaré le juge en chef, requiert que l'interprétation soit concomitante à l'instance en question. Il a fait une distinction entre « consécutive » (après que les mots ont été prononcés) et « simultanée » (au moment même où les mots sont prononcés). Il a déclaré que « [s]'il est généralement préférable que l'interprétation soit consécutive plutôt que simultanée, il importe d'abord et avant tout qu'elle soit concomitante » . Il a déclaré que l'interprétation consécutive avait l'avantage de permettre à l'accusé de réagir au moment opportun, comme au moment de soulever des objections. Il a ajouté qu'elle permet également d'évaluer plus facilement sur-le-champ la fidélité de l'interprétation, ce qui est plus difficile lorsqu'une personne doit écouter la langue de départ et sa traduction en même temps, comme c'est le cas lorsque l'interprétation est simultanée.


ANALYSE ET CONCLUSIONS

[15]            Afin d'établir s'il y a eu des violations aux normes établies en matière d'interprétation, le demandeur dans la présente affaire a retenu les services d'un interprète, non présent lors de l'audience, qui a écouté la cassette de l'enregistrement de l'audience et qui a fourni une transcription qui rendait (1) des échanges, faits en tamoul entre l'interprète et M. Thambiah, pour lesquels il n'y a pas eu d'interprétation et qui par conséquent ne sont pas inclus dans le dossier de transcription officielle, et (2) des déclarations, faites en anglais lors de l'audience par l'interprète, qui n'avaient pas été faites en tamoul par M. Thambiah.

[16]            Les deux derniers paragraphes de l'affidavit de l'interprète qui a vérifié la transcription, affidavit pour lequel il n'y a pas eu de contre-interrogatoire, sont rédigés comme suit :

[TRADUCTION]

J'ai limité mes corrections aux points qui semblaient particulièrement mauvais. Il y a de nombreuses erreurs mineures que je n'ai pas incluses, erreurs qui ne semblent pas avoir causé de véritable confusion (par exemple, à un certain moment, l'interprète dit Canada au lieu de France, mais la question a finalement quand même été comprise).

J'ai l'impression que l'interprète était impatient et qu'il parlait souvent aux demandeurs sur un ton ennuyé et sévère. Je travaille en tant qu'intervenant scolaire, mais j'ai aussi travaillé en tant qu'interprète. Le fait de parler à un demandeur d'asile de cette façon serait normalement intimidant et ajouterait au stress de devoir parler de ce qui s'était passé.


[17]            Mon examen de la transcription effectuée par l'interprète retenu par les demandeurs et mon étude de la transcription officielle dont disposait le tribunal m'amènent à conclure que l'interprétation fournie par le tribunal ne respectait pas les normes de qualité établies par les arrêts Tran et Mohammadian, précités, et par conséquent la décision du tribunal doit être annulée.

[18]            Je tire cette conclusion en reconnaissant que dans l'arrêt Tran, précité, le juge en chef a fait une mise en garde selon laquelle l'interprétation n'a pas à être parfaite et selon laquelle le témoignage interprété ne devrait pas être examiné au microscope pour voir s'il comporte des incohérences.

[19]            En outre, dans la présente affaire, le demandeur n'a pas prétendu que l'interprète était incompétent. Lors de l'audience, l'interprète comprenait M. Thambiah et ce dernier comprenait l'interprète.

[20]            Le témoignage révèle un certain nombre de violations aux normes d'interprétation établies par les arrêts Tran et Mohammadian, précités. Au paragraphe suivant, les références à TC signifient la transcription certifiée (le dossier officiel dont disposait le tribunal) et à TD-DD signifient la transcription des demandeurs (TD) effectuée par l'interprète qui a vérifié la transcription effectuée dans le dossier des demandeurs (DD).

[21]            J'énumère comme suit les violations :

1.         L'interprète a omis d'interpréter certaines des réponses données par le demandeur (M. Thambiah), à savoir :

(a)         TC, à la page 252 et TD-DD, à la page 164;


(b)         TC, à la page 255 et TD-DD, à la page 168;

(c)         TC, à la page 264 et TD-DD, à la page 177;

(d)         TC, à la page 265 et TD-DD, à la page 178;

(e)        TC, à la page 267 et TD-DD, à la page 180.

2.          L'interprète a interrompu M. Thambiah et il a commencé à discuter avec lui pour faire des commentaires à l'égard de certaines réponses qu'il, M. Thambiah, donnait ou avait donnés, à savoir :

(a)         TC, à la page 253 et TD-DD, aux pages 165 et 166;

(b)         TC, à la page 266 et TD-DD, à la page 179 qui fournissait sans justification une réponse préjudiciable que M. Thambiah n'avait pas donnée;

3.          L'interprète a changé la teneur des questions posées à M. Thambiah par le commissaire qui présidait le tribunal, à savoir :

(a)        TC, à la page 255 et TD-DD, à la page 167;

(b)        TC, à la page 267 et TD-DD, à la page 180;

4.          L'interprète a donné des directives à M. Thambiah, à savoir :

TD-DD, à la page 169;

5.          L'interprète a embelli des réponses données par M. Thambiah, à savoir :

(a)        TC, aux pages 262 et 263 et TD-DD, aux pages 175 et 176;

(b)         TC, à la page 266 et TD-DD, à la page 178.

