Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision


Date : 20210416

Dossier : T-922-20

Référence : 2021 CF 335

Ottawa (Ontario), le 16 avril 2021

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

STEPHAN LANDRY, NATHALIE GROLEAU, KEVIN GAILLARDETZ-LANDRY, PIERRE-OLIVIER LANDRY-BERTHIAUME, SARAH LANDRY, JEAN LANDRY, DAREN LANDRY-GAGNON, SHAREEN LANDRY, LOUISE SAVARD, DENIS LANDRY, NATHALIE BERNARD, NORMAND CORRIVEAU, NORMAND JUNIOR BERNARD CORRIVEAU, PASCAL BERNARD CORRIVEAU, ANDRÉ MONTPLAISIR, DANIEL LANDRY, DANIEL ROCHELEAU ET EMMANUEL CLOUTIER

demandeurs

et

LE CONSEIL DES ABÉNAKIS DE WÖLINAK, MICHEL R. BERNARD, RENÉ MILETTE, LUCIEN MILETTE ET CHRISTIAN TROTTIER

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Survol

[1] Dans leur demande pour l’émission d’un bref de quo warranto, les demandeurs plaident que les membres du Conseil des Abénakis de Wôlinak ont usurpé les charges de chef et de conseillers, en demeurant en poste après la fin de leurs mandats survenue respectivement le 14 juin 2020 (pour le chef Michel R. Bernard) et le 18 juin 2018 (pour les trois conseillers).

[2] Il est important de noter que l’élection pour les postes de conseillers, qui devait initialement avoir lieu le 18 juin 2018, a été reportée à plusieurs reprises - et n’a toujours pas eu lieu, notamment pour les motifs suivants :

Ÿ Certains des demandeurs ont demandé et obtenu du juge William Pentney (dossier T-990-18), une injonction interlocutoire « empêchant le Conseil des Abénakis de Wôlinak de tenir le scrutin pour l’élection des conseillers de la bande… jusqu’à ce que soit tranchée la demande de contrôle judiciaire » (Landry c Conseil des Abénakis de Wôlinak, 2018 CF 601 [Interlocutoire 1]), ce que la soussignée a fait le 4 décembre 2018 (Landry c Conseil des Abénakis de Wôlinak, 2018 CF 1211 [Wôlinak 1]);

Ÿ L’enjeu dans Wôlinak 1, soit l’appartenance des membres non-statués à la bande et, partant, leur droit de participer au processus électoral, a fait l’objet d’un appel puis d’un désistement d’appel le 12 mars 2020 (A-422-18);

Ÿ Entre temps, certains des demandeurs et les défendeurs ont, de part et d’autre, institué de nouvelles procédures (dossiers T-1139-19 et T-1227-19) visant la confection de la liste électorale et le droit, cette fois, des membres associés d’y être inscrits. La décision de la Cour sur ces questions (Landry c Première Nation des Abénakis de Wôlinak, 2020 CF 945 [Wôlinak 2]) fait présentement l’objet d’un appel devant la Cour d’appel fédérale (A-271-20);

Ÿ Depuis, les demandeurs ont demandé et se sont vus refuser par le juge Pentney (dans le présent dossier), une injonction interlocutoire enjoignant les défendeurs de tenir, dans un délai raisonnable, des élections pour les postes de chef et de conseillers (décision non-rapportée [Interlocutoire 2]. Cette décision fait également l’objet d’un pourvoi devant la Cour d’appel fédérale (A-224-20).

[3] Dans le cadre d’une Conférence de gestion de l’instance présidée par la soussignée, il est devenu évident que bien que les demandeurs désirent que des élections aient lieu dans les meilleurs délais, ils pourraient contester le résultat de cette élection si la Cour d’appel fédérale leur donnait raison dans le dossier A-271-20, et infirmait la décision de cette Cour dans Wôlinak 2.

[4] Par ailleurs, dans leur demande pour l’émission d’un bref de quo warranto, les demandeurs font grand état d’un passage de l’ordonnance du juge Pentney dans Interlocutoire 1, où il explique, dans ces termes, son refus d’émettre certaines conclusions auxiliaires recherchées par les demandeurs :

[39] Je note que les parties sont d’accord que le Conseil sortant peut continuer en fonction, en inspirant [sic] de l’article 8.8 du Code d’élection des Abénakis de Wôlinak, qui traite de la situation d’un appel des résultats d’une élection. L’article 8.8 constate que si un appel est déposé, « Le chef et les conseillers élus demeurent en fonction durant la procédure d’appel ». Cependant, l’article prévoit aussi que les conseillers « pourront prendre des décisions de nature urgente », et que « les responsabilités de gestion et d’administration courantes continueront de relever du Conseil sortant. » Compte tenu de cette disposition, il n’y a pas lieu de traiter la deuxième question en litige sur les ordonnances auxiliaires demandées par les demandeurs.

