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Date : 20210803


Dossier : IMM-4207-19

Référence : 2021 CF 816

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 août 2021

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

NOORAHIM SAFI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur est né en Afghanistan en 1978. Il a fui au Pakistan avec sa famille dans les années 1980 durant la guerre civile afghane et il y vit depuis. Le demandeur et sa femme se sont mariés en 2000 et ont eu cinq enfants. La femme du demandeur est décédée subitement en mars 2015.

[2] Au moins jusqu’en 2009, le Pakistan a reconnu le demandeur comme réfugié. Craignant d’être obligé de retourner en Afghanistan, le demandeur a déposé une demande de parrainage par un groupe de cinq pour sa femme, ses enfants et lui-même. La demande était parrainée par son beau-frère, qui vit au Canada. La demande a été rejetée en mars 2015.

[3] En janvier 2017, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). En mars 2017, la demande a été renvoyée au demandeur parce qu’elle n’avait pas été présentée au titre d’une catégorie précise. La lettre expliquait que, comme il était un étranger se trouvant hors du Canada, il devait présenter une demande de résidence permanente au titre de l’une des catégories prescrites (c.-à-d. la catégorie du regroupement familial, la catégorie de l’immigration économique, la catégorie des réfugiés au sens de la Convention ou la catégorie de personnes de pays d’accueil : voir le paragraphe 70(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR)). À la fin de la lettre, il était précisé que si le demandeur présentait une nouvelle demande et voulait qu’un agent tienne compte de motifs d’ordre humanitaire, il devait inclure des observations à cet effet dans sa demande.

[4] Le demandeur a présenté à nouveau sa demande en décembre 2017. Cette fois, il l’a présentée à titre de personne appartenant à la catégorie du regroupement familial dans le cadre d’un parrainage par sa sœur, une citoyenne canadienne. Toutefois, le demandeur a expressément reconnu que sa sœur ne pouvait pas le parrainer, car elle avait un époux au Canada qui était un citoyen canadien : voir l’alinéa 117(1)h) du RIPR. Il a donc demandé, pour des motifs d’ordre humanitaire, que soient levées les exigences habituelles visant l’appartenance à la catégorie du regroupement familial et que sa demande de résidence permanente soit traitée en conséquence. Pour justifier sa demande, le demandeur a mis l’accent sur ses liens familiaux au Canada, les risques en Afghanistan, les difficultés au Pakistan et l’intérêt supérieur de ses enfants. (Lorsque la demande a été présentée, les enfants étaient âgés de presque trois à quinze ans.)

[5] Dans une décision datée du 8 mai 2019, un agent de migration du Haut-commissariat du Canada à Londres a rejeté la demande. Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR.

[6] Les parties conviennent que la décision de l’agent doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable, et je suis d’accord. Il est bien établi que cette norme s’applique aux décisions relatives aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire : voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44; Kisana c Canada (Ministre de Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 au para 18; Taylor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21 au para 16. La Cour suprême du Canada a confirmé dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 10, qu’il s’agit de la norme de contrôle appropriée.

[7] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de l’agent. Avant d’infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). La cour « doit […] être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (ibid.).

[8] Comme je l’expliquerai, je suis convaincu que les raisons invoquées par l’agent pour rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire souffrent d’une déficience importante. Par conséquent, la décision doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée pour nouvel examen.

[9] La principale contrainte juridique à laquelle l’agent est assujetti est le paragraphe 25(1) de la LIPR. Aux termes de cette disposition, le ministre peut accorder une dispense à l’étranger qui demande le statut de résident permanent, mais qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme par ailleurs pas à LIPR. Le ministre peut octroyer à l’étranger le statut de résident permanent ou lever l’application des critères et obligations prévus par la LIPR. Cette mesure ne peut être prise que si le ministre « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». Ces considérations s’entendent notamment des droits, des besoins et de l’intérêt supérieur des enfants, du maintien des liens entre les membres d’une famille et du fait d’éviter de renvoyer des gens à des endroits où ils n’ont plus d’attaches (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 41).

[10] La question fondamentale dans le contexte du paragraphe 25(1) est celle de savoir si, dans un cas donné, il faut faire exception à l’application usuelle de la loi (voir Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 aux para 16-22). Lorsque le cas s’y prête, le pouvoir discrétionnaire d’accorder une exception assure la souplesse voulue pour mitiger les effets découlant d’une application rigide de la loi (Kanthasamy, au para 19). La question de savoir si une dispense est justifiée dans un cas donné dépend des circonstances précises de l’affaire (Kanthasamy, au para 25).

[11] Dans l’arrêt Kanthasamy, en ce qui concerne le paragraphe 25(1), la Cour suprême a adopté une approche fondée sur la vocation équitable de cette disposition. S’exprimant au nom de la majorité, la juge Abella a approuvé la démarche adoptée dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338, suivant laquelle les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter [toute personne] raisonnable […] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (Kanthasamy, au para 13). Le paragraphe 25(1) doit donc être interprété par les décideurs de manière à pouvoir « répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui [le] sous-tendent » (Kanthasamy, au para 33). En même temps, il n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy, au para 23).

[12] La lettre de décision présente le fond de la décision de l’agent ainsi :

[traduction]

Comme vous en avez déjà été informé par le Centre de traitement des demandes de Mississauga, il a été déterminé que votre sœur ne peut pas vous parrainer parce que vous n’êtes pas considéré comme une personne appartenant à la catégorie du regroupement familial par application de l’alinéa 117(1)h) du Règlement, mais vous avez tout de même choisi de poursuivre le traitement de votre demande.

Après avoir examiné de façon plus approfondie votre demande et la documentation présentée, je suis également d’avis que vous n’appartenez pas à la catégorie du regroupement familial définie ci-dessus étant donné que votre sœur a un époux au Canada qui est un citoyen canadien.

