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Date : 20210628


Dossier : IMM‑4120‑21

Référence : 2021 CF 679

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 juin 2021

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

ADEBANKE DEBORAH OGUNKOYA

VERONICA ADE

OLUWAFEMISOLA OLUWADAMILOLA OGUNKOYA

ERIOLUWA OLUWAFOLAJIMI OGUNKOYA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sollicitent un sursis à l’exécution de leur renvoi au Nigéria jusqu’à ce que la Cour ait statué sur leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard de la décision par laquelle un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a refusé leur demande de report du renvoi. L’exécution de la mesure de renvoi a été fixée au 30 juin 2021. Le 17 juin 2021, l’agent a refusé de reporter le renvoi des demandeurs jusqu’à ce que la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’ils avaient récemment déposée soit tranchée.

[2] Pour les motifs exposés ci‑après, j’en arrive à la conclusion que les demandeurs n’ont pas établi selon la norme applicable que leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire soulève une question sérieuse à trancher en ce qui concerne le caractère raisonnable de la décision de l’agent. En conséquence, la requête en sursis des demandeurs est rejetée.

II. Questions en litige

[3] Pour obtenir un sursis à l’exécution de leur renvoi en attendant que soit tranchée leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, les demandeurs doivent établir : (1) que la demande sous‑jacente soulève une question sérieuse à trancher, (2) qu’ils subiront un préjudice irréparable si le sursis est refusé et (3) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis : RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 à la p 334; Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF). La Cour évaluera ces éléments et les faits pertinents et déterminera s’il est juste et équitable d’accorder un sursis eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire : Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 aux para 1, 25.

[4] Les questions à trancher dans la présente requête sont donc les suivantes :

  1. Les demandeurs ont‑ils établi l’existence d’une question sérieuse à trancher dans leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’agent a refusé de reporter leur renvoi?

  2. Les demandeurs ont‑ils établi qu’ils subiront un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé?

  3. La prépondérance des inconvénients favorise‑t‑elle l’octroi du sursis?

[5] Je conclus que les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’une question sérieuse à trancher dans la demande sous‑jacente d’autorisation ou de contrôle judiciaire et que cette conclusion est déterminante quant à l’issue de la requête des demandeurs. En conséquence, il n’est pas nécessaire que j’examine les deux dernières questions en litige, étant donné qu’elles font partie d’un test conjonctif dont chacun des éléments doit être établi : Es‑Sayyid c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CAF 59 au para 7.

III. Analyse

A. Les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’une question sérieuse à trancher

(1) Principes généraux

[6] Les parties s’entendent sur les principaux généraux pertinents quant à l’élément de la « question sérieuse à trancher » de l’analyse à mener dans le cadre d’une requête en sursis. Il convient de souligner que la demande de sursis jusqu’à l’issue d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est une forme de recours interlocutoire lié à la demande elle‑même : Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, art 18, 18.1, 18.2. Lorsqu’aucun motif sérieux de contester une décision administrative n’est invoqué, la demande de sursis jusqu’à l’issue de la demande de contrôle judiciaire ne constituerait rien de plus qu’une demande autonome de délai, qui n’est pas justifiée, eu égard à l’exigence selon laquelle la mesure de renvoi doit être exécutée « dès que possible » : Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], art 48(2).

[7] Cette préoccupation est encore plus significative lorsque le sursis est demandé en attendant la décision sur la demande de contrôle judiciaire relative à un refus de reporter le renvoi. En pareil cas, l’octroi du sursis accordera aux demandeurs la réparation qu’ils sollicitent dans leur demande, soit un report du renvoi. La Cour d’appel fédérale a donc décidé que l’élément de la « question sérieuse à trancher » du critère applicable à un sursis en pareil cas doit être évalué au regard d’une norme exigeante. Selon cette norme, l’élément de la « question sérieuse à trancher » ne sera établi que si, selon un « examen attentif » des questions soulevées, les demandeurs ont fait valoir « des arguments assez solides » ou relevé une question « faisant en sorte qu’il est vraisemblable que la demande principale soit accueillie » : Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, aux para 66‑67, adoptant Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148 aux para 8‑10; Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 882.

