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Date : 20210709


Dossier : IMM‑4803‑19

Référence : 2021 CF 729

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

OLAYEMI OLURONKE OGUNJIMI, OLUWADEMILADE DAVID VALENCIA JAIYESIMI ET OLUWADOLAPO ESTHER VALERIA JAIYESIMI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision du 8 juillet 2019 [la décision] rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, [la LIPR]. La SAR a rejeté l’appel des demandeurs interjeté à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant sur leur demande d’asile présentée en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR.

[2] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur dans son évaluation d’une possibilité de refuge intérieur [PRI]. Ils demandent que la décision soit annulée et renvoyée à un autre commissaire pour nouvel examen.

[3] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Contexte

[4] Mme Ogunjimi [la demanderesse principale] est originaire de Lagos, au Nigéria, et les autres demandeurs sont ses deux enfants mineurs, dont l’une est citoyenne des États‑Unis (É.‑U.). La demanderesse principale craint d’être victime de violence conjugale de la part de son mari au Nigéria. Elle affirme que son mari a commencé à l’agresser physiquement en mars 2010, lorsqu’elle était enceinte de son premier enfant. Elle affirme également que la famille de son mari, principalement sa belle‑mère et la tante de son mari, cherche à pratiquer des mutilations génitales féminines [MGF] sur sa fille. Elle soutient que les services de police du Nigéria n’ont pas voulu l’aider.

[5] La demanderesse principale a quitté le Nigéria à l’insu de son mari le 5 août 2015, au moyen d’un visa de touriste pour les É.‑U. Pendant le séjour de la demanderesse aux É.‑U., son mari a contribué financièrement à ses dépenses mensuelles et lui a rendu visite en septembre 2016. Le 12 février 2018, après avoir appris que son mari revenait aux É.‑U., elle est entrée au Canada à un point de passage irrégulier et a présenté une demande d’asile.

[6] La SPR a rejeté la demande d’asile de l’enfant mineure en raison de sa citoyenneté américaine. La SPR a conclu que la demanderesse principale n’était pas crédible et ne présentait pas une crainte subjective de persécution puisqu’elle est restée aux É.‑U. pendant 18 mois sans présenter de demande d’asile. La SPR a également conclu que les demandeurs avaient une PRI à Port Harcourt, au Nigéria.

[7] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR, affirmant que la décision concernant la demanderesse mineure était déraisonnable et n’était pas dans son intérêt supérieur. Ils soutiennent également que la SPR a commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité et dans sa décision concernant leur crainte subjective de persécution, qu’elle a mal interprété et mal appliqué le droit en matière de PRI et qu’elle n’a pas correctement examiné la preuve documentaire. Enfin, les demandeurs soutiennent que la SPR leur a refusé le droit à une audience équitable, car ils n’ont pas été avisés qu’il était question d’une PRI à Port Harcourt.

III. La décision

[8] Dans sa décision, la SAR a confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. La question déterminante portait sur l’existence d’une PRI viable et a été tranchée en fonction de ce qui suit :

1) il incombe aux demandeurs d’asile de prouver qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution dans l’ensemble du pays;

2) la ville de Port Harcourt est un grand centre urbain dont la population dépasse les deux millions d’habitants;

3) aucun élément de preuve ne montre que les membres de la famille des demandeurs ont la capacité de les trouver dans un pays de 192 millions d’habitants;

4) la déclaration de la demanderesse principale selon laquelle son mari recherchait sa fille pour lui faire subir une MGF forcée n’était pas compatible avec la lettre de consentement dans laquelle son mari a déclaré qu’il autorisait ses enfants à vivre avec elle, car il lui faisait confiance pour s’occuper d’eux;

5) aucune preuve n’a été produite pour appuyer l’affirmation de la demanderesse principale selon laquelle son mari pouvait les trouver partout au Nigéria au moyen de ses renseignements bancaires simplement parce qu’il travaille dans une banque;

6) aucune preuve n’a été produite pour appuyer l’affirmation de la demanderesse principale selon laquelle elle pouvait être trouvée au moyen de l’inscription de son numéro de téléphone;

7) la demanderesse principale est instruite et bilingue, elle a une longue expérience professionnelle antérieure et elle serait vraisemblablement capable de trouver un emploi à Port Harcourt;

