Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210730


Dossiers : IMM-5902-19

IMM-5903-19

Référence : 2021 CF 804

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Norris

Dossier : IMM-5902-19

ENTRE :

KEMAL EDE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM-5903-19

ET ENTRE :

FIRDEVS EDE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Les demandeurs, mari et femme, sont citoyens de la Turquie. Ils ont demandé l’asile au Canada en 2005 affirmant craindre d’être victimes de persécution religieuse et politique du fait de leur identité kurde/alévie. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a accepté leurs demandes en 2006, et ils sont devenus résidents permanents du Canada en 2008.

[2] En 2015, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a présenté à la SPR une demande de constat de perte de l’asile concernant Firdevs Ede (Mme Ede), en application de l’article 108 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), parce que celle-ci s’était réclamée volontairement de la protection de la Turquie. Le ministre alléguait que, depuis que l’asile lui avait été conféré, Mme Ede avait renouvelé son passeport turc et était retournée en Turquie pour des séjours prolongés. Il a déposé une demande semblable au sujet de Kemal Ede (M. Ede), qui, lui aussi, avait fait renouveler son passeport turc et s’était rendu en Turquie depuis que l’asile lui avait été conféré.

[3] Le ministre a également demandé à la SPR d’annuler la décision conférant l’asile à M. Ede en application de l’article 109 de la LIPR parce que ce dernier l’avait obtenu à la suite de « présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait ». Il alléguait que M. Ede, lorsqu’il avait présenté sa demande d’asile en 2005, avait omis de révéler que, en 2001, il [TRADUCTION] « avait commis ou été accusé d’avoir commis » en Turquie l’infraction consistant à exporter de l’héroïne. Il soutenait que ce fait était important pour l’exclusion potentielle de M. Ede de la protection accordée aux réfugiés pour commission d’un crime grave de droit commun : voir l’article 98 de la LIPR et l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (28 juillet 1951, 189 RTNU 150) (la Convention sur les réfugiés). Il soutenait également que cette omission était importante pour la crédibilité des raisons déclarées par M. Ede pour lesquelles il avait fui la Turquie et sollicité l’asile au Canada. Il alléguait par ailleurs que Mme Ede avait pris part à cette omission de divulguer des informations et il sollicitait aussi l’annulation de la décision par laquelle l’asile lui avait été conféré.

[4] La SPR a instruit les demandes de constat de perte de l’asile et d’annulation ensemble, à plusieurs dates différentes en 2018 et en 2019. Dans une décision datée du 23 août 2019, la SPR a fait droit à la demande de constat de perte de l’asile concernant M. Ede. Elle a fait droit aussi à la demande d’annulation de l’asile conféré à M. Ede, ce qui fait que la demande de constat de perte de l’asile de M. Ede est devenue théorique. En revanche, elle a rejeté la demande d’annulation de l’asile conféré à Mme Ede parce que le ministre n’avait pu relever aucune fausse déclaration évidente de sa part.

[5] Les demandeurs ont présenté des demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire distinctes à l’égard de la décision de la SPR, en application du paragraphe 72(1) de la LIPR. Vu les liens entre les deux demandes, celles-ci seront instruites ensemble et je traiterai des deux en un seul jugement. Une copie des présents motifs sera versée dans chaque dossier de la Cour.

[6] Bien qu’il existe des liens entre les demandes, les questions de droit et les faits pertinents sont distincts. Je traiterai en premier de la demande de Mme Ede et, ensuite, de celle de M. Ede. Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je rejette la demande de Mme Ede parce que celle-ci ne m’a pas convaincu que la décision de la SPR de mettre fin à l’asile qui lui avait été conféré est déraisonnable. Par contre, je fais droit à la demande de M. Ede parce que celui-ci m’a convaincu que la décision de la SPR d’annuler la décision lui conférant l’asile est déraisonnable.

[7] Avant d’examiner le bien-fondé des deux demandes, il me faut signaler que la question de la norme de contrôle applicable ne suscite aucune contestation. Les parties conviennent, tout comme moi, que les décisions de la SPR devraient être contrôlées selon la norme de la décision raisonnable. Une décision de cette nature « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 85). Il appartient aux demandeurs d’établir que la décision de la SPR est déraisonnable. Afin de pouvoir infirmer une décision pour cette raison, la cour de révision doit être convaincue que cette décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

II. FIRDEVS EDE (IMM-5903-19)

A. Le contexte

[8] Mme Ede est née en Turquie en 1964. M. Ede y est né en 1959. Les deux se sont mariés en 1977, et ils ont quatre enfants : le cadet est né en 1988, l’aîné en 1979.

[9] M. et Mme Ede sont entrés aux États-Unis le 21 décembre 2004, munis de leurs passeports turcs et de visa américains valides qu’ils avaient obtenus quelques mois plus tôt. Le 26 janvier 2005, ils ont demandé l’asile au Canada, au point d’entrée de Fort Érié, en Ontario. Dans une décision datée du 30 octobre 2006, la SPR a accepté leurs demandes et a conclu qu’ils avaient la qualité de réfugié. M. et Mme Ede sont devenus résidents permanents du Canada en 2008.

[10] Pour demander à la SPR d’établir à l’endroit de Mme Ede un constat de perte de l’asile, le ministre a allégué que cette dernière était retournée en Turquie à quatre occasions au moins entre 2011 et 2014. À trois de ses occasions, Mme Ede avait voyagé munie d’un passeport turc qu’elle avait obtenu en 2012 par l’entremise du consulat de la Turquie, à Toronto. Mme Ede n’a pas contesté ces allégations. Elle a témoigné qu’elle ne voulait pas aller en Turquie, mais que son époux et elle avaient des [TRADUCTION] « obligations » qui les avaient obligés d’y retourner. Elle a expliqué qu’elle était retournée dans ce pays pour le mariage de son fils, pour s’occuper des affaires de sa mère décédée, ainsi que pour recevoir des soins médicaux. Chaque fois, elle y avait séjourné plusieurs mois. Mme Ede a reconnu qu’elle n’avait rencontré aucune difficulté pendant ces séjours, pas plus qu’elle n’avait jamais caché sa présence.

B. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[11] Les personnes à qui l’on a accordé l’asile mais qui, ensuite, se réclament volontairement de la protection du pays dont elles ont la nationalité ne répondent plus à la définition d’un réfugié au sens de la Convention. Cela s’explique par le fait qu’on ne peut plus considérer que ces personnes ne peuvent ou ne veulent se réclamer de cette protection, ce qui est un élément essentiel de cette définition : voir l’alinéa 96a) de la LIPR et le paragraphe A(2) de l’article premier de la Convention sur les réfugiés.

[12] L’article 108 de la LIPR prévoit donc en partie ce qui suit :

Perte de l’asile

Cessation of Refugee Protection

Rejet

Rejection

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances :

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

Perte de l’asile

Cessation of refugee protection

(2) L’asile visé au paragraphe 95(1) est perdu, à la demande du ministre, sur constat par la Section de protection des réfugiés, de tels des faits mentionnés au paragraphe (1).

(2) On application by the Minister, the Refugee Protection Division may determine that refugee protection referred to in subsection 95(1) has ceased for any of the reasons described in subsection (1).