À la demande de vos représentants juridiques, j’ai aussi dûment pris en compte tout motif d’ordre humanitaire qui pourrait justifier une dispense des exigences de la Loi. Cependant, après avoir bien examiné les observations présentées par votre représentant, je ne suis pas convaincu qu’il y a des circonstances d’ordre humanitaire justifiant une dispense dans le cas présent.

[13] L’examen des notes inscrites dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC) peut offrir un éclairage supplémentaire quant au raisonnement de l’agent.

[14] Dans ses notes, l’agent commence, comme dans la lettre de décision, par confirmer que le demandeur n’appartient pas à la catégorie du regroupement familial parce que sa sœur ne peut pas le parrainer, bien que ce fait n’ait pas été contesté. Il poursuit : [TRADUCTION] « En résumé, la demande doit être refusée au motif que le DP [le demandeur principal, soit M. Safi] ne satisfait pas à la définition applicable de membre de la catégorie du regroupement familial, plus précisément à l’alinéa 117(1)h) du RIPR. » L’agent ajoute ensuite que [TRADUCTION] « les représentants des demandeurs indiquent effectivement dans leurs observations qu’ils sont conscients que le demandeur principal n’appartient pas à la catégorie du regroupement familial. Ils ont demandé une dispense des exigences de la Loi fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ».

[15] Après avoir résumé les motifs que le demandeur a invoqués à l’appui de sa demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, l’agent ajoute ce qui suit :

[traduction]

J’ai examiné l’intégralité des observations et des éléments de preuve documentaire connexes. Cependant, je ne suis pas convaincu que des motifs d’ordre humanitaires l’emportent sur une dispense de la Loi [sic] dans le présent dossier. Le DP ne satisfait clairement pas à la définition de membre de la catégorie du regroupement familial. Il n’a donc pas présenté sa demande au titre de la bonne catégorie ou ne l’a pas présentée de la bonne manière. Selon les instructions d’IRCC, invoquer l’article 25 ou 25.1 est une mesure exceptionnelle; ce n’est pas simplement une autre façon de demander le statut de résident permanent au Canada. Je remarque également que le demandeur a déjà été parrainé en tant que réfugié par des membres de la famille au Canada et que sa demande a été refusée en 2015. La présente demande semble donc être une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire plutôt qu’une demande au titre de la catégorie du regroupement familial.

(Non souligné dans l’original)

[16] L’agent procède ensuite à une évaluation détaillée des circonstances sur lesquelles le demandeur s’est appuyé pour justifier sa demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il conclut ainsi :

[traduction]

Après avoir examiné minutieusement le dossier et soupesé les facteurs favorables et défavorables, je ne suis pas d’avis que les motifs soulevés sont suffisamment convaincants pour justifier une dispense en l’espèce. Plus précisément, je ne suis pas convaincu qu’il y a des motifs d’ordre humanitaire suffisamment importants pour lever les exigences de la Loi dans le présent dossier, surtout en raison du fait que le DP a présenté une demande au titre d’une catégorie de la Loi à laquelle il n’appartient manifestement pas.

(Non souligné dans l’original)

[17] On ne peut pas reprocher à l’agent d’avoir défini la question déterminante comme étant celle de savoir si le demandeur devrait se voir accorder une dispense des exigences habituelles de la LIPR visant l’appartenance à la catégorie du regroupement familial. Non seulement il avait raison, mais c’est exactement de cette manière que le demandeur a formulé sa demande. Toutefois, comme le démontrent les extraits de la lettre de décision et des notes inscrites dans le SMGC énoncés ci-dessus, l’agent a manifestement été dérouté par la nature de la demande. Bien que ce fait à lui seul ne rende pas nécessairement la décision déraisonnable, je suis d’avis que l’agent a commis une erreur en considérant que le fait que le demandeur n’appartenait pas à la catégorie du regroupement familial constituait un facteur défavorable à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Dans un cas comme celui en l’espèce, l’objectif même d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est d’éviter une certaine forme d’interdiction de territoire. L’interdiction de territoire d’une personne au regard des exigences habituelles de la LIPR est ce qui rend la demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire nécessaire en premier lieu. Le fait de considérer que cela constitue une raison de refuser la dispense témoigne d’une incompréhension fondamentale de l’objet du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[18] La Cour suprême du Canada a souligné que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov, au para 102, citant Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, [2013] 2 RCS 458 au para 54). De même, étant donné la nature hautement discrétionnaire de la prise de décisions au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, les cours de révision doivent faire preuve d’une très grande déférence à l’égard des décideurs (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303 au para 4; Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Legault, 2002 CAF 125 au para 15).

[19] Gardant à l’esprit cette mise en garde, je suis néanmoins convaincu que la conclusion de l’agent, interprétée dans le contexte de la décision dans son ensemble, démontre que l’agent a considéré à tort qu’un facteur impertinent était défavorable à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (soit que le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie du regroupement familial, à laquelle [traduction] « il n’appartient manifestement pas »). Cette conclusion a donné lieu à une décision injustifiée au regard des contraintes juridiques qui ont une incidence sur celle-ci : voir Vavilov, aux para 105-110. Comme l’a également souligné la Cour suprême du Canada, « [m]ême si le résultat de la décision pourrait sembler raisonnable dans des circonstances différentes, il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat » (Vavilov, au para 96).

[20] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, la décision de l’agent de migration datée du 8 mai 2019 doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

[21] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4207-19

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent de migration datée du 8 mai 2019 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4207-19

 

INTITULÉ :

NOORAHIM SAFI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JUIN 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 AOÛT 2021

 

COMPARUTIONS :

Hart Kaminker

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Araujo

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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