[8] La norme au regard de laquelle la décision sous‑jacente sera examinée est pertinente quant à la question de savoir si le demandeur a présenté « des arguments assez solides » ou démontré « qu’il est vraisemblable que la demande principale soit accueillie ». Lors du contrôle judiciaire de la décision de l’agent, la Cour devra déterminer si la décision était déraisonnable, eu égard au pouvoir discrétionnaire restreint dont les agents d’exécution disposent pour accorder un bref report en raison d’obstacles temporaires au renvoi : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16‑17, 23‑25; Forde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1029 aux para 40‑44; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286 au para 45; LIPR, art 48(2).

[9] Dans le cadre de l’examen du caractère raisonnable d’une décision relative au report, la Cour déterminera si elle est transparente, intelligible et justifiée à la lumière des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur elle, y compris la preuve et les arguments présentés : Vavilov aux para 15, 86, 95, 99‑101, 125‑128.

(2) La demande d’asile des demandeurs

[10] La demanderesse principale et ses trois personnes à charge sont des ressortissants du Nigéria qui vivent au Canada depuis qu’ils y sont entrés en avril 2018. À leur arrivée, ils ont présenté une demande d’asile fondée sur la violence physique, psychologique et sexuelle que la demanderesse principale a subie aux mains de son ex‑époux (qui ne serait plus au Nigéria), ainsi que sur les menaces de violence de la part du père de son ex‑époux, le dirigeant d’une église locale, dont elle craint également qu’il ne lui enlève les enfants.

[11] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a refusé la demande d’asile de la famille le 24 avril 2019. Elle a conclu que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable à Port Harcourt. Une PRI est un endroit du pays de nationalité des demandeurs d’asile où ils peuvent se réinstaller de manière sûre et raisonnable. Si cet endroit existe, le demandeur d’asile ne sera pas considéré comme un réfugié au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la LIPR et ne sera pas exposé à un risque de préjudice « en tout lieu de ce pays », ainsi que l’exige l’article 97 de la LIPR : Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589 (CA) aux p 592‑593; Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) à la p 710; Velasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1201 au para 15. En conséquence, l’existence d’une PRI viable rend irrecevable une demande d’asile présentée au titre des articles 96 ou 97 de la LIPR, indépendamment du bien‑fondé des autres aspects de la demande : Barragan Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 502 aux para 45‑46.

[12] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR), qui a rejeté l’appel le 18 décembre 2019, concluant à son tour à l’existence d’une PRI viable à Port Harcourt. Les demandeurs ont présenté sans succès à notre Cour une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

[13] Après la décision de la SAR dans l’affaire des demandeurs, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) a publié un avis révoquant la désignation de la décision rendue le 17 mai 2018 par la SAR dans le dossier TB7‑19851 à titre de « guide jurisprudentiel » au titre de l’alinéa 159(1)h) de la LIPR. La décision TB7‑19851, qui est appelée le « guide jurisprudentiel sur le Nigéria », portait notamment sur l’existence d’une PRI au Nigéria : voir l’arrêt Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 aux para 6, 10, 88‑89, 92‑101. Cette révocation fait partie des arguments que les demandeurs invoquent dans la présente requête en sursis.

(3) La demande de report du renvoi des demandeurs

[14] Le 19 avril 2021, la famille a déposé une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La demande a été renvoyée en raison des erreurs administratives qu’elle comportait, mais elle a été déposée à nouveau avec l’aide d’un conseil le 11 juin 2021. Dans cette demande, les demandeurs soulignent la révocation du guide jurisprudentiel sur le Nigéria et font valoir que la révocation constituait une reconnaissance des risques et dangers associés à la réinstallation au Nigéria. Ils affirment que la situation du pays qui a mené à l’adoption du guide jurisprudentiel sur le Nigéria a changé et que [traduction] « toutes les affaires concernant l’existence d’une PRI au Nigéria devraient être réexaminées » [souligné dans l’original]. Les demandeurs invoquent également dans leur demande les difficultés auxquelles ils seront exposés s’ils doivent retourner au Nigéria, à savoir des facteurs liés à l’intérêt supérieur des enfants, l’établissement et les liens des demandeurs au Canada et la contribution de la demanderesse principale en qualité de travailleuse essentielle pendant la pandémie de COVID‑19.