Effet de la décision

Effect of decision

(3) Le constat est assimilé au rejet de la demande d’asile.

(3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected.

[13] La SPR commence cette partie de sa décision en signalant que le critère relatif au fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont on a la nationalité comporte trois exigences : la personne protégée doit agir volontairement, elle doit avoir l’intention de se réclamer de la protection du pays dont elle a la nationalité, et elle doit avoir effectivement obtenu cette protection. Voir le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié et les Principes directeurs sur la protection internationale du HCR (document réédité en février 2019), aux paragraphes 118 à 125 (le Guide du HCR). La SPR s’est dite convaincue que, dans le cas de Mme Ede, le ministre avait établi ces trois éléments.

[14] Pour ce qui était du caractère volontaire, la SPR a conclu que, en mai 2012, Mme Ede avait demandé un passeport au consulat de la Turquie, à Toronto, qu’elle l’avait obtenu et qu’elle s’en était servie pour retourner en Turquie. Personne ne l’avait forcée à le faire, pas plus qu’elle n’avait été contrainte de le faire par des circonstances indépendantes de sa volonté. Elle avait fait tout cela [TRADUCTION] « de sa propre initiative ». L’élément relatif au caractère volontaire était donc établi.

[15] Pour ce qui était de l’intention, la SPR a fait remarquer que le Guide du HCR indique : « [s]i un réfugié demande et obtient un passeport national ou le renouvellement de ce passeport, il sera présumé, en l’absence de preuves contraires, avoir voulu se réclamer de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité ». De plus, le fait que Mme Ede s’était rendue en Turquie était une preuve de son intention de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays. La SPR a conclu que les raisons pour lesquelles Mme Ede l’avait fait n’étaient pas suffisantes pour montrer qu’elle n’avait pas cette intention. Plus précisément, son [TRADUCTION] « souhait personnel » de retourner en Turquie pour [TRADUCTION] « s’acquitter de ce qu’elle [appelait] des obligations sociales [n’était] pas une justification suffisante pour passer outre à l’intention que manifest[ait] ce voyage ». Elle a donc conclu que Mme Ede avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont elle avait la nationalité.

[16] Enfin, pour ce qui était de la réclamation proprement dite, la SPR a conclu que celle-ci était établie par le fait que Mme Ede avait voyagé munie de son passeport turc et que, en fait, elle était retournée en Turquie à plusieurs reprises et y avait fait des séjours prolongés.

[17] En résumé, la SPR a conclu qu’après avoir pris en compte les explications de Mme Ede au sujet de ses actes [TRADUCTION] « il y [avait] une ‘preuve contraire’ insuffisante pour réfuter la présomption qu’elle s’était réclamée de nouveau et intentionnellement de la protection des autorités de son pays d’origine en demandant et en obtenant un nouveau passeport national » et, de plus, qu’elle avait effectivement obtenu la protection des autorités turques en demandant le passeport et en s’en servant pour retourner en Turquie.

[18] Après avoir tiré cette conclusion, la SPR a décidé, en application du paragraphe 108(2) de la LIPR, que Mme Ede avait perdu l’asile qui lui avait été conféré. Elle a donc conclu, en application du paragraphe 108(3), que sa demande d’asile était rejetée.

C. Analyse

[19] Mme Ede conteste à plusieurs égards la décision de la SPR, mais ses arguments se résument tous à une seule prétention : la conclusion de la SPR – les raisons pour lesquelles elle avait obtenu un passeport turc et était retournée en Turquie n’étaient pas suffisantes pour réfuter la présomption selon laquelle elle avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays – est déraisonnable. Je ne suis pas d’accord.

[20] Dans sa plaidoirie, l’avocat de Mme Ede a mis l’accent sur un passage en particulier, dans lequel la SPR a déclaré : [TRADUCTION] « [l]e tribunal a examiné les raisons pour lesquelles Mme Ede a obtenu ces passeports; retourner dans ce pays en raison de son souhait personnel de s’acquitter de ce qu’elle appelle ses obligations sociales n’est pas une justification suffisante pour passer outre à l’intention que manifeste ce voyage ». L’avocat soutient que cette déclaration catégorique n’est pas suffisante pour répondre aux exigences de l’arrêt Vavilov. Bien qu’elle puisse sembler catégorique si on l’examine isolément, elle doit être lue dans le contexte de la décision dans son ensemble. Cela aide à voir en quoi cette conclusion se justifie par rapport aux contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti.

[21] La SPR a examiné s’il y avait des circonstances dénotant que Mme Ede n’était pas animée par l’intention qu’on lui attribuait parce qu’elle avait obtenu un passeport turc et s’en était servie pour retourner en Turquie. Ce faisant, la SPR s’est fondée sur le Guide du HCR. Ce document ne lie pas la SPR, mais l’analyse que l’on y fait du critère applicable au fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont on a la nationalité est reconnu comme un moyen utile d’interpréter l’alinéa 108(1)a) de la LIPR : voir la décision Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 312, au para 8. Mme Ede ne prétend pas le contraire.

[22] Selon le Guide du HCR, « [l]e cas le plus fréquent de réclamation de la protection du pays sera celui où le réfugié veut retourner dans le pays dont il a la nationalité. Il ne cessera pas d’être un réfugié du simple fait qu’il demande le rapatriement. En revanche, l’obtention d’une autorisation de rentrer dans le pays ou d’un passeport national aux fins de retourner dans le pays sera considérée, sauf preuve contraire, comme entraînant la perte du statut de réfugié » (au para 122). En fait, celui qui ne fait qu’obtenir un tel document à cette fin « cesse normalement d’être un réfugié » (au para 123).

[23] La SPR a conclu que Mme Ede n’avait pas juste obtenu un passeport turc en vue de retourner en Turquie, mais qu’en fait elle y était retournée à plusieurs reprises pour des séjours prolongés. Mme Ede ne conteste pas les conclusions de fait de la SPR. Elle ne laisse pas entendre non plus que la SPR a mal compris ses explications quant à la raison pour laquelle elle a agi comme elle l’a fait ou que la SPR a négligé des éléments de preuve pertinents.

[24] La SPR a appliqué le critère relatif au fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont on a la nationalité aux faits de l’espèce, tels qu’elle a conclu qu’ils étaient. Au stade du contrôle judiciaire, Mme Ede ne fait pas valoir que la SPR a commis une erreur en concluant que ses raisons pour retourner en Turquie n’étaient pas suffisantes pour établir qu’elle avait agi de manière involontaire. Le fait de s’être réclamée effectivement de nouveau de la protection de la Turquie n’est pas contesté, lui non plus. La question déterminante consiste donc à savoir si la conclusion de la SPR, à savoir que Mme Ede avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays, est déraisonnable.

[25] Mme Ede convient que ses actes ont amené à présumer qu’elle avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Turquie. Il incombait à la SPR de déterminer si ses raisons pour retourner en Turquie étaient suffisantes pour réfuter cette présomption. La SPR a expliqué pourquoi ces raisons étaient insuffisantes, après avoir fait une comparaison avec les genres de circonstances dont il est question dans le Guide du HCR. Elle l’a fait d’une manière transparente, intelligible et justifiée. Même si Mme Ede espérait sans aucun doute que la SPR conclue que ses décisions de retourner en Turquie étaient plus imputables à des circonstances indépendantes de sa volonté que cela n’avait été le cas, une cour de révision ne peut modifier la décision de la SPR que si elle est déraisonnable. Mme Ede ne m’a pas convaincu que c’est le cas, et il y a donc lieu de rejeter sa demande de contrôle judiciaire.

