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Date : 20050208

Dossier : IMM-603-04

Référence : 2005 CF 193

Ottawa (Ontario), le 8 février 2005

EN PRÉSENCE DE LA JUGE DANIÈLE TREMBLAY-LAMER

ENTRE :

                                         ALEJANDRO JOSE MARTINEZ CHAVES

                                                                                                                                           demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. ch. 27 (la Loi), à l'égard d'une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la SPR) a conclu que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi.


[2]                Le demandeur est un citoyen du Costa Rica âgé de 27 ans qui allègue que, dans sa ville natale de Puntarenas, il a été victime d'une riche femme d'affaires, Araceli Castillo Guerrero, qui a trente ans de plus que lui et se montre très exigeante à son endroit, sollicitant son affection et ses faveurs sexuelles. Le demandeur a eu une brève liaison en secret avec elle et, lorsqu'il a tenté d'y mettre fin, il a été harcelé et agressé physiquement par des membres locaux de l'Organisation des enquêtes judiciaires (OEJ), sur les instances d'Araceli.

[3]                Lors de la première rencontre, en octobre 2001, le demandeur a été battu par deux membres de l'OEJ, qui l'ont prévenu qu'il devrait retourner vers Araceli. Au cours des quelque six mois qui ont suivi cette rencontre, il a été régulièrement harcelé et agressé à l'occasion par ces deux agents et d'autres personnes, qui lui ont donné le même avertissement.

[4]                En avril 2002, le demandeur a déménagé à San Francisco Dos Rios et a commencé à travailler à un établissement thermal de cet endroit. Cependant, il a été pourchassé par Araceli, qui s'est rendue à l'établissement comme cliente et lui a fait perdre son emploi, l'employeur ayant jugé qu'il entretenait une relation personnelle avec une cliente. En conséquence, il est allé vivre et travailler au Panama, où sa mère demeurait depuis que leur entreprise, Kimbo Bar and Grill, avait été vendue à Araceli.


[5]                Le demandeur allègue que, alors qu'il était au Panama, il a appris que son frère jumeau qui se trouvait au Costa Rica avait été battu et menacé par deux agents qui étaient à sa recherche. De plus, Araceli a fait parvenir à la mère du demandeur un message l'informant qu'elle préférerait le voir mort plutôt qu'avec une autre femme et qu'elle avait des contacts avec la police au Panama. Le demandeur a quitté le Panama et s'est rendu au Canada afin de demander l'asile.

[6]                De l'avis de la SPR, la principale question à trancher était celle de la protection de l'État. La SPR a conclu que le demandeur n'avait fait aucun effort raisonnable ou sérieux pour demander la protection de la police ou des autorités judiciaires au Costa Rica avant de venir au Canada.

[7]                La seule question à trancher dans la présente demande concerne la protection de l'État. Comme l'a dit la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, sauf en cas d'effondrement total de l'appareil étatique, il est présumé que l'État est capable de protéger le demandeur et une confirmation claire et convaincante de l'incapacité de l'État est nécessaire pour réfuter cette présomption.


[8]                Dans ce jugement, la Cour suprême n'a pas commenté la question de la norme de contrôle applicable à la décision concernant la protection de l'État. Cependant, en raison de décisions plus récentes, notamment l'arrêt Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, cette question doit être examinée. Comme je l'ai expliqué dans Marchand Syndics Inc. c. Canada (Surintendant des faillites), [2004] A.C.F. no 1926, aux paragraphes 51 à 53 (QL), les dispositions du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales ne s'appliquent pas de façon autonome et il semble qu'il faille mener une analyse pragmatique et fonctionnelle pour déterminer la norme de contrôle applicable[1].

i)          La norme de contrôle

[9]                Les quatre facteurs contextuels appliqués dans le cadre de l'analyse pragmatique et fonctionnelle, qui peuvent se chevaucher, sont les suivants : « la présence ou l'absence dans la loi d'une clause privative ou d'un droit d'appel; l'expertise du tribunal relativement à celle de la cour de révision sur la question en litige; l'objet de la loi et de la disposition particulière; la nature de la question - de droit, de fait ou mixte de fait et de droit » (Dr Q, précité, au paragraphe 26).


[10]            En ce qui a trait au premier de ces facteurs, les décisions de la Commission ne sont pas protégées par une clause privative forte (voir Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982)[2].Cependant, les deuxième et troisième facteurs militent en faveur d'une retenue judiciaire. La question de savoir si la protection de l'État est disponible ou si le demandeur a sollicité cette protection concerne la compétence relative de la SPR. Bien que la disposition légale en question nécessite en réalité une détermination des droits des personnes qui demandent l'asile, elle accorde un pouvoir discrétionnaire important à la SPR.