[15] Le 13 mai 2021, une entrevue préalable au renvoi a été menée et, le 8 juin 2021, un avis indiquant que le renvoi était fixé au 30 juin 2021 a été donné. Le 10 juin 2021, les demandeurs ont déposé une demande de report temporaire de l’exécution de la mesure de renvoi en raison a) de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pendante, b) des répercussions néfastes du renvoi pour les Canadiens, eu égard aux services que la demanderesse principale a fournis en qualité de travailleuse essentielle pendant la pandémie de COVID‑19 et c) des difficultés auxquelles la famille serait exposée lors du renvoi et de l’intérêt supérieur des enfants.

[16] Le 17 juin 2021, un agent d’exécution de la loi de l’ASFC a rendu sa décision portant refus de la demande de report temporaire. En ce qui concerne la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent a souligné que, d’après le site Web d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), un délai de 22 à 36 mois peut s’écouler avant que ces demandes soient tranchées. Il a conclu que la décision sur la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire récemment déposée n’était pas imminente et qu’il disposait d’un pouvoir discrétionnaire restreint de reporter le renvoi comme mesure temporaire. En ce qui concerne le rôle de la demanderesse principale à titre de travailleuse essentielle, l’agent a conclu que, malgré l’importance du travail qu’elle accomplit en qualité de gestionnaire immobilière, elle n’était pas admissible à bénéficier des voies d’accès de la résidence temporaire à la résidence permanente pour les demandeurs d’asile déboutés fournissant des services essentiels. Il a donc conclu qu’il ne s’agissait pas d’un facteur important de la décision, car la perte d’emploi et de l’établissement au Canada constitue une conséquence ordinaire du renvoi.

[17] En ce qui concerne les obstacles et les difficultés auxquels les demandeurs se heurteraient au Nigéria, l’agent a examiné les conséquences qu’aurait le retour des demandeurs au Nigéria en présumant qu’ils vivraient à Port Harcourt, où une PRI viable existait, selon la conclusion de la SAR. L’agent a souligné que plusieurs documents que les demandeurs ont mentionnés ne concernaient pas Port Harcourt. Il a également mentionné que certaines des questions que les demandeurs ont soulevées, y compris le fait qu’ils seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution ou au risque de faire l’objet de traitements ou peines cruels et inusités ou d’une menace à leur vie, avaient été examinées par la SPR et la SAR, qui avaient conclu à l’existence d’une PRI viable. L’agent a aussi examiné les arguments et les éléments de preuve invoqués par les demandeurs au sujet des risques liés au logement et au chômage. Il a adopté la conclusion de la SPR selon laquelle en raison de son éducation, de sa situation sociale et de son expérience de travail, la demanderesse principale était mieux placée que d’autres personnes du Nigéria pour se trouver un emploi là‑bas. L’agent a souligné le passage suivant de la décision Wang que la Cour d’appel fédérale a cité : « l’exercice du pouvoir discrétionnaire de différer le renvoi devrait être réservé aux affaires où le défaut de le faire exposerait les demandeurs à un risque de mort, de sanction excessive ou de traitement inhumain » : Baron au para 51. L’agent a conclu que les difficultés auxquelles les demandeurs seraient exposés constituaient une conséquence naturelle du renvoi.

[18] L’agent a également pris en compte l’intérêt supérieur des enfants. Après avoir pris connaissance des arguments invoqués et des documents déposés, il a souligné qu’il avait reporté le renvoi en juin afin de permettre aux enfants de terminer l’année scolaire et de donner à la famille l’été pour s’établir et trouver une nouvelle école à Port Harcourt. Enfin, l’agent a examiné les répercussions de la pandémie de COVID‑19 et les statistiques comparatives au Canada et au Nigéria et a conclu que le risque d’infection n’était pas plus élevé au Nigéria qu’au Canada. L’agent a conclu qu’il y aurait certaines difficultés, mais que la famille ne serait pas exposée à un risque « de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain ». Il a donc refusé la demande de report.

[19] Ce refus fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente au sursis sollicité en l’espèce.