[5] Les demandeurs plaident que tous les gestes posés par le Conseil depuis lors sont régis par ce passage de l’ordonnance du juge Pentney et sont illégaux s’ils excèdent la simple administration courante et urgente des affaires de la bande. Les défendeurs, pour leur part, s’autorisent de ce passage pour justifier leur maintien en fonction jusqu’aux prochaines élections. À mon avis, les parties ont tort.

[6] D’abord, ce commentaire du juge Pentney n’est suivi d’aucune conclusion en ce sens. Par ailleurs, même s’il y avait eu conclusion en ce sens, elle n’aurait été valide que jusqu’au jugement final de la Cour sur la demande de contrôle judiciaire, lequel est daté du 4 décembre 2018. Sur le mérite de la demande en quo warranto, la Cour déterminera effectivement ce que le Conseil pouvait ou ne pouvait pas faire depuis le 18 juin 2018, mais elle le fera en application du Code électoral des Abénakis de Wôlinak, de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, et possiblement du Règlement concernant l’annulation ou le report d’élections au sein de premières nations (prévention de maladies), DORS/2020-84) édicté en marge de la pandémie de Covid-19).

[7] Cela dit, c’est dans le contexte de ce recours en quo warranto que les demandeurs ont requis des défendeurs, au titre de la Règle 317 des Règles des Cours fédérales, la production des documents suivants :

Ÿ Toute résolution adoptée par le Conseil du 12 juin 2016 au 7 mars 2017, du 2 mai 2018 au 12 juin 2017 et du 12 février 2020 à ce jour;

Ÿ Toute entente, toute transaction ou tout contrat intervenus entre les défendeurs et tout tiers relativement à la réalisation d’un projet de casino, de culture de cannabis et d’exploitation d’une enceinte de boxe;

Ÿ Les états de compte bancaire ouvert pour et au nom des Abénakis de Wôlinak et du Conseil depuis le 10 juin 2018;

Ÿ Copie de tout chèque ou virement bancaire tirés de tout compte bancaire ouvert pour et au nom des Abénakis de Wôlinak et du Conseil.

[8] Les défendeurs se sont d’abord opposés à cette demande de production, la qualifiant de partie de pêche, pour ensuite y faire suite partiellement. À ce jour, ils ont fourni les documents suivants :

Ÿ L’ensemble des résolutions adoptées par le Conseil depuis le 12 juin 2016;

Ÿ Un affidavit de Dave Bernard, directeur général auprès du Conseil, dans lequel il fait état en détail de l’état des projets de casino, de culture de cannabis et d’exploitation d’une enceinte de boxe (ou auditorium) sur la réserve, de l’abattage d’une pinède et de la construction d’un garage municipal; un certain nombre de documents et d’ententes sont joints à cet affidavit;

Ÿ Les états financiers vérifiés du Conseil des Abénakis de Wôlinak pour les exercices se terminant au 31 mars 2018 et 2019, avec un engagement de la part des défendeurs de transmettre ceux de 2020 et 2021, lorsque disponibles.

[9] Le débat porte donc essentiellement sur les documents faisant état de toutes les transactions bancaires effectuées par le Conseil depuis juin 2018.

II. Analyse

[10] La Règle 317 des Règles des Cours fédérales prévoit ce qui suit :

Matériel en la possession de l’office fédéral

Material from tribunal

317 (1) Toute partie peut demander la transmission des documents ou des éléments matériels pertinents quant à la demande, qu’elle n’a pas mais qui sont en la possession de l’office fédéral dont l’ordonnance fait l’objet de la demande, en signifiant à l’office une requête à cet effet puis en la déposant. La requête précise les documents ou les éléments matériels demandés.

317 (1) A party may request material relevant to an application that is in the possession of a tribunal whose order is the subject of the application and not in the possession of the party by serving on the tribunal and filing a written request, identifying the material requested.

[11] Les documents demandés doivent donc être pertinents au débat et se retrouver exclusivement en la possession de l’office fédéral. Les documents doivent être bien identifiés puisqu’un « manque appréciable de précision est suffisant en soi pour sceller le sort [d’une telle] requête » (Maax Bath Inc c Almag Aluminum Inc, 2009 CAF 204, au para 11).