III. KEMAL EDE (IMM-5902-19)

A. Le contexte

[26] L’article 109 de la LIPR comporte les dispositions suivantes :

Annulation par la Section de la protection des réfugiés

Applications to Vacate

Demande d’annulation

Vacation of refugee protection

109 (1) La Section de la protection des réfugiés peut, sur demande du ministre, annuler la décision ayant accueilli la demande d’asile résultant, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait.

109 (1) The Refugee Protection Division may, on application by the Minister, vacate a decision to allow a claim for refugee protection, if it finds that the decision was obtained as a result of directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter.

Rejet de la demande

Rejection of application

(2) Elle peut rejeter la demande si elle estime qu’il reste suffisamment d’éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de la décision initiale, pour justifier l’asile.

(2) The Refugee Protection Division may reject the application if it is satisfied that other sufficient evidence was considered at the time of the first determination to justify refugee protection.

Effet de la décision

Allowance of application

(3) La décision portant annulation est assimilée au rejet de la demande d’asile, la décision initiale étant dès lors nulle.

(3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected and the decision that led to the conferral of refugee protection is nullified.

[27] Le ministre a introduit la demande d’annulation de l’asile de M. Ede en 2015 en déposant auprès de la SPR un avis de demande, qui comprenait des observations détaillées à l’appui de sa position. Il incombait au ministre d’établir que les exigences du paragraphe 109(1) étaient remplies : voir la décision Nur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 636, au para 21.

[28] La demande du ministre était fondée sur deux allégations factuelles importantes : premièrement, que, le 10 juillet 2001, M. Ede avait été inculpé en Turquie de l’infraction consistant à exporter une [TRADUCTION] « drogue stimulante ou entraînant une forte dépendance » – à savoir de l’héroïne, et deuxièmement, que, le 13 mars 2012, il avait été reconnu coupable de cette infraction par un tribunal turc et condamné à une peine d’emprisonnement de 17 ans et 6 mois. Selon le ministre, M. Ede avait [TRADUCTION] « pris part à l’infraction criminelle consistant à faire de la contrebande d’héroïne le 10 juillet 2001 ». Il alléguait également que M. Ede avait été inculpé de cette infraction avant d’entrer au Canada et d’y demander l’asile. Il a fait valoir que le fait que M. Ede avait, par la suite, été reconnu coupable de l’infraction montrait [TRADUCTION] « qu’il avait bel et bien commis l’infraction dont il était inculpé » (souligné dans l’original). Malgré ce fait, quand il avait demandé l’asile au Canada, M. Ede [traduction] « n’a[vait] pas divulgué cette infraction, ni aucune arrestation ou accusation criminelle » en lien avec ce fait, ainsi qu’il était tenu de le faire. Il a soutenu que [TRADUCTION] « cette fausse déclaration et cette non-divulgation des faits importants de l’infraction commise et de l’accusation criminelle portée contre lui le 10 juillet 2001 » avaient trait à deux questions pertinentes : son exclusion possible de la qualité de réfugié (pour avoir commis un crime grave de droit commun) et sa crédibilité en lien avec les raisons pour lesquelles il avait demandé l’asile au Canada. Le ministre a donc sollicité une ordonnance annulant la décision d’octobre 2006 par laquelle la SPR avait fait droit à la demande d’asile de M. Ede.

[29] À la suite de l’audience devant la SPR, l’avocat du ministre a continué de se fonder sur les observations écrites figurant dans l’avis initial mais il a semblé circonscrire légèrement la nature des renseignements censément non divulgués, faisant valoir que [TRADUCTION] « la fausse déclaration est liée aux accusations criminelles [portées contre M. Ede]. Les deux défendeurs savaient qu’il risquait de subir des sanctions criminelles pour contrebande de drogue avant leur arrivée au Canada ».

[30] Nul ne conteste que M. Ede, dans sa demande d’asile, n’a fait état ni d’une implication quelconque dans l’exportation d’héroïne ni d’une accusation criminelle en résultant. Nul ne peut contester non plus que ce genre d’informations serait important dans le cas de questions pertinentes. La question déterminante consiste à savoir si M. Ede a bel et bien caché ces informations quand il a demandé l’asile. Dans l’instance tenue devant la SPR, il s’agissait en fait de déterminer si M. Ede, lorsqu’il avait demandé l’asile au Canada en 2005, savait que les autorités turques l’avaient inculpé du crime consistant à exporter de l’héroïne.

[31] Lorsque le ministre a déposé la demande d’annulation en 2015, la seule preuve relative à la perpétration alléguée, par M. Ede, de l’infraction d’exportation d’héroïne était une notice rouge d’INTERPOL. M. Ede a répondu aux arguments du ministre en produisant d’autres preuves documentaires concernant les procédures criminelles engagées en Turquie ainsi qu’en témoignant lui-même. Il a nié avoir commis l’infraction et il a nié qu’il savait, quand il avait demandé l’asile, qu’il avait été inculpé de ce crime.

(1) La notice rouge d’INTERPOL

[32] Le 2 mai 2014, INTERPOL a émis une notice rouge au sujet de M. Ede, pour le compte de la Turquie. La notice indiquait que M. Ede était un [TRADUCTION] « fugitif recherché pour peine à purger », et qu’il était demandé que le pays, quel qu’il soit, où il se trouvait engage contre lui des procédures d’extradition. Elle indiquait que, le 13 mars 2021, la Haute Cour pénale, à Istanbul, avait reconnu M. Ede coupable d’exportation d’une [TRADUCTION] « drogue stimulante ou entraînant une forte dépendance » et qu’elle l’avait condamné à une peine d’emprisonnement de 17 ans et 6 mois. Sur cette peine, il restait à purger une période de 17 ans, 2 mois et 25 jours. La notice indiquait également : [TRADUCTION] « Le sujet était présent devant le tribunal quand le jugement a été rendu ».

[33] La notice comportait également le résumé des faits qui suit :

[traduction]
Sommaire des faits du dossier : TURQUIE, Istanbul : le 10 juillet 2001 :

Selon les informations recueillies, EDE (prénom) Kemal et DEMIR (prénom) Mehmet ont projeté d’introduire clandestinement de l’héroïne de la Turquie en Allemagne. À cette fin, EDE (prénom) Kemal a acheté un camion et a trouvé une entreprise internationale avec laquelle travailler. Il a convenu avec cette entreprise de transporter des fraises de la Turquie en Allemagne. Après cette entente, EDE (prénom) Kemal a aménagé dans le camion une cachette secrète et y a mis 88 kilogrammes et 800 grammes d’héroïne. Il a ensuite confié le camion à DEMIR (prénom) Mehmet pour qu’il le conduise jusqu’en Allemagne et, le 10.07.2001, il a été arrêté en Bulgarie pour saisie de 88,800 grammes d’héroïne.