[22]            Les exemples précédemment énoncés sont des violations aux normes de continuité, de fidélité et d'impartialité comme il en a été traité dans l'arrêt Tran, précité.

[23]            Je n'accepte pas la prétention du défendeur selon laquelle les demandeurs ont renoncé à leur droit de présenter des objections. Je remarque que le juge en chef Lamer dans l'arrêt Tran a déclaré que le seuil pour qu'il y ait une renonciation était élevé.

[24]            Il ne s'agit pas en l'espèce d'une affaire comme l'arrêt Mohammadian dans lequel le revendicateur du statut de réfugié était clairement conscient des problèmes de l'interprétation, mais n'avait rien dit. Dans la présente affaire, l'interprète comprenait le demandeur, M. Thambiah. Cependant, le demandeur n'était aucunement en mesure d'apprécier le fait que l'interprète ne traduisait pas certaines de ses réponses, qu'il changeait la teneur de certaines des questions qui lui étaient posées par les membres du tribunal ou qu'il fournissait sans justification des réponses que le demandeur n'avait pas données. Dans les circonstances, je conclus que les demandeurs n'avaient pas renoncé à leur droit à l'assistance d'un interprète.


[25]            Il existe un deuxième motif justifiant l'annulation de la décision du tribunal. Je partage l'opinion de l'avocat des demandeurs selon laquelle le tribunal a mal interprété la preuve, ce qui a entraîné que certaines de ses conclusions quant à la crédibilité n'étaient pas conformes aux exigences de l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale qui prévoit que la Cour fédérale peut accorder une réparation si elle est convaincue que le tribunal a fondé sa décision ou son ordonnance sur une conclusion de fait erronée tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans qu'il ait été tenu compte des documents dont il disposait.

[26]            À mon avis, le tribunal a commis une erreur importante :

(1)         lorsqu'il a conclu que les problèmes de M. Thambiah, selon son FRP, avaient commencé en novembre 2000. Cette conclusion ne tient pas compte de la déclaration claire faite dans son FRP et lors de son témoignage selon laquelle il avait été arrêté en 1999 de même qu'en novembre 2000;

(2)        lorsqu'il a conclu que l'exposé narratif du FRP du demandeur ne mentionnait pas ce qu'il avait déclaré dans son témoignage à l'égard du harcèlement qu'il avait subi par la SLA entre décembre 1999 et avril 2001. Cette conclusion ne tient pas compte de la déclaration contenue dans le FRP du demandeur selon laquelle des militaires lui avaient régulièrement rendu visite au cours de cette période;

(3)         lorsqu'il a tiré une conclusion selon laquelle il était invraisemblable que la SLA aurait soudainement en 1995, après treize ans, commencé à questionner M. Thambiah à l'égard de son fils adoptif qui, selon ce que les membres de la SLA savaient, aurait eu des liens avec les LTEE depuis 1987. Cette conclusion ne tient pas compte du fait que la SLA ne pouvait pas l'avoir questionné quant aux activités de son fils adoptif avant avril 1996 parce qu'entre 1987 et 1995 les LTEE contrôlaient la région où le couple vivait et, après la prise de contrôle de la région par la SLA en 1995, les demandeurs ne s'y étaient pas réinstallés avant avril 1996;


(4)         lorsqu'il a mis en doute, à tort, la crainte subjective des demandeurs parce que selon son hypothèse les demandeurs avaient retardé leur départ de Jaffna en raison de leur réticence à payer un pot-de-vin alors qu'en fait le couple avait tout juste assez d'argent pour payer des billets d'avion.

DÉCISION

[27]            Pour tous ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du tribunal est annulée et la demande d'asile présentée par les demandeurs est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés afin qu'un tribunal différemment constitué examine à nouveau la demande. Mes conclusions sont fondées sur les faits et il ne semblerait pas qu'elles soulèvent une question d'importance nationale. Cependant, chacune des parties aura une semaine à compter de la date de la présente ordonnance pour proposer une ou plusieurs questions certifiées et l'autre partie aura une semaine pour répondre à la communication par laquelle une question certifiée aura été soumise à la Cour.

« François Lemieux »

Juge

OTTAWA (ONTARIO)

Le 8 janvier 2004

Traduction certifiée conforme

Danièle Laberge, LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                IMM-6219-02

INTITULÉ :               SAMPANTHAR THAMBIAH ET AL c. MCI

                                                     

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 23 OCTOBRE 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE LEMIEUX

DATE DES MOTIFS :                                   LE 8 JANVIER 2004

COMPARUTIONS :

Raoul Boulakia

POUR LES DEMANDEURS

Angela Marinos

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raoul Boulakia

Avocat

POUR LES DEMANDEURS        

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR



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