(4) Les moyens de contestation que les demandeurs invoquent à l’encontre de la décision de l’agent

[20] Les demandeurs soulèvent deux principaux arguments pour contester la décision de l’agent. D’abord, ils soutiennent que l’agent a mal évalué la PRI et n’a pas évalué des éléments de preuve objectifs importants montrant que Port Harcourt n’était pas une PRI viable. En deuxième lieu, ils reprochent à l’agent de ne pas avoir examiné convenablement les facteurs de risque et d’établissement qu’ils invoquent.

a) Il n’y a aucune question sérieuse à trancher quant à la mention par l’agent du fait que la SPR et la SAR ont conclu à l’existence d’une PRI à Port Harcourt

[21] Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en se fondant sur les décisions de la SPR et de la SAR, qui ont été rendues avant la révocation du guide jurisprudentiel du Nigéria. Ils soulignent que notre Cour a conclu que, lorsque la SPR ou la SAR a tiré des conclusions fondées sur un guide jurisprudentiel subséquemment révoqué, ces conclusions sont affaiblies par cette révocation : Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 576, citant Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 918 au para 10, et Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 337 au para 38. Bien que les demandeurs ne contestent pas la décision de la SAR elle‑même, ils font valoir que la question de l’existence d’une PRI dans leur cas devrait être « réexaminée » à la lumière de la révocation du guide jurisprudentiel du Nigéria.

[22] Je ne suis pas d’accord. Le fait que la décision de la SAR a été rendue alors que le guide jurisprudentiel du Nigéria était en vigueur ne signifie pas que l’agent devait mener une nouvelle analyse de la PRI ou qu’il était déraisonnable de sa part de mentionner les conclusions de la SPR et de la SAR dans l’évaluation des arguments des demandeurs au sujet des difficultés.

[23] Il importe de rappeler que l’existence d’une PRI constitue un élément à prendre en compte pour déterminer si un demandeur d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger. Une demande de report n’est pas une nouvelle évaluation d’une demande d’asile. Il peut y avoir des faits qui sont pertinents quant à l’évaluation tant d’une demande d’asile que d’une demande de report, mais l’agent qui est saisi d’une demande de report n’est pas appelé à décider si le demandeur dispose d’une PRI. La CISR a déjà tranché la demande d’asile.

[24] En ce qui concerne la mesure dans laquelle une décision relative à l’existence d’une PRI est « affaiblie » par la révocation d’un guide jurisprudentiel, cette question ne peut être tranchée dans l’abstrait. Elle nécessite un examen de la décision et de l’influence du guide jurisprudentiel sur cette décision : Agbeja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 781 aux para 77‑79; Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430 aux para 51‑53. Les demandeurs n’ont pas déposé la décision de la SAR dans la présente requête et ont essentiellement demandé à la Cour de conclure que toute décision rendue au sujet de l’existence d’une PRI au Nigéria alors que le guide jurisprudentiel du Nigéria était en vigueur devrait être réexaminée.

[25] À l’audience, le défendeur a demandé à la Cour d’accepter qu’une copie de la décision de la SAR soit versée dans le dossier de la requête. Étant donné que la décision de la SAR faisait manifestement partie du dossier dont l’agent était saisi et que j’ai estimé que je ne pourrais apprécier la solidité des arguments des demandeurs en l’absence de la décision, j’ai accepté que celle‑ci fasse partie du dossier de la présente requête. Un examen de cette décision révèle indéniablement que la SAR n’a mentionné le guide jurisprudentiel du Nigéria que pour souligner que la SPR s’était fondée sur celui‑ci. La conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs disposent d’une PRI à Port Harcourt était fondée sur une évaluation indépendante de la preuve que les demandeurs lui ont présentée au sujet de leur situation personnelle et de la situation au pays. Étant donné que la SAR n’a mentionné que de façon restreinte le guide jurisprudentiel du Nigéria et qu’elle est parvenue à ses propres conclusions à la lumière des éléments de preuve pertinents, je ne puis conclure que la révocation du guide jurisprudentiel du Nigéria « affaiblit » de façon importante le raisonnement suivi ou les conclusions tirées dans la décision de la SAR : Agbeja aux para 77‑79; Sadiq aux para 51–53.

