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Date : 20001027

Dossier : T-270-99

ENTRE :

                                                   ELI LILLY AND COMPANY et

                                                       ELI LILLY CANADA INC.,

                                                                                                                                 demanderesses,

                                                                          - et -

                                                          PRO DOC LIMITÉE et

             LE MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL,

                                                                                                                                         défendeurs.

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE DUBÉ

[1]         Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc. ( « Eli Lilly » ) demandent par les présentes une ordonnance sous le régime du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)[1] ( « le Règlement » ) afin d'interdire au ministre de la Santé nationale et du Bien-être social ( « Santé Canada » ) de délivrer, avant l'expiration des lettres patentes canadiennes 1 166 248 ( « le brevet 248 » ) appartenant à Eli Lilly, un avis de conformité ( « ADC » ) en application de l'article C.08.004 du Règlement sur les aliments et drogues[2] à Pro Doc Limitée ( « Pro Doc » ) en liaison avec la présentation abrégée de drogue nouvelle à l'égard de gélules de 150 mg et de 300 mg de nizatidine destinées à être administrées par voie buccale.


1. Faits

[2]         Le 21 octobre 1991, le commissaire aux brevets a délivré à Novopharm Limited ( « Novopharm » ) la licence obligatoire numéro J2324-39(4)-988 à l'égard du brevet 248 afin de lui permettre de fabriquer de la nizatidine aux fins de la préparation ou de la production de médicaments ainsi que d'importer ou de vendre les médicaments obtenus grâce à ce procédé. Le paragraphe 12 de la licence obligatoire énonce que la licence est incessible et qu'il est interdit à Novopharm d'accorder « une sous-licence » . Le 27 novembre 1992, Novopharm et Apotex Inc. ( « Apotex » ) ont conclu un accord ( « l'accord d'approvisionnement » ) en prévision des modifications proposées à la Loi sur les brevets[3]( « la Loi » ). Voici le libellé du paragraphe 9 de cet accord :

9. La partie non titulaire revend tout produit acheté à la partie titulaire d'une licence uniquement sous sa propre étiquette et elle s'interdit de vendre le produit en vue de sa revente sous une autre étiquette que la sienne.

[3]         L'accord d'approvisionnement avait pour but de permettre aux parties d'avoir à leur disposition des licences d'utilisation visant le plus de produits possibles dans leur intérêt commun face aux autres concurrents.


[4]         Dans une lettre datée du 15 février 1999, Pro Doc a donné un avis d'allégation (ADA) à Eli Lilly à l'égard des gélules de 150 mg et de 300 mg de nizatidine. L'avis d'allégation faisait allusion à la licence obligatoire que détenait Novopharm à l'égard de la nizatidine ainsi qu'à l'accord d'approvisionnement. Pro Doc s'est également engagée comme suit jusqu'à l'expiration du brevet 248 : [TRADUCTION] « toutes les gélules de nizatidine que nous vendrons seront fabriquées pour nous par Apotex, qui utilisera à cette fin uniquement la nizatidine sous licence qu'elle aura achetée à Novopharm » . Il est admis de part et d'autre que la nizatidine qu'Apotex vendra à Pro Doc sera vendue sous l'étiquette de produit Pro Doc plutôt que sous celle d'Apotex, contrairement au paragraphe 9 de l'accord d'approvisionnement.

2. Question en litige

[5]         La principale question à trancher est celle de savoir si Eli Lilly a prouvé, selon la probabilité la plus forte, que l'allégation énoncée par Pro Doc dans son ADA n'est pas justifiée au sens du paragraphe 6(2) du Règlement.

3. Les arguments des demanderesses

[6]         La présente instance est engagée sous le régime du paragraphe 55.2(4) de la Loi et du Règlement, qui prévoient un mécanisme ayant pour effet d'interdire la délivrance d'un ADC dans des circonstances pouvant donner lieu, directement ou indirectement, à la contravention d'un brevet.

[7]         L'allégation d'absence de contrefaçon de la part de Pro Doc est fondée sur le simple motif que les gélules de nizatidine qu'elle vendra seront produites par Apotex à l'aide de la nizatidine en vrac que Novopharm fabriquera conformément à la licence obligatoire que celle-ci a obtenue. Cependant, l'accord d'approvisionnement intervenu entre Novopharm et Apotex impose une condition selon laquelle le produit acheté à la partie titulaire d'une licence sera vendu sous l'étiquette d'Apotex. Pro Doc ne respectera pas cette condition, puisqu'elle a l'intention de vendre le produit sous sa propre étiquette. En commettant un manquement à une condition de l'accord d'approvisionnement, Pro Doc n'est plus autorisée à vendre le produit et violerait de ce fait le brevet d'Eli Lilly. Par conséquent, l'ADC ne devrait pas être délivré en faveur de Pro Doc.