[11]            Toutefois, la nature de la question à trancher a une importance vitale en l'espèce et fait également appel à la compétence relative de l'instance décisionnelle. Décider si un demandeur a réfuté la présomption de protection de l'État suppose « l'application d'une norme juridique [... c'est-à-dire « confirmer d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection » : Ward, précité, au paragraphe 50] à un ensemble de faits » , ce qui, selon la Cour suprême du Canada, constitue une question mixte de fait et de droit : Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 26. La SPR possède une compétence relative au sujet des conclusions de fait et de l'évaluation de la situation dans le pays en cause. Cependant, la Cour possède une expertise relative pour décider si la norme juridique a été respectée. En conséquence, à mon avis, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable simpliciter. Cette conclusion est compatible avec les décisions dans lesquelles la question de la protection de l'État a été considérée comme une question mixte de fait et de droit : décisions Smith et Racz.


[12]            Avant d'examiner le bien-fondé de la décision de la SPR au sujet de la question de savoir si le demandeur avait démontré l'incapacité de l'État d'assurer sa protection, il convient de décrire brièvement ce qui constitue une décision déraisonnable, ainsi que l'a expliqué la Cour suprême du Canada dans Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247 :

55    La décision n'est déraisonnable que si aucun mode d'analyse, dans les motifs avancés, ne pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l'a fait. Si l'un quelconque des motifs pouvant étayer la décision est capable de résister à un examen assez poussé, alors la décision n'est pas déraisonnable et la cour de révision ne doit pas intervenir (Southam, par. 56). Cela signifie qu'une décision peut satisfaire à la norme du raisonnable si elle est fondée sur une explication défendable, même si elle n'est pas convaincante aux yeux de la cour de révision (voir Southam, par. 79).

ii)        La réfutation de la présomption de protection de l'État

[13]            Pour clarifier le fardeau qui pèse sur les épaules du demandeur qui veut réfuter la présomption de protection de l'État, il y a lieu de revenir aux principes de base. Dans l'arrêt Ward, le juge La Forest a souligné que la crainte subjective de persécution du demandeur n'était pas en litige; selon lui, la question était « de savoir si la crainte est objectivement justifiable » et, pour y répondre, il fallait examiner l'existence ou l'inexistence de la protection de l'État. Il a ensuite décrit comment et à quel moment l'incapacité d'un État d'assurer la protection peut être démontrée, aux pages 724 et 725 :

Il s'agit donc de savoir comment, en pratique, un demandeur arrive à prouver l'incapacité de l'État de protéger ses ressortissants et le caractère raisonnable de son refus de solliciter réellement cette protection. D'après les faits de l'espèce, il n'était pas nécessaire de prouver ce point car les représentants des autorités de l'État ont reconnu leur incapacité de protéger Ward. Toutefois, en l'absence de pareil aveu, il faut confirmer d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection. Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l'État pour les protéger n'ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d'incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée. En l'absence d'une preuve quelconque, la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens. [...] [Non souligné à l'original.]


[14]            La Cour d'appel fédérale a quelque peu nuancé ces commentaires et a statué qu'un simple refus de la part de la police ou des autorités d'aider un demandeur ne suffira pas à réfuter la présomption; le fardeau de preuve de l'individu augmente en fonction de la nature démocratique des institutions de l'État en cause (Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 143 D.L.R. (4th) 532 (C.A.F.)). Encore là, un certain débat s'en est suivi dans les décisions rendues après le jugement de la Cour d'appel (voir la décision Racz, où différentes tendances jurisprudentielles sont commentées).


[15]            Cependant, à mon avis, les arrêts Ward et Kadenko ne sauraient signifier qu'une personne doit épuiser tous les recours disponibles avant de pouvoir réfuter la présomption de protection de l'État (voir Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. n ° 536 (1re inst.) (QL), et Peralta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 123 F.T.R. 153 (C.F. 1re inst.)). La situation est plutôt la suivante. Lorsque les représentants de l'État sont eux-mêmes à l'origine de la persécution en cause et que la crédibilité du demandeur n'est pas entachée, celui-ci peut réfuter la présomption de protection de l'État sans devoir épuiser tout recours possible au pays. Le fait même que les représentants de l'État soient les auteurs présumés de la persécution affaiblit la nature démocratique apparente des institutions de l'État, ce qui diminue d'autant le fardeau de la preuve. Comme je l'ai expliqué dans Molnar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 2 C.F. 339 (1re inst.), le jugement Kadenko n'est guère pertinent lorsque « [...] les policiers n'ont pas seulement refusé de protéger les demandeurs, ce sont eux qui se sont livrés aux actes de violence » ; décision Molnar, précitée, au paragraphe 19[3].