[34] Enfin, la notice indiquait que, le 2 mai 2013, le Bureau du procureur public, à Istanbul, avait lancé un mandat d’arrestation à l’endroit de M. Ede afin qu’il purge le reste de sa peine. Comme il a été mentionné plus tôt, la notice rouge a été publiée un an plus tard, soit le 2 mai 2014.

(2) L’audience de la SPR du 15 août 2018

[35] L’audition des demandes du ministre était censée débuter le 15 août 2018. Leur avocat était présent, mais ni M. Ede ni Mme Ede n’ont assisté à l’audience pour des raisons d’ordre médical. (Des questions relatives à la présence de M. et de Mme Ede pendant la durée de l’instance ont occupé un temps et une attention considérables à la SPR, mais ces questions sont sans importance pour les besoins de l’espèce.) L’audience a de ce fait été reportée au 15 octobre 2018.

[36] Avant que l’affaire soit ajournée, le commissaire de la SPR a posé une question à l’avocat du ministre au sujet de la valeur de la notice rouge (par opposition à une attestation de déclaration de culpabilité) en tant que preuve que M. Ede avait été reconnu coupable de l’infraction en question. L’avocat de M. Ede a fait remarquer, quant à lui, que la notice rouge indiquait que son client était présent devant le tribunal au moment où la décision avait été rendue et il a ensuite déclaré : [TRADUCTION] « mais il se trouvait ici au Canada à ce moment-là. Ça c’est sûr, en fait il peut le prouver ». Après quelques autres commentaires de l’avocat de M. Ede quant au peu de fiabilité des notices rouges de la Turquie, le commissaire de la SPR a déclaré :

[traduction]
[. . .] mais, quoi qu’il en soit, si l’avocat du ministre peut trouver quelque chose pour prouver la fiabilité d’une notice rouge ou si l’avocat des demandeurs est en mesure de montrer que son – pardon, l’avocat des défendeurs est capable de montrer que son client se trouvait au Canada à l’époque de sa prétendue arrestation, il s’agit donc de questions que, vous savez, nous devons entendre la preuve et la vérifier, etc., et je compte bien le faire, mais je voulais juste vous faire part de ces idées parce qu’il est assez rare que nous ayons affaire à des demandes de constat de perte de l’asile ou d’annulation et nous n’en avons donc pas l’habitude. Je ne prétends pas être tout à fait habitué au genre de preuve qui nous est soumis.

(3) L’audience de la SPR du 15 octobre 2018

[37] Après avoir réglé quelques autres questions préliminaires, et juste avant que l’avocat du ministre soit censé commencer à interroger M. Ede, l’avocat de celui-ci a demandé que l’audience soit ajournée. Quand il est devenu évident que l’avocat rendait en fait témoignage, il a été demandé à M. et à Mme Ede de quitter brièvement la salle d’audience. En leur absence, l’avocat a expliqué qu’il avait besoin de temps pour obtenir [TRADUCTION] « des éclaircissements » du tribunal turc. Comme il l’avait fait à la date précédente, l’avocat a affirmé que son client n’était pas présent devant le tribunal lors du prononcé du verdict ou d’une partie quelconque de son procès en Turquie. Il a également déclaré que son client avait récemment retenu les services d’un avocat en Turquie pour que ce dernier dépose à la Haute Cour pénale, à Istanbul, une demande de réouverture de son procès pour cette raison. (Cette demande n’a pas encore été déposée à ce stade-ci, mais il semble, d’après les commentaires de l’avocat de M. Ede, qu’il en détenait une copie, datée du 20 septembre 2018. Il en est question plus en détail ci-après.) L’avocat du ministre s’est opposé à un ajournement, soutenant qu’il s’agissait juste d’une autre tactique de M. et de Mme Ede pour gagner du temps. Le commissaire de la SPR a fait remarquer qu’un grand nombre des choses que disait l’avocat de M. Ede étaient des points qu’il était nécessaire de toute façon d’établir par des preuves. L’avocat de M. Ede a finalement convenu que l’audience se poursuive, s’attendant apparemment à ce que son client traite des nouveaux faits qu’il venait tout juste de décrire.

[38] M. Ede a témoigné en turc. Les questions que le ministre a posées à M. Ede, par l’entremise de l’interprète turc, ont commencé par les échanges suivants :

[traduction]

L’AVOCAT DU MINISTRE : [. . .] Avez-vous été reconnu coupable d’accusations relatives à la drogue par un tribunal turc en 2012? C’était une question, l’avez-vous été?

LE DEMANDEUR : Non, je ne l’ai pas été.

L’AVOCAT DU MINISTRE : Monsieur, j’ai une preuve d’Interpol que vous l’avez été.

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Une minute, voulez-vous lui montrer ce que vous avez en main peut-être?

L’INTERPRÈTE : Monsieur le commissaire, je pense avoir fait une légère erreur que je dois corriger.

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Bien, une minute. Oui, monsieur l’interprète, allez-y, que s’est-il passé?

L’INTERPRÈTE : Oui…

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Non, adressez-vous à nous d’abord, qu’est-ce que…

L’INTERPRÈTE : J’ai confondu les mots « déclaration de culpabilité » et « peine ».

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Bien. Pourriez-vous poser de nouveau la question et, monsieur l’interprète, l’interpréter convenablement cette fois-ci, s’il vous plaît? Allez-y.

L’AVOCAT DU MINISTRE : Avez-vous été reconnu coupable d’accusations relatives à la drogue par un tribunal turc en 2012?

LE DEMANDEUR : Non, je ne l’ai pas été.

L’AVOCAT DU MINISTRE : Monsieur, j’ai une preuve d’Interpol selon laquelle vous avez été reconnu coupable.

LE DEMANDEUR : Ils m’ont, ils m’ont simplement amené devant le tribunal et ils m’ont posé trois questions.

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Bien, un instant, monsieur, vous ne pouvez pas dire « ils », j’ignore de qui il s’agit. Qui vous a amené devant le tribunal?

LE DEMANDEUR : La police

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Allez-y, poursuivez.

L’AVOCAT DU MINISTRE : La police vous a amené devant le tribunal en 2012?

LE DEMANDEUR : Non, elle m’a amené devant le tribunal en 2004.

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Monsieur, ce n’était pas la question. Vous devez écouter la question. Avez-vous été reconnu coupable par un tribunal turc en 2012?

LE DEMANDEUR : Non.

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Très bien. Cela n’a rien à voir avec 2004 à ce stade-ci, comprenez-vous? L’avocat vous interroge maintenant sur le rapport d’Interpol qui dit que vous avez été reconnu coupable en 2012, êtes-vous au courant de cela, monsieur?

LE DEMANDEUR : Comme je n’étais pas là, je n’étais pas au courant de ce fait, de cette allégation. Et je ne l’ai appris qu’après que vous m’avez cité à comparaître à cette audience.

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Et [cela] c’était il y a trois ans, monsieur?

LE DEMANDEUR : Il y a trois ans, oui.

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Allez-y, MWhitelock.

L’AVOCAT DU MINISTRE : Très bien. Donc, vous affirmez ne pas avoir été reconnu coupable par un tribunal en Turquie?

LE DEMANDEUR : Oui.