[12] Dans l’affaire Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128, la Cour d’appel fédérale énonçait certaines balises à respecter dans l’application de cette Règle :

[106] L’article 317 joue un rôle limité. Comme il a été mentionné, cette disposition habilite les demandeurs à obtenir d’un décideur administratif « des documents ou des éléments matériels pertinents quant à la demande qu’[ils] n’[ont] pas mais qui sont en la possession [du décideur] ».

[107] L’article 317 a l’effet que prévoit son libellé. Les seuls documents accessibles en vertu de cet article sont ceux qui sont « pertinents quant à la demande » et « en la possession » du décideur administratif, et de lui seul. Le paragraphe 318(1) dispose que les documents visés par l’article 317 doivent venir d’un décideur administratif, et non d’une autre source.

[108] Les documents doivent être pertinents. Le document qu’un demandeur sollicite, car il « pourrait être pertinent dans l’espoir d’en établir la pertinence par la suite », n’est pas visé par l’article 317 (Access Information Agency Inc. c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 224, par. 21). Les principes abordés plus haut — tout particulièrement ceux qui sont prévus au paragraphe 18.4(1) de la Loi sur les Cours fédérales et à l’article 3 des Règles des Cours fédérales quant à la célérité et à la bonne marche des contrôles judiciaires découragent les recherches à l’aveuglette.

[109] La pertinence dépend des motifs invoqués en faveur du contrôle dans l’avis de demande :

Un document intéresse une demande de contrôle judiciaire s’il peut influer sur la manière dont la Cour disposera de la demande. Comme la décision de la Cour ne portera que sur les motifs de contrôle invoqués par l’intimé, la pertinence des documents demandés doit nécessairement être établie en fonction des motifs de contrôle énoncés dans l’avis de requête introductif d’instance et l’affidavit produits par l’intimé.

(Canada (Commission des droits de la personne) c. Pathak (C.A.), [1995] 2 C.F. 455, p 460).

[110] La Cour doit faire des motifs de contrôle une « appréciation réaliste » de leur « nature essentielle » en s’employant à en faire une lecture globale et pratique, sans s’attacher aux questions de forme (Canada (Revenu National) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, par. 50 et 102; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Emerson Milling Inc., 2017 CAF 79, par. 29).

[13] La règle est donc claire et elle a été répétée à maintes reprises : les documents doivent être pertinents à l’analyse de la question dont la Cour est réellement saisie, et non simplement souhaités dans l’espoir d’en établir éventuellement la pertinence. Il est donc nécessaire de cerner la demande sous-jacente de façon réaliste.

[14] Le bref quo warranto est l’un des recours extraordinaires pour lesquels la compétence est conférée à cette Cour par l’alinéa 18(1)(a) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Il permet de contester le droit d’un titulaire d’une charge publique d’exercer cette charge (Salt River First Nation #195 c Martselos, 2009 CF 25 au para 13 [Salt River]; Marie c Wanderingspirit, 2003 CAF 385 au para 20).

[15] Tel qu’indiqué précédemment, les demandeurs ont pris comme position que les défendeurs peuvent effectivement exercer la charge de chef et conseillers de la Première Nation, mais que leurs pouvoirs sont, pour l’heure, limités aux gestes de simple administration courante. À nouveau, il appartiendra à la Cour de déterminer si les défendeurs exercent légalement leur charge, ainsi que la nature des gestes qu’ils pouvaient ou peuvent poser depuis la fin de leur mandat. Les documents produits à date permettront à la Cour de déterminer, une fois la légalité de l’exercice de cette charge déterminée, s’ils ont excédé leurs pouvoirs.

[16] Cependant, les demandeurs recherchent plusieurs remèdes qui excèdent le cadre d’un recours en quo warranto. Ils demandent à la Cour de :

ANNULER toute résolution adoptée par les défendeurs depuis le 10 juin 2018 ou alternativement, RÉSERVER LES DROITS du conseil de bande à être prochainement élu de les annuler selon son appréciation de leur opportunité;

DÉCLARER nul et sans effet tout contrat, entente, convention, transaction intervenus entre les défendeurs et leur représentants, agent ou employée, au nom des Abénakis de Wôlinak, avec tout tiers depuis le 10 juin 2018, ou alternativement, RÉSERVER LES DROITS du conseil de bande à être prochainement élu de les annuler selon son appréciation de leur opportunité;