4. Les arguments de Pro Doc

[8]         Dans son ADA, Pro Doc a fait valoir qu'elle ne violerait pas le brevet 248, parce que toutes les gélules de nizatidine qu'elle vendra seront fabriquées uniquement à l'aide de la nizatidine faisant l'objet d'une sous licence. À ce sujet, Pro Doc soutient que toutes les gélules de nizatidine qu'elle avait l'intention de vendre seraient fabriquées par Apotex qui se servirait uniquement de la nizatidine faisant l'objet d'une licence qu'elle achèterait à Novopharm et que celle-ci vendrait conformément aux conditions de sa licence obligatoire.

[9]         Le produit visé par l'accord d'approvisionnement est l'ingrédient médicinal actif en vrac à l'égard duquel le fournisseur détient une licence obligatoire. L'acquéreur utilise ensuite le produit en vrac autorisé pour fabriquer le produit sous forme posologique définitive. Dans le cas de la nizatidine, Novopharm vend la substance autorisée en vrac à Apotex, qui l'utilise ensuite pour fabriquer des produits sous forme posologique définitive, en l'occurrence, des gélules.

[10]       En qualité d'acheteur de nizatidine faisant l'objet d'une licence, Apotex est autorisée à revendre la substance en vrac en question ou à préparer des produits sous forme posologique définitive qui contiennent cette substance et à les revendre sans qu'il y ait contrefaçon du brevet 248. La Cour suprême du Canada a confirmé ce droit dans Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd.[4]lorsqu'elle a examiné l'allégation d'Apotex quant à l'absence de contrefaçon en raison de l'acquisition de la nizatidine de Novopharm faisant l'objet d'une licence.


[11]       Par conséquent, compte tenu de la décision de la Cour suprême du Canada, les gélules seront des produits autorisés entre les mains de Pro Doc, ce qui permettra à celle-ci de les utiliser et de les vendre sans que cette activité constitue une contrefaçon du brevet 248. Il n'est pas nécessaire d'obtenir l'approbation ou l'autorisation du titulaire de licence (Novopharm) une fois que celui-ci a revendu le matériel faisant l'objet de la licence.

[12]       Il n'est pas pertinent de savoir si Pro Doc respecte ou non les conditions de l'accord d'approvisionnement, parce que cet accord n'est pas une sous-licence; il s'agit simplement d'une entente et Eli Lilly n'y est pas partie. Seul un manquement à une condition de la licence ou d'une sous-licence peut donner lieu à une contrefaçon du brevet.

[13]       La Cour suprême du Canada a examiné l'accord d'approvisionnement en question et jugé qu'il ne constituait pas une sous-licence. Le juge Iacobucci a formulé les commentaires suivants dans l'arrêt Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd.[5], aux pages 173 et 174 :

Toutefois, quand les droits de la partie non titulaire d'une licence découlent de la vente d'une substance autorisée, il serait trompeur de se fonder sur les droits d'utilisation et d'aliénation pour conclure qu'une sous-licence a été ou va être accordée. ...Aux termes de l'accord, tout droit que pourrait posséder Apotex de vendre de la nizatidine émanerait, de toute évidence, de son achat préalable de cette substance à Novopharm.

[14]       Étant donné que l'accord d'approvisionnement est purement et simplement une entente intervenue entre Novopharm et Apotex, aucun manquement à celle-ci n'est pertinent.

5. Analyse


[15]       Je souscris pleinement aux arguments de la défenderesse. Les obligations énoncées dans une entente ne lient que les parties contractantes. En cas de vente du matériel sous licence, les droits du titulaire de brevet prennent fin lorsque la vente est conclue. Un manquement au paragraphe 9 de l'accord d'approvisionnement intervenu entre Novopharm et Apotex ne donne aucun droit à Eli Lilly, le titulaire du brevet ou de la licence. La licence obligatoire délivrée en faveur de Novopharm ne comportait aucune condition interdisant à une partie non titulaire d'une licence qui achèterait un produit à Novopharm de vendre le produit sous une étiquette autre que la sienne. La vente d'un produit en vrac donne le droit de fabriquer des gélules étant donné que, de toute évidence, le produit en vrac lui-même n'a aucune utilité ou valeur commerciale à moins d'être préparé sous forme de gélules pouvant être vendues au public.

[16]       Par conséquent, le manquement en question n'est pas un manquement à un brevet ou à une licence ou sous-licence, mais simplement le bris d'une entente, lequel bris peut donner lieu à un droit d'action entre les deux parties contractantes, mais non entre une partie contractante et un tiers.