L’AVOCAT DU MINISTRE : Avez-vous…

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Désolé, monsieur, je sens qu’il y a une contradiction ici. Il y a un instant, je pensais que vous aviez dit avoir pris connaissance de la déclaration de culpabilité il y a trois ans.

LE DEMANDEUR : Oui, c’est cela.

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Mais vous venez tout juste de dire à Me Whitelock qu’on ne vous a pas reconnu coupable. Donc, soit vous avez été reconnu coupable et vous l’avez appris plus tard, soit vous n’avez pas été reconnu coupable; vous devez donner des explications, monsieur.

LE DEMANDEUR : Je ne comprends pas la question.

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Eh bien, n’avez-vous pas dit il y a deux minutes de cela que vous avez pris connaissance de votre déclaration de culpabilité il y a trois ans, quand on vous a signifié les documents dans le cadre de la présente instance?

LE DEMANDEUR : Oui, c’est le cas.

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Donc, vous étiez au courant il y a trois ans de cela qu’il y avait une déclaration de culpabilité en Turquie en 2012.

LE DEMANDEUR : Oui.

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Alors, comment pouvez-vous dire au moment où la question suivante est posée que vous n’avez pas été reconnu coupable, comment pouvez-vous dire cela? Des phrases courtes.

LE DEMANDEUR : J’ai pris connaissance de ce fait après que ces documents m’ont été envoyés et, de plus, est-ce qu’on m’a reconnu coupable ou l’ai-je été, si j’étais coupable je n’aurais pas pu venir ici.

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Bien, je vous rappelle, monsieur, que vous devez vous exprimer en faisant de courtes phrases. Poursuivez, Me Whitelock.

L’AVOCAT DU MINISTRE : Avez-vous récemment retenu les services d’un avocat en Turquie?

LE DEMANDEUR : Oui, j’ai envoyé une procuration et c’est mon frère qui a retenu les services de l’avocat.

L’AVOCAT DU MINISTRE : Pourquoi avez-vous retenu ses services?

LE DEMANDEUR : Pour qu’il puisse donner suite à cette affaire juridique.

L’AVOCAT DU MINISTR: Que voulez-vous dire par « donner suite à cette affaire juridique »?

LE DEMANDEUR : Au sujet de ma déclaration de culpabilité.

L’AVOCAT DU MINISTRE : Bien, monsieur, une fois de plus, je ne vous demande pas ce que vous pensez du bien-fondé de la procédure suivie en Turquie, je vous demande si vous avez été reconnu coupable d’un crime en Turquie?

LE DEMANDEUR : Non.

[39] À ce stade, l’avocat de M. Ede (qui, semble-t-il, comprenait aussi le turc) a émis un doute quant à l’exactitude de la traduction, par l’interprète, des mots [TRADUCTION] « déclaration de culpabilité ». Après que l’interprète eut accepté d’employer un mot différent, l’interrogatoire de M. Ede s’est poursuivi :

[traduction]

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Voulez-vous entendre de nouveau la question?

L’INTERPRÈTE : Je me souviens de la question.

LE DEMANDEUR : Selon ce dossier oui, j’ai été reconnu coupable, effectivement.

L’AVOCAT DU MINISTRE : Très bien. Donc, selon cette information que détient le ministre, vous avez été déclaré coupable d’accusations de contrebande de drogue en 2001, est-ce exact? C’est une question; est-ce exact?

LE DEMANDEUR : Non, ce n’est pas le cas.

L’AVOCAT DU MINISTRE : De quoi pensez-vous avoir été reconnu coupable en Turquie?

LE DEMANDEUR : J’étais incapable de faire de la contrebande de drogue, tout d’abord, la seule chose que j’ai faite c’est acheter un camion.

LE COMMISSAIRE PRÉSIDANT : Monsieur, répondez à la question; de quoi pensez-vous être reconnu coupable?

LE DEMANDEUR : Parce que je n’avais pas d’immatriculation parce que je suis du sud-est de la Turquie j’ai été accusé à tort de ce fait.

L’AVOCAT DU MINISTRE : Bien. Êtes-vous en train de dire qu’il s’agit là de l’accusation prévue par le code pénal turc pour laquelle vous avez été reconnu coupable?

LE DEMANDEUR : Il n’y a pas de loi en Turquie.

[40] À ce stade, l’avocat du ministre a émis le doute que M. Ede n’était peut-être pas en mesure d’apprécier la nature de l’instance [TRADUCTION] « parce que ses réponses [n’avaient] pas de sens ». M. Ede a ensuite interjeté :

[traduction]

LE DEMANDEUR : Même si ça s’était passé, je n’étais pas coupable.

[41] Quand l’avocat du ministre a demandé s’il était nécessaire de désigner un représentant pour M. Ede, l’avocat de ce dernier a demandé une brève suspension afin qu’il puisse s’entretenir avec lui. Cela a été accordé. À la reprise, l’avocat de M. Ede a déclaré : [TRADUCTION] « Oui, après lui avoir parlé, je crois qu’en fait il a mal saisi la question et qu’il peut expliquer où, ce qu’il a mal saisi ».

[42] À part de ce moment, en réponse à d’autres questions de l’avocat du ministre, M. Ede a expliqué que, bien qu’il ait été reconnu coupable de [TRADUCTION] « contrebande ou trafic d’héroïne », il n’avait rien à voir avec l’infraction. Il avait fourni un camion à quelqu’un pour livrer une cargaison de cerises en Allemagne. Le camion avait besoin d’une remorque et quelqu’un en avait fourni une. (M. Ede a plus tard précisé que c’était le chauffeur, Mehemet Demir, qui avait fourni la remorque. Il s’agissait d’un arrangement d’affaires entre les deux et cela n’avait rien à voir avec de la drogue). Il a appris plus tard qu’on avait intercepté le camion et qu’on avait trouvé de l’héroïne dissimulée dans la remorque. À ce moment-là, il ignorait tout de la drogue. Il avait été détenu par les autorités turques pendant un certain temps en 2004, mais il ne pouvait pas se souvenir du moment exact. On lui avait dit que son camion avait été [TRADUCTION] « saisi, ou intercepté ». On lui avait dit aussi qu’on avait trouvé dans son camion une substance contrôlée et qu’il devait comparaître devant un tribunal. Il avait été tenu sous garde pendant trois mois. Quand il avait comparu devant le tribunal, on lui avait demandé si le camion était à lui, s’il y avait de la drogue dans le camion et s’il connaissait certaines personnes. Après qu’il avait répondu aux questions, on lui avait dit qu’il était libre de partir. Il n’a pas mentionné cet incident dans l’exposé circonstancié qu’il avait établi à l’appui de sa demande d’asile parce qu’il avait honte du fait d’avoir été soupçonné d’implication dans de la contrebande de drogue.

[43] En fin de compte, il a fallu ajourner l’audience de la SPR en raison d’un problème de santé concernant Mme Ede.