[26] De plus, l’agent dans la présente affaire n’a pas simplement mentionné les conclusions de la SPR ou de la SAR quant à l’existence d’une PRI viable à Port Harcourt comme des conclusions qui étaient déterminantes relativement à la demande de report. L’agent a plutôt analysé les allégations spécifiques que les demandeurs ont formulées au sujet des risques et des difficultés auxquels ils étaient exposés, soulignant que certaines des allégations avaient déjà été examinées par la SPR ou la SAR. L’agent a conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque de persécution ou à une menace à leur vie à Port Harcourt.

[27] Les demandeurs reprochent à l’agent d’avoir mal évalué les deux volets du critère de la PRI, soit (1) l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution ou d’un risque probable de préjudice au sens de l’article 97 et (2) la question de savoir s’il serait déraisonnable pour les demandeurs de déménager à Port Harcourt dans les circonstances : Thirunavukkarasu aux p 595‑597; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643 aux para 10‑12. Cependant, ces arguments supposent que l’agent devait évaluer l’existence d’une PRI, ce qu’il a fait. Comme je l’ai mentionné plus haut, à mon avis, l’agent n’était pas tenu d’en arriver à une décision au sujet d’une PRI et il ne l’a pas fait. Même si certains des faits pertinents quant à une analyse de la PRI peuvent également être pertinents quant à une demande de report du renvoi, cela ne signifie pas qu’une décision relative à celle‑ci nécessite une nouvelle analyse de la PRI. Dans la présente affaire, l’agent a mentionné les conclusions de la SPR et de la SAR au sujet de la PRI dans son évaluation des arguments des demandeurs concernant les risques et les difficultés auxquels ils seraient exposés s’ils étaient renvoyés au Nigéria. Étant donné que ces risques et difficultés étaient les mêmes que ceux qu’ils avaient invoqués dans leur demande d’asile, cette façon de procéder était indiquée et raisonnable. Cependant, elle ne fait pas de l’évaluation une analyse de la PRI ni n’oblige l’agent saisi de la demande de report à analyser le critère à deux volets qui s’applique à la PRI.

[28] Au cours de l’audience de vive voix tenue dans le cadre de la présente requête, les demandeurs ont également fait valoir que la situation au Nigéria s’était dégradée de façon importante depuis la décision que la SAR a rendue en 2019, ce qui explique la révocation du guide jurisprudentiel du Nigéria. Ils reprochent à l’agent de ne pas avoir reconnu cette récente dégradation de la situation. Cependant, même si certains des éléments de preuve qu’ils ont présentés à l’agent étaient plus récents ou ont été mis à jour, les demandeurs n’ont souligné à celui‑ci aucune différence pertinente entre la preuve relative à la situation au pays qui avait été portée à l’attention de la SAR et celle dont il a été saisi, pas plus qu’ils n’ont démontré à la Cour l’existence de différences de cette nature. Effectivement, les demandeurs n’ont pas sérieusement contesté la conclusion de l’agent selon laquelle une bonne partie de la preuve qu’ils ont mentionnée concernait des régions du Nigéria autres que Port Harcourt.

[29] À mon avis, les demandeurs n’ont pas établi qu’ils avaient des « arguments assez solides » permettant de conclure que la décision de l’agent n’était pas raisonnable parce qu’elle ne présentait pas la justification, la transparence et l’intelligibilité requises : Baron aux para 66‑67; Vavilov aux para 99‑101. En conséquence, je ne puis admettre que la révocation du guide jurisprudentiel du Nigéria soulève une question sérieuse à trancher au sujet de la décision de l’agent ou de la mention par celui‑ci des décisions de la SPR et de la SAR.

b) Il n’y a aucune question sérieuse à trancher au sujet de l’omission de la part de l’agent d’examiner convenablement les facteurs de risque et d’établissement

[30] Les demandeurs soutiennent que la preuve établit qu’une mère célibataire et ses enfants seraient exposés à des difficultés et des risques importants pour leur vie au Nigéria et qu’il ne serait pas raisonnable pour eux de déménager à l’intérieur de ce pays. Ils font valoir que l’agent a mené une analyse sélective et ignoré des éléments de preuve contradictoires.