8) il n’y a pas de preuve à l’appui de l’affirmation de la demanderesse principale selon laquelle elle ne pouvait pas se permettre de payer des soins de santé ou une éducation et il n’y a pas de preuve que les soins de santé ou l’éducation à Port Harcourt sont inadéquats;

9) aucun élément de preuve ne montre que les demandeurs seraient confrontés à une discrimination fondée sur leur origine ethnique, puisque Port Harcourt est une grande ville multiethnique.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[9] Il n’y a qu’une question à trancher, soit celle de savoir si la décision est raisonnable. Dans l’examen de la décision, la Cour se penchera sur les questions suivantes :

  • a) La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation de la PRI?

  • b) La décision devrait‑elle être annulée au motif qu’elle s’appuyait sur le guide jurisprudentiel [GJ] sur le Nigéria compte tenu de sa révocation en 2020?

[10] Il existe une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable; toutefois, cette présomption peut être réfutée dans certaines situations, dont aucune ne s’applique en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23 et 33 [Vavilov]).

[11] Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit centrer son attention sur la décision qu’a rendue le décideur, notamment sur le raisonnement suivi et le résultat de la décision (Vavilov au para 83). Il ne s’agit pas de réexaminer l’affaire, mais de déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti dans son ensemble est raisonnable » (Vavilov au para 85). Il faut donc interpréter les motifs écrits du décideur de façon globale et contextuelle (Vavilov au para 97).

V. Les positions des parties

1) La position des demandeurs

a) Concernant l’évaluation de la PRI

[12] Les demandeurs affirment que la SAR a commis une erreur en confirmant la conclusion de la SPR concernant la PRI. Ils affirment que la population de Port Harcourt n’est pas un facteur pertinent étant donné les moyens dont disposent le mari et sa famille pour les trouver et leur détermination à le faire. La demanderesse principale affirme que son mari pourrait simplement payer des fonctionnaires qui pourraient les trouver au moyen de son numéro de téléphone, car tous les numéros de téléphone sont inscrits.

[13] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur à la lumière des Directives sur les revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe [Directives concernant la persécution fondée sur le sexe]. Ils affirment qu’il est plus que probable que, en tant que mère célibataire de deux enfants, elle ne puisse pas se cacher, car elle doit pouvoir aller et venir librement dans l’intérêt supérieur de ses enfants. Cela rend la difficulté de déménager à Port Hartcourt élevée et déraisonnable (Kayumba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 138).

b) Concernant le GJ sur le Nigéria

[14] Les demandeurs affirment que les conclusions de la SPR et de la SAR s’appuyaient sur le GJ pour déterminer une PRI, lequel a été révoqué le 6 avril 2020. Dans l’avis de révocation, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié déclare ce qui suit : « Des faits nouveaux concernant les renseignements sur le pays d’origine, y compris ceux ayant trait à la capacité des femmes célibataires de déménager dans les diverses villes proposées dans le guide jurisprudentiel sur le Nigéria en tant que PRI, ont amoindri la valeur de la décision à titre de guide jurisprudentiel ». En raison de cette révocation, les demandeurs soutiennent que la décision doit être annulée.

2) La position du défendeur

a) Concernant l’évaluation de la PRI

[15] Le défendeur fait valoir que les demandeurs demandent essentiellement à la Cour de réexaminer la preuve présentée à la SAR et d’en arriver à une conclusion différente. Compte tenu du dossier de la preuve, la décision était raisonnable.

[16] Le défendeur estime également que les demandeurs n’ont pas fourni de preuve à l’appui de l’affirmation selon laquelle la PRI est déraisonnable parce que la demanderesse principale est une femme célibataire qui a des enfants et qu’il est impossible pour une personne ayant son profil de trouver un refuge sûr où que ce soit au Nigéria.

b) Concernant le GJ sur le Nigéria

[17] Les observations écrites du défendeur ne mentionnent pas la question du GJ. Dans ses observations orales, le défendeur a signalé que la SAR a mentionné quatre fois le GJ, mais que la SAR ne s’est pas fondée sur celui‑ci pour rendre sa décision.

VI. Analyse

a) Concernant l’évaluation de la PRI

[18] Je suis d’avis que la SAR n’a pas commis d’erreur dans son évaluation de la PRI.