(4) L’audience de la SPR du 7 août 2019

[44] L’audition de l’affaire n’a repris que près d’un an plus tard. L’avocat du ministre a fini d’interroger M. Ede. Le seul nouveau point abordé a été ce que M. Ede avait dit à son épouse à propos des allégations de contrebande de drogue, à l’époque où ils étaient encore en Turquie. M. Ede a expliqué avoir dit à son épouse qu’on avait trouvé de la drogue et que son camion avait été saisi. Comme il avait fait un emprunt pour payer le camion, ils avaient dû vendre leur maison pour régler la dette. M. Ede n’a pas pu se souvenir exactement du moment où cela était arrivé, mais il pensait que c’était en 2002 ou en 2003.

[45] L’avocat de M. Ede a ensuite posé à son client quelques questions sur l’incident de la contrebande d’héroïne. Quand il lui a demandé comment il se faisait qu’il avait été mis en liberté par le tribunal turc après avoir été gardé en détention en rapport avec cet incident, M. Ede a répondu ceci :

[traduction]
À ce moment-là, j’étais jugé devant la Cour de sûreté de l’État. J’ai comparu devant ce tribunal. L’avocat qui m’a été assigné m’a dit : vous n’êtes pas vraiment lié à cette affaire, ni de près ni de loin. C’est tout ce que je sais. Jusqu’au moment où le dossier a été envoyé ici, je ne savais pas que j’étais puni, que j’étais condamné pour un crime, que j’étais accusé d’un crime quelconque.

[46] Quand on lui a demandé s’il s’était trouvé en Turquie en mars 2012 (date où la Haute Cour pénale a rendu sa décision), M. Ede a tout d’abord dit qu’il n’en était pas sûr mais il a plus tard confirmé que non. Il avait séjourné en Turquie pendant six mois environ en 2012 et il était revenu au Canada le 20 décembre 2012. Cette date était consignée dans son passeport ainsi que dans les dossiers des services de contrôle frontalier canadiens. (Comme il est indiqué ci-après, ces dossiers établissaient qu’il était entré en Turquie le 2 juillet 2012 et qu’il en était parti le 20 décembre 2012.) Quoi qu’il en soit, il a nié avoir été présent au procès. Comme il l’a fait remarquer : « [S]i j’étais là, comment se fait-il qu’on m’aurait laissé partir? Comment m’aurait-on laissé quitter le pays si je faisais l’objet d’une procédure aussi grave? »

(5) Les documents postérieurs à l’audience

[47] À la suite de l’audience, l’avocat de M. Ede a fourni plusieurs documents supplémentaires à la SPR. Seuls trois d’entre eux sont pertinents pour ce qui est de la demande d’annulation. Les trois ont été admis par la SPR et cotés en tant que pièces.

a) Les documents d’entrée et de sortie des services de contrôle frontalier turcs

[48] L’avocat a fourni ce qui a été appelé des documents des services de contrôle frontalier turcs concernant M. Ede. Selon ces documents, M. Ede était arrivé à l’aéroport Ataturk d’Istanbul le 2 juillet 2012 et il était reparti le 20 décembre 2012. Les documents ne comportaient aucune autre inscription pour 2012. Ils concordent avec les dossiers des services de contrôle frontalier canadiens, qui indiquent que M. Ede est entré au Canada à l’aéroport international Pearson le 20 décembre 2012. Le passeport de M. Ede comporte un timbre d’entrée canadien portant la même date.

[49] Selon les documents turcs, l’avant-dernier voyage que M. Ede a fait en Turquie a eu lieu en 2011. Il est arrivé le 10 mai 2011 et est reparti le 6 août 2011. Cela concorde aussi avec les documents des services de contrôle frontalier canadiens, qui indiquent que M. Ede est entré au Canada à l’aéroport international Pearson le 6 août 2011. Les documents canadiens ne font état d’aucune autre entrée au Canada entre cette date-là et le 20 décembre 2012.

b) La décision motivée de la 9e Haute Cour pénale (Istanbul), datée du 13 mars 2012

[50] Il s’agit des motifs écrits du jugement par lequel la Haute Cour pénale a conclu que M. Ede et Mehemet Demir étaient coupables d’exportation d’héroïne. Il semble que l’avocat de M. Ede avait ce document en main depuis au moins janvier 2019. Dans sa lettre d’accompagnement, il a indiqué qu’il l’avait déposé auprès de la SPR et qu’il avait ensuite omis par inadvertance d’en remettre une copie à l’avocat du ministre, et c’était donc la raison pour laquelle il le déposait de nouveau.

[51] La décision note que Mehmet Demir avait été arrêté en Bulgarie en 2001. Il avait été incarcéré dans ce pays pendant huit ans pour contrebande de drogue (après avoir été condamné à une peine d’emprisonnement de 13 ans) et ensuite extradé en Turquie. La décision signale de plus que M. Ede avait été arrêté le 9 mars 2003 et ensuite mis en liberté le 12 juin 2003. (Cela donne à penser que M. Ede s’est peut-être trompé au sujet de l’année pendant laquelle il a été gardé en détention en rapport avec l’incident de la contrebande de drogue.) La décision résume ce que M. Ede avait [TRADUCTION] « déclaré lors de son enquête et de sa défense » – à savoir qu’il n’avait rien à voir avec l’héroïne qu’on avait saisie – mais elle ne dit pas quand cette déclaration a été obtenue. Le dernier paragraphe de la décision semble laisser entendre que celle-ci a été rendue en l’absence des accusés, mais que leurs avocats étaient présents. Rien dans la décision ne donne à penser que M. Ede était présent à une partie quelconque du procès.

c) La requête adressée à la Haute Cour pénale

[52] Ce document, daté du 20 septembre 2018, est une requête adressée à la 9e Haute Cour pénale, à Istanbul, au sujet de la décision rendue par ce tribunal à l’égard de M. Ede. Cette requête a été déposée par un avocat turc pour le compte de M. Ede. On y demande [TRADUCTION] « l’abolition des déclarations de culpabilité prononcées » et la [TRADUCTION] « réouverture du procès » parce que le tribunal a rendu sa décision sans entendre aucune défense de la part de M. Ede. La requête précise également que M. Ede n’était pas présent quand le tribunal a rendu son verdict.

B. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[53] La SPR commence sa décision en faisant remarquer que le ministre allègue que M. et Mme Ede [TRADUCTION] « ont obtenu l’asile en faisant une fausse déclaration au sujet du casier judiciaire du défendeur, Kemal Ede ».

[54] Après avoir déterminé lesquels des documents postérieurs à l’audience que l’avocat de M. Ede avait produits seraient admis, la SPR entreprend d’évaluer la crédibilité de ce dernier. Elle commence par faire des commentaires sur trois aspects du témoignage de M. Ede. Premièrement, au début de l’audience, M. Ede a [TRADUCTION] « nié à trois reprises qu’il avait été reconnu coupable de contrebande de drogue en Turquie en 2012. Enfin, pendant que le représentant du ministre l’interrogeait, il a admis qu’il avait été reconnu coupable devant un tribunal en Turquie ». Deuxièmement, M. Ede a fourni un [TRADUCTION] « témoignage confus et incohérent à propos du moment où il a dit à son épouse […] qu’il avait été arrêté et reconnu coupable de contrebande d’héroïne. Il a persisté à dire qu’il lui avait parlé de sa déclaration de culpabilité avant que le couple arrive au Canada en 2004, mais plusieurs de ses réponses dénotaient qu’il lui en avait peut-être parlé en 2001 ou en 2002 ou 2003 ou 2004 ». Troisièmement, M. Ede a déclaré le 7 août 2019 [TRADUCTION] « qu’il n’était pas au courant d’avoir été inculpé d’un crime quelconque » malgré qu’il avait déclaré le 15 octobre 2018 que la police l’avait arrêté et interrogé au sujet de la contrebande de drogue et qu’il avait passé environ trois mois derrière les barreaux en 2004 [TRADUCTION] « pendant que les tribunaux s’occupaient de l’affaire ».