[31] Fait important à souligner, les demandeurs n’ont pas porté à l’attention de l’agent, dans leur demande de renvoi, certains des documents qu’ils ont cités devant notre Cour. L’agent a raisonnablement mis l’accent, dans sa décision, sur les éléments de preuve que les demandeurs ont invoqués dans leur demande et on ne saurait lui reprocher de ne pas avoir analysé ou mentionné des éléments de preuve auxquels les demandeurs n’ont pas fait allusion : Vavilov aux para 127‑128; Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1101 au para 16.

[32] Comme le souligne le défendeur, la prétention des demandeurs sur ce point constitue en bonne partie un argument selon lequel l’agent n’a pas mené l’analyse des considérations d’ordre humanitaire qui était de mise au sujet des facteurs de préjudice et d’établissement qu’ils ont invoqués. Cependant, ainsi que notre Cour l’a confirmé, une demande de report n’est pas une occasion de mener une « mini analyse CH » : Newman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 888 au para 19.

[33] Le fait qu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a récemment été déposée ne suffit pas non plus en soi à justifier un report jusqu’à ce que la demande puisse être tranchée. À cet égard, la mention par l’agent de la question de savoir si la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était « imminente » est tout à fait conforme à la jurisprudence sur ce point : Forde aux para 40–41.

[34] À l’audience, les avocats des demandeurs ont souligné que, d’après leur récente expérience, les délais de traitement des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire peuvent être nettement inférieurs à la période de 22 à 36 mois que l’agent a évoquée en se fondant sur le site Web d’IRCC. Les avocats ont mentionné des cas dans lesquels la décision a été rendue dans un délai de trois à six mois. Je ne mets pas en doute les affirmations des avocats au sujet de leur expérience. Cependant, à mon avis, en l’absence d’éléments de preuve dépassant des renseignements anecdotiques, il n’y a aucune raison de conclure que la décision de l’agent n’était pas raisonnable. Je souligne à cet égard que, comme le mentionne le défendeur, l’agent n’a été saisi d’aucun autre élément de preuve donnant à penser que les estimations de délai d’IRCC étaient inexactes ou désuètes.

[35] Les demandeurs soulignent également les difficultés auxquelles ils feront face s’ils doivent retourner au Nigéria, notamment de grandes difficultés pour se trouver un emploi et un logement. L’agent a examiné de façon explicite ces questions et la situation particulière des demandeurs. Il a conclu qu’il ne s’agissait pas d’une situation dans laquelle les demandeurs seraient exposés à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain.

[36] Les demandeurs ont présenté des éléments relatifs aux difficultés qu’ils subiraient et à leur établissement au Canada qui pourraient être pertinents quant à leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cependant, l’agent saisi d’une demande de report ne se prononce pas sur une telle demande ni ne tranche à nouveau une demande d’asile. Son pouvoir discrétionnaire est limité et l’agent a évalué de façon raisonnable les faits et les arguments que les demandeurs lui ont présentés pour conclure que le report n’était pas justifié.

[37] Les avocats ont demandé avec vigueur à la Cour de tirer une conclusion contraire en se fondant sur les éléments de preuve présentés par la demanderesse principale et sur la preuve concernant la situation au pays. Malgré ces arguments, la question qui se pose dans la présente requête est de savoir si les demandeurs ont établi l’existence d’une question sérieuse à trancher quant à la possibilité que l’agent ait exercé de façon déraisonnable son pouvoir discrétionnaire limité en matière de report du renvoi. Je conclus que les demandeurs n’ont pas établi de motif permettant de conclure qu’il y a un risque réel que les décisions factuelles et discrétionnaires de l’agent soient modifiées lors du contrôle judiciaire; par conséquent, il n’y a aucune question sérieuse à trancher.

IV. Conclusion

[38] Étant donné que j’en suis arrivé à la conclusion que les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’une question sérieuse à trancher au sujet du caractère raisonnable de la décision de l’agent, il n’est pas nécessaire que j’évalue les autres éléments du critère applicable à l’octroi d’un sursis. La requête des demandeurs en vue d’obtenir un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi doit être rejetée.


ORDONNANCE dans le dossier IMM‑4120‑21

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est rejetée.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4120‑21

 

INTITULÉ :

ADEBANKE DEBORAH OGUNKOYA ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 juin 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 juin 2021

 

COMPARUTIONS :

Linda Kassim

 

pour les demandeurs

 

Stephen Jarvis

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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