[17]       Le fardeau de preuve de la partie qui présente une demande d'interdiction fondée sur le paragraphe 6(1) du Règlement est un lourd fardeau. Le titulaire de brevet qui s'oppose à la délivrance d'un ADC doit prouver qu'aucune des allégations formulées par la partie qui demande l'ADC en question n'est justifiée. Le juge Joyal, auparavant membre de la Section de première instance de la Cour fédérale, s'est exprimé comme suit dans l'arrêt Pfizer Canada Inc. c. Nu-Pharm Inc.[6], à la page 3 :


Il est bien établi que, pour qu'elle puisse accorder une ordonnance d'interdiction, la Cour doit conclure que le breveté a démontré, selon la prépondérance des probabilités, que les allégations de la seconde personne ne sont pas fondées. Pour déterminer la nature du fardeau qui incombe aux demanderesses, il est important de se rappeler que la procédure engagée aux termes du paragraphe 6(2) n'est pas une action en contrefaçon ordinaire. Il s'agit plutôt d'une procédure sommaire destinée à permettre au titulaire d'un brevet de protéger ses droits de brevet lorsque les allégations d'absence de contrefaçon et de nullité du fabricant du produit générique sont dénuées de fondement. En conséquence, si le titulaire d'un brevet ne peut pas démontrer que les allégations d'un fabricant générique sont dénuées de fondement, la demande d'interdiction devrait être rejetée et la question tranchée à l'aide de mesures plus conventionnelles[7].

[18]       Dans la présente affaire, l'allégation d'absence de contrefaçon de la part de Pro Doc est fondée sur le simple motif que le produit en vrac a été fabriqué par Apotex, qui l'a obtenu de Novopharm, celle-ci étant autorisée à le vendre en vertu d'une licence obligatoire. La présente affaire est une procédure sommaire qui permet à un titulaire de brevet ayant reçu un ADA d'empêcher Santé Canada de délivrer un ADC à un fabricant générique qui violerait le brevet en question. Il ne s'agit pas d'une action en contrefaçon de brevet, mais d'une procédure préventive.

[19]       Dans la présente affaire, il se peut qu'il y ait manquement à une condition d'un accord d'approvisionnement intervenu entre Novopharm et Apotex, mais cela ne signifie pas pour autant que l'allégation d'absence de contrefaçon de la part de Pro Doc n'est pas justifiée.

[20]       Par conséquent, la demande d'Eli Lilly est rejetée avec dépens.

OTTAWA (Ontario),

27 octobre 2000

                                                                                          « J.E. Dubé                             

Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


Date : 20001027

Dossier : T-270-99

OTTAWA (ONTARIO), LE 27 OCTOBRE 2000

EN PRÉSENCE DU JUGE J.E. DUBÉ

ENTRE :

                           ELI LILLY AND COMPANY et

                               ELI LILLY CANADA INC.,

                                                                                 demanderesses,

                                                  - et -

                                  PRO DOC LIMITÉE et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ NATIONALE ET DU BIEN-ÊTRE SOCIAL,

                                                                                         défendeurs.

                                        ORDONNANCE

La demande d'Eli Lilly and Company et d'Eli Lilly Canada Inc. est rejetée avec dépens.

                                                                                             J.E. Dubé                                

Ju ge

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                         COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                    SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                           T-270-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :                         Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada Inc. c. Le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                            25 octobre 2000

ORDONNANCE ET MOTIFS DU JUGE DUBÉ

EN DATE DU :                                               27 octobre 2000

ONT COMPARU :

Me Patrick Smith

Me Jennifer Perry                                               POUR LES DEMANDERESSES

Me David Scrimger

Me Julie Perrin                                       POUR LA DÉFENDERESSE PRO DOC LIMITÉE

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling, Lafleur et Henderson

Ottawa (Ontario)                                               POUR LA DEMANDERESSE

Goodman Phillips & Vineberg

Toronto (Ontario)                                              POUR LA DÉFENDERESSE PRO DOC LIMITÉE



     [1]       DORS/93-133.

     [2]       C.R.C., ch. 870.

     [3]       L.R.C. (1985), ch. P-4, et ses modifications.

     [4]       [1998] 2 R.C.S. 129.

     [5]       supra, note 4.

     [6]       (1998), 83 C.P.R. (3d) 1 (C.F. 1re inst.).

     [7]         ibid; voir également : Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302 (C.A.F.); Hoffman-La Roche Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1996), 70 C.P.R. (3d) 206 (C.A.F.) et Abbott Laboratories, Ltd. c. Nu-Pharm Inc. (1998), 83 C.P.R. (3d) 441 (C.A.F.).

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