[55] La SPR analyse ensuite les renseignements que M. Ede avait fournis à l’appui de sa demande d’asile. Il avait répondu « oui » à la question « Avez-vous déjà été recherché, arrêté ou détenu par la police, l’armée ou toute autre autorité du pays, y compris le Canada? » Et il avait fait référence à un exposé circonstancié joint à sa demande. La SPR signale que cet exposé circonstancié fait mention de plusieurs occasions, survenues entre septembre 1980 et mars 2003, où M. Ede a été mis en détention par les autorités turques. Elle conclut toutefois que [TRADUCTION] « [j]amais [M. Ede] n’a révélé qu’il avait été arrêté et détenu pendant une période de trois mois en 2004, pas plus qu’il ne fait état des motifs de cette détention ».

[56] La SPR tire ensuite la conclusion suivante :

[traduction]
Il est inconcevable qu’un individu subisse un procès devant une cour de sûreté de l’État, qu’il soit détenu pendant trois mois et qu’il allège pourtant qu’il n’a pas été inculpé d’une infraction, et qu’il n’a jamais été détenu pour cette raison. Selon la prépondérance des probabilités, le défendeur savait bel et bien à quel moment il avait été mis en détention par la police turque en 2004 et qu’il avait été inculpé de contrebande de drogue. Le tribunal conclut donc qu’il ne disait pas la vérité quand il a déclaré qu’il n’était pas au courant d’avoir été inculpé d’un crime par les autorités turques.

[57] La SPR conclut également, selon la prépondérance des probabilités, que, malgré sa dénégation, M. Ede était présent à ce procès, y compris au moment du prononcé du verdict. Cela, signale-t-elle, est indiqué dans la notice rouge d’INTERPOL. Bien que la SPR note aussi que la preuve de M. Ede selon laquelle il n’était pas en Turquie en mars 2012 (quand le verdict a été prononcé) concorde avec les documents des services de contrôle frontalier turcs, cela [TRADUCTION] « n’est pas une preuve irréfutable […] que [M. Ede] n’était pas présent devant un tribunal turc en 2012 quand son procès a eu lieu. Même si [M. Ede] a raison, cela n’enlève rien au fait qu’il a déclaré faussement ne pas avoir été arrêté et ne pas avoir été inculpé d’une infraction en Turquie ». (Malgré ce commentaire, la SPR conclut expressément que M. Ede a tort à ce sujet.)

[58] En résumé, la SPR conclut que M. Ede [TRADUCTION] « s’est exprimé de manière vague et a fourni un témoignage contradictoire et indigne de foi ».

[59] Sur ce fondement, la SPR conclut que la preuve du ministre a établi, selon la prépondérance des probabilités, que M. Ede s’est présenté sous un faux jour quand il a demandé l’asile – plus précisément, en omettant de révéler qu’il avait été arrêté antérieurement en Turquie et qu’il avait été inculpé d’une infraction grave, soit la contrebande de drogue. Sans autre analyse, la SPR conclut qu’il s’agit là de fausses déclarations importantes : [TRADUCTION] « [l]e tribunal initial, s’il avait été au fait de ces fausses déclarations, aurait vraisemblablement rendu une décision différente de celle qui l’a été ». Enfin, la SPR exprime l’avis qu’il n’y a [TRADUCTION] « pas assez d’autres preuves dignes de foi qui ont été prises en considération au moment de la première décision pour justifier l’octroi de l’asile ». Cela étant, [TRADUCTION] « n’eût été la fausse déclaration, une information dont le tribunal initial n’a pas été saisi », M. Ede n’aurait pas été reconnu comme réfugié. La SPR a donc fait droit à la demande d’annulation de la décision conférant l’asile à M. Ede.

C. Analyse

[60] M. Ede conteste la décision de la SPR pour deux raisons principales : premièrement, l’analyse que fait cette dernière du lien de causalité entre la fausse déclaration et l’octroi de l’asile est déraisonnable, et, deuxièmement, ses conclusions de fait, y compris ses conclusions défavorables quant à sa crédibilité, sont déraisonnables. Le défendeur rétorque que les conclusions défavorables que la SPR a tirées en matière de crédibilité sont déterminantes et raisonnables. À mon avis, la question déterminante, dans le cas de la présente demande, consiste à savoir si la conclusion de la SPR au sujet de la fausse déclaration est déraisonnable. Ce résultat dépend entièrement des conclusions défavorables que la SPR a tirées quant à la crédibilité de M. Ede. Je conviens avec celui-ci que ces conclusions sont déraisonnables.

[61] La conclusion fondamentale de la SPR était que M. Ede [TRADUCTION] « ne disait pas la vérité quand il a déclaré qu’il n’était pas au courant d’avoir été inculpé d’un crime par les autorités turques ». Il s’agit là du fondement de la conclusion de fausse déclaration. Le fondement de cette conclusion était l’opinion de la SPR selon laquelle il était [TRADUCTION] « inconcevable qu’un individu subisse un procès devant une cour de sûreté de l’État, qu’il soit détenu pendant trois mois et qu’il allègue pourtant qu’il n’a pas été inculpé d’une infraction ». Bien que cela puisse être le cas au Canada, la SPR ne motive aucunement sa conception de la procédure criminelle turque qui exclurait cette possibilité. Par ailleurs, rien dans le dossier ne donne à penser qu’une personne gardée en détention pour être interrogée sur une affaire criminelle en Turquie (même pendant trois mois) serait forcément inculpée d’une infraction ou que cette personne, même si elle avait effectivement été inculpée, aurait forcément été informée de ce fait si on la mettait par la suite en liberté sans procès. La décision de la SPR est déraisonnable car les motifs, lus en corrélation avec le dossier, ne permettent pas de comprendre le raisonnement qu’elle a suivi sur ce point crucial : voir Vavilov, au para 103.

[62] Je reconnais que, même si cette conclusion précise n’est pas raisonnablement étayée par les motifs ou par le dossier, l’incrédulité de la SPR face à la dénégation de M. Ede qu’il savait avoir été inculpé d’exportation d’héroïne pouvait quand même être corroborée par sa conclusion générale selon laquelle M. Ede n’était pas un témoin digne de foi. Après tout, la SPR a conclu qu’il s’était [TRADUCTION] « exprimé de manière vague et a[vait] fourni un témoignage contradictoire et indigne de foi ». Cependant, aucun des autres aspects sur lesquels la SPR s’est fondée pour arriver à cette conclusion ne l’étaye raisonnablement.