Plus spécifiquement DÉCLARER nulle et sans effet toute résiliation de bail, entente de résiliation ou avis d’expulsion des locataires du Carrefour Wôlinak, situé au …, propriété du Conseil de bande des Abénakis de Wôlinak et plus spécifiquement et entre autres, le local opposé par [un tiers];

ORDONNER l’arrêt de tous travaux entrepris aux fins de la réalisation des projets de casino, d’usine de cannabis, d’enceinte de boxe et de garage municipal;

ORDONNER aux défendeurs de suspendre tout paiement sauf ceux autorisés par la cour ou dus en vertu des programmes financés par le gouvernement fédéral et actuellement gérés par le séquestre administrateur nommé par Services Autochtones Canada;

NOMMER un séquestre judiciaire afin qu’il assume les fonctions du conseil de bande jusqu’à l’élection d’un nouveau conseil de bande, à l’exception des fonctions qui relèvent du séquestre administrateur nommé par Services Autochtones Canada; et lui confier la responsabilité de tenir les élections conformément au code électoral de la bande, en s’assurant que les membres du comité d’appel qui seront nommés satisfont les critères de compétence indiqués au code électoral et qu’ils soient indépendants et impartiaux;

ORDONNER la tenue d’élections pour les postes de chef et de conseiller non statués dès qu’il est raisonnablement possible de les tenir, conformément à la coutume des Abénakis de Wôlinak telle que décrite dans son code électoral en vigueur;

RENDRE toute ordonnance ou déclaration que la Cour jugera opportune ou équitable;

CONDAMNER les défendeurs Michel Bernard, René Milette, Lucien Milette et Christian Trottier aux dépens de la présente demande; et

ORDONNER que les dépens de la présente demande soient payables par les défendeurs personnellement selon une formule permettant une pleine indemnisation (dépens avocat client).

[17] Il ressort de cette brochette de conclusions que le recours des demandeurs en est un en jugement déclaratoire, en injonction et en contrôle judiciaire déguisé de plusieurs décisions prises par le Conseil depuis juin 2018. Ils y joignent même des conclusions en nullité qui affectent nécessairement les droits de tiers qui ne sont pas partie aux procédures devant la Cour.

[18] Dans Salt River, la juge Judith Snider avait à examiner la légitimité des gestes posés par les membres d’un conseil de bande et déterminer si le bref quo warranto était le remède approprié. Comme en l’instance, la juge note que les demandeurs contestent plus d’une décision prise par le conseil, ce que la Règle 302 ne leur permet par de faire. Elle conclut également que la légalité des gestes posés par les membres d’un conseil de bande dont on ne conteste pas le droit d’exercer sa charge, ne relève pas du quo warranto.

[19] Il appartiendra au juge qui entendra le mérite de la cause de déterminer la compétence de la Cour pour rendre l’ensemble des remèdes recherchés par le demandeur. Pour les fins de ce que j’ai à déterminer aujourd’hui, je note que l’essence de la demande dont la Cour est saisie est de circonscrire la nature des pouvoirs que les défendeurs peuvent exercer depuis l’expiration de leur mandat. Je ne vois pas en quoi tous les relevés bancaires, copies de chèques et preuves de transferts bancaires depuis juin 2018 seraient de nature à assister la Cour dans cette tâche. On parle ici de volumineux documents requis dans l’espoir d’en trouver quelques-uns qui soient pertinents. C’est la nature même d’une recherche à l’aveuglette.

[20] Je suis donc d’avis que les documents produits par les défendeurs apporteront l’éclairage voulu sur les gestes posés par les défendeurs depuis juin 2018 et, en ce sens, ils sont complets et suffisants. La requête des demandeurs est donc rejetée.


ORDONNANCE dans T-922-20

LA COUR STATUE que :

  1. La requête des demandeurs est rejetée;

  2. Les dépens sont octroyés aux défendeurs.

Blanc

« Jocelyne Gagné »

Blanc

Juge en chef adjointe


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-922-20

 

INTITULÉ :

STEPHAN LANDRY ET AL c MICHEL R. BERNARD ET AL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE ottawa (ontario) et MONTRÉAL (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 FÉVRIER 2021

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 avril 2021

 

COMPARUTIONS :

Paul-Yvan Martin

 

Pour leS demandeurS

 

Sébastien Chartrand

Pour leS défendeurS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Martin Camirand Pelletier Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour leS demandeurS

 

Larochelle Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour leS défendeurS

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.