[16]            Il serait illogique qu'il en soit autrement, comme le juge La Forest, qui s'exprimait au nom de la Cour suprême du Canada, l'a déclaré dans l'arrêt Ward, à la page 724 :

[...] le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d'un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l'encontre de l'objet de la protection internationale.

[17]            Dans la présente affaire, la SPR a conclu que le demandeur n'a pas fait suffisamment d'efforts pour obtenir la protection de l'État en s'adressant à la police pour obtenir de l'aide, en retenant plus rapidement les services d'un avocat pour l'aider à régler ses problèmes et en se tournant du côté du bureau de l'ombudsman.

[18]            Le problème est précisément celui qui a été envisagé dans la décision Molnar et qui sous-tend les commentaires que le juge La Forest a formulés dans l'arrêt Ward : les policiers (l'OEJ) étaient les auteurs de la persécution dont le demandeur a été victime. Ainsi, malgré le fait que ce ne sont pas tous les membres de l'OEJ qui ont persécuté le demandeur, celui-ci aurait sans doute été exposé à de plus grands risques s'il s'était tourné du côté de l'OEJ et lui avait demandé, en réalité, de le protéger d'elle-même.


[19]            Qui plus est, en ce qui concerne les mécanismes que le demandeur aurait pu, de l'avis de la SPR, utiliser pour solliciter et obtenir la protection de l'État, la preuve indique que l'avocat du demandeur au Costa Rica a effectivement communiqué avec le bureau de l'ombudsman pour lui demander d'intervenir, mais que ses efforts ont été vains. Compte tenu du fait que la crédibilité du demandeur n'a pas été mise en cause ainsi que de la preuve indiquant que les représentants de l'État ont été les auteurs de la persécution dont le demandeur a été victime et que l'avocat de celui-ci au Costa Rica a tenté d'obtenir l'aide du bureau de l'ombudsman, je suis d'avis que la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n'a fait aucun effort sérieux pour solliciter la protection de l'État n'est pas raisonnable.

[20]            Pour tous les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L'affaire est renvoyée aux fins d'une nouvelle décision par un tribunal différemment constitué.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

[1]                La demande de contrôle judiciaire est accueillie.


[2]                L'affaire est renvoyée aux fins d'une nouvelle décision par un tribunal différemment constitué.

                                                               « Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                IMM-603-04

INTITULÉ :               Alejandro Jose Martinez Chaves

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                            le 3 février 2005, par vidéoconférence

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    la juge Danièle Tremblay-Lamer

DATE DES MOTIFS :                                   le 8 février 2005

COMPARUTIONS :

J. Byron M. Thomas                POUR LE DEMANDEUR

Bernard Assan                         POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

J. Byron M. Thomas

Avocat

5468 Dundas Street West

Suite 402

Toronto (Ontario)

M9B 6E3                               POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

M5X 1K6                               POUR LE DÉFENDEUR



[1]    Les quelques décisions dans lesquelles la norme de contrôle a été examinée lorsque le litige porte principalement sur la protection de ltat ne sont pas unanimes quant à cette norme (voir Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration) c. Smith, [1999] 1 C.F. 310 (1re inst.), où le juge Lufty, maintenant juge en chef, a conclu que la norme de contrôle était la décision raisonnable simpliciter; la même norme a été appliquée dans Racz c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), [2004] A.C.F. n ° 1562 (QL); cependant, voir Carmona c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), [2004] A.C.F. n ° 1531 (QL), où la Cour a conclu que la norme de contrôle était la décision manifestement déraisonnable).

                        [2] Il convient de souligner que le texte de la clause privative est demeuré essentiellement le même après les modifications : comparer le paragraphe 162(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, avec le paragraphe 67(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2.

[3] Effectivement, cette particularité a aussi été reconnue dans des décisions subséquentes dans lesquelles une distinction a été faite d'avec la décision Molnar : voir T.C. c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), [2004] A.C.F. n ° 1337 (QL), et Bandula c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), [2003] A.C.F. n ° 1341 (QL). Il convient également de préciser que, dans la décision T.C., la Cour a jugé non crédible le témoignage du demandeur selon lequel les autorités staient livrées aux actes de persécution.


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