[63] Premièrement, la SPR semble avoir conclu que M. Ede a témoigné de manière contradictoire au sujet de la question de savoir s’il avait été reconnu coupable d’exportation d’héroïne : après l’avoir nié à plusieurs reprises, M. Ede a fini par reconnaître qu’il avait été reconnu coupable par le tribunal turc en 2012. Comme il a été mentionné plus tôt (voir les paragraphes 38 à 40 de la présente décision), le témoignage de M. Ede sur ce point est certes déroutant. Cependant, avant de pouvoir conclure de manière raisonnable que ce témoignage était contradictoire et qu’il minait donc la crédibilité de M. Ede, la SPR elle était tenue de vérifier s’il pouvait y avoir une quelque autre explication pour les incohérences apparentes – par exemple, qu’il y avait eu des problèmes d’interprétation ou que M. Ede n’avait pas compris comme il faut les questions. Il s’agissait là de possibilités raisonnables au vu du dossier que la SPR avait en main. Celle-ci n’était pas tenue de souscrire à ces explications, mais si elle n’y souscrivait pas (comme cela a certainement été le cas, en présumant qu’elle les ait même prises en considération), elle était tenue d’expliquer pourquoi. Elle ne l’a pas fait.

[64] Deuxièmement, la SPR a conclu que M. Ede avait fourni un [TRADUCTION] « témoignage confus et incohérent à propos du moment où il a[vait] dit à son épouse […] qu’il avait été arrêté et reconnu coupable de contrebande d’héroïne. Il a persisté à soutenir qu’il lui avait parlé de sa déclaration de culpabilité avant que le couple arrive au Canada en 2004, mais plusieurs de ses réponses dénotaient qu’il lui en avait peut-être parlé en 2001 ou en 2002 ou 2003 ou 2004 ». La SPR s’est méprise sur la preuve : voir Vavilov, au para 126. Jamais n’a-t-on laissé entendre que M. Ede et son épouse avaient parlé de sa déclaration de culpabilité avant leur départ de la Turquie. (Cette déclaration de culpabilité, il va sans dire, n’a été prononcée qu’en 2012, plusieurs années après leur arrivée au Canada). Ce qu’on lui avait demandé c’était si son épouse et lui avaient parlé de l’incident de la contrebande de drogue. Le témoignage de M. Ede sur ce point était clair : il avait expliqué à son épouse qu’on avait saisi son camion parce qu’on avait découvert de la drogue et que c’était la raison pour laquelle ils devaient vendre leur maison (pour régler l’emprunt obtenu pour son camion). La seule chose dont il ne pouvait pas se souvenir était à quel moment tout cela était arrivé.

[65] Troisièmement, la conclusion de la SPR selon laquelle M. Ede était présent à son procès en Turquie (et son incrédulité ultérieure face à la dénégation de M. Ede qu’il y était présent) est déraisonnable. La seule « preuve » de la présence de M. Ede est la déclaration non corroborée à cet effet qui figure dans la notice rouge. En revanche, la dénégation de M. Ede concorde avec les documents des services de contrôle frontaliers turcs (qui, eux-mêmes, concordent avec les dossiers des services de contrôle frontalier canadiens, ainsi qu’avec les renseignements figurant dans le passeport de M. Ede). La SPR a conclu que les documents turcs n’étaient pas une [TRADUCTION] « preuve irréfutable » que M. Ede n’était pas présent devant le tribunal en 2012, quand le procès avait eu lieu. Cela est peut-être vrai mais, aussi, cela n’a rien à voir avec la question. En plus d’imposer à M. Ede un fardeau de preuve déraisonnable, il ne s’agit pas d’un motif raisonnable pour rejeter son témoignage. De plus, la SPR omet de traiter des autres éléments de preuve qui donnent à penser que M. Ede n’était pas présent : la décision de la Haute Cour pénale et la requête en réouverture du procès. La SPR omet également d’examiner comment il se pouvait que, s’il était effectivement présent quand il avait été reconnu coupable et condamné à une longue période d’emprisonnement, M. Ede avait simplement quitté le tribunal et le pays, comme il l’a certainement fait. En bref, la SPR a fondamentalement omis de tenir compte des éléments de preuve qui lui étaient soumis : voir Vavilov, au para 126.

[66] Enfin, il est important de souligner qu’il n’y a aucune preuve directe que M. Ede, quand il a demandé l’asile en 2005, savait qu’il avait été inculpé d’une infraction relative à la drogue en Turquie. Il s’agissait là du point crucial de l’allégation de fausse déclaration. La SPR a fondé sa conclusion selon laquelle M. Ede était parfaitement au fait de cela sur le rejet de sa dénégation. En l’absence d’une preuve directe qui confirmerait la conclusion affirmative que M. Ede savait qu’il avait été inculpé, il était déraisonnable de la part de la SPR de fonder cette conclusion uniquement sur le rejet de la dénégation de M. Ede. À tout le moins, cela dénote une méconnaissance fondamentale du fardeau de preuve dans une affaire telle que la présente.

[67] En résumé, la décision de la SPR selon laquelle M. Ede n’a pas révélé des informations importantes au moment de demander l’asile au Canada parce qu’il savait qu’il avait été inculpé d’une infraction criminelle grave en Turquie et qu’il n’a pas divulgué ce fait est déraisonnable. Cette conclusion fondamentale est dénuée de justification, d’intelligibilité et de transparence et, de ce fait, la décision dans son ensemble est déraisonnable. Il convient donc de faire droit à la demande de contrôle judiciaire de M. Ede.

IV. CONCLUSION

[68] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de la décision relative au constat de perte de l’asile de Mme Ede est rejetée, et la demande de contrôle judiciaire de la décision relative à l’annulation de l’asile de M. Ede est accueillie. La décision de la Section de la protection des réfugiés du 23 août 2019, relativement à Kemal Ede, est infirmée et l’affaire renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour nouvelle décision. Pour plus de certitude, étant donné que la Section de la protection des réfugiés n’a pas traité du bien-fondé de la demande de constat de perte de l’asile de M. Ede que le ministre a déposée, il est loisible à celui-ci de déposer de nouveau cette demande, s’il lui est conseillé de le faire.

[69] Les parties n’ont suggéré aucune question grave de portée générale à certifier selon l’alinéa 74d) de la LIPR, et je conviens qu’il ne s’en pose aucune.


JUGEMENT dans les dossiers IMM-5902-19 et IMM-5903-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire présentée dans le dossier IMM-5903-19 est rejetée.

  2. La demande de contrôle judiciaire présentée dans le dossier IMM-5902-19 est accueillie.

  3. La décision de la Section de la protection des réfugiés du 23 août 2019, qui annule la décision conférant l’asile à Kemal Ede, est infirmée et l’affaire renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour nouvelle décision.

  4. Pour plus de certitude, étant donné que la Section de la protection des réfugiés n’a pas traité du bien-fondé de la demande de constat de perte de l’asile de Kemal Ede que le ministre a déposée, il est loisible à celui-ci de déposer de nouveau cette demande, s’il lui est conseillé de le faire.

  5. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5902-19

 

INTITULÉ :

KEMAL EDE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

ET DOSSIER :

IMM-5903-19

 

INTITULÉ :

FIRDEVS EDE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 MAI 2021

JUGeMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JUILLET 2021

 

COMPARUTIONS :

Alp Debreli

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Kristina Dragaitis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alp Debreli

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.