[19] Une PRI viable est un endroit où une personne peut chercher refuge dans son pays d’origine qui n’est pas l’endroit où elle risque d’être persécutée ou de subir un préjudice. Dans la décision Armando c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 94 au paragraphe 37, la Cour a fourni une formulation récente du critère en deux volets permettant d’établir l’existence d’une PRI :

  • 1) La Commission doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une PRI.

  • 2) La situation dans cette partie du pays doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge, compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris de la situation personnelle de ce dernier.

[20] La demanderesse principale affirme que son mari et la famille de celui‑ci ont les moyens de les trouver dans la PRI et que la taille de Port Harcourt ne les en empêchera pas. La SAR a conclu que les demandeurs n’ont pas réussi à établir que les agents de persécution ont la portée et la capacité de créer un risque sérieux de persécution dans la PRI. Selon la SAR, la preuve à l’appui de cette affirmation était insuffisante. Comme l’illustre le résumé de la décision de la SAR ci‑dessus, la SAR a examiné la preuve qui lui a été présentée pour formuler ses conclusions. Après avoir examiné le dossier, je ne vois aucune erreur dans l’analyse de la SAR, qui conclut que les demandeurs ne courent pas un risque sérieux de persécution dans la PRI.

[21] En ce qui concerne le deuxième volet du critère de la PRI, après avoir examiné le dossier, j’estime que la SAR a évalué la situation dans le pays ainsi que le niveau d’éducation et l’expérience professionnelle de la demanderesse principale pour conclure que la réinstallation à Port Harcourt était raisonnable. Je ne vois aucune erreur dans l’évaluation de la SAR.

[22] En ce qui concerne l’argument des demandeurs selon lequel la PRI est déraisonnable à la lumière des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, je ne vois pas en quoi la décision ne cadre pas avec celles‑ci. La SAR est présumée avoir évalué et soupesé l’ensemble du dossier dont elle disposait (Basanti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1068 au para 24). Les observations des demandeurs portent sur l’appréciation ou le poids de la preuve, ce qui n’est pas un exercice que la Cour peut entreprendre en contrôle judiciaire (Vavilov au para 83).

b) Concernant le GJ sur le Nigéria

[23] Les demandeurs soutiennent qu’étant donné que le GJ sur lequel la SAR s’est appuyée a été révoqué en avril 2020, leur demande devrait être renvoyée pour examen. Comme l’a signalé le juge Shore dans la décision Ogunkunle c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 111, une affaire qui ressemble beaucoup à la présente, la Cour fédérale s’est déjà prononcée sur la question :

[9] … la Cour fédérale a récemment confirmé son utilité, pourvu que « la nature et le degré de la dépendance de la SAR à l’égard du guide jurisprudentiel n’affaiblissent pas ses conclusions au point de les rendre déraisonnables » (Agbeja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 781 au para 78).

….

[15] Enfin, après examen de la décision de la SAR, on ne saurait affirmer que le GJ a été suivi de telle sorte que les motifs soient non justifiés quant à la situation personnelle des demandeurs – celle‑ci appuyant la conclusion que la PRI est raisonnable. En effet, la Cour d’appel fédérale a reconnu récemment les GJ en tant que cadres d’analyses pertinents n’empiétant pas sur le pouvoir de tirer de véritables conclusions de fait (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 aux para 75, 95, 98, 100).

[24] De la même façon, en l’espèce, la SAR a évalué de façon indépendante la preuve dont elle disposait et elle ne s’est pas appuyée uniquement sur le GJ, mais a plutôt examiné tous les documents pertinents dont elle disposait. La SAR n’a pas commis d’erreur.

VII. Conclusion

[25] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question à certifier et aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4803‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM‑4803‑19

 

INTITULÉ :

OLAYEMI OLURONKE OGUNJIMI, OLUWADEMILADE DAVID VALENCIA JAIYESIMI ET OLUWADOLAPO ESTHER VALERIA JAIYESIMI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR vidÉoconfÉrence

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 MARS 2021

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

LE 9 JUILLET 2021

COMPARUTIONS :

Peter Obuba Kalu

POUR LES DEMANDEURS

Kevin Doyle

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Obuba Law Firm

Cabinet d’avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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