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Date : 20031010

Dossier : IMM-4258-02

Référence : 2003 CF 1185

Ottawa (Ontario), le 10 octobre 2003

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGEHENEGHAN                          

ENTRE :

                                                              FIKRAT IBRAHIMOV

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                                   et

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 Monsieur Fikrat Ibrahimov (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire d'une décision rendue le 20 août 2002 par la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission). Dans sa décision, la Commission a refusé de reconnaître au demandeur le statut de réfugié au sens de la Convention.


[2]                 Le demandeur est un citoyen azerbaïdjanais. Il est en partie d'origine arménienne : sa mère est arménienne et son père est azerbaïdjanais. Il revendique le statut de réfugié au sens de la Convention en se fondant sur la crainte de la persécution qu'il subirait en Azerbaïdjan du fait de son origine arménienne. Il affirme qu'il est perçu comme un Arménien parce qu'il possède les caractéristiques physiques d'un Arménien et parce qu'il est le fils d'une Arménienne.

[3]                 Le demandeur a allégué qu'il s'était vu refuser l'admission à l'université en 1988 parce qu'il était en partie d'origine arménienne. Il a prétendu qu'à partir de la fin des années 80, la situation des Arméniens en Azerbaïdjan s'était détériorée en raison de l'éclatement du conflit entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie en 1988. Il a affirmé que sa mère avait perdu son emploi de professeure de russe à cause de son origine arménienne, et que le jour de Noël 1989, une église arménienne avait été brûlée à Bakou.

[4]                 Le demandeur a allégué qu'au début du mois de janvier 1990, lui et son père ont aidé sa mère à quitter l'Azerbaïdjan et à s'installer à Krasnodar, en Russie. Dix jours plus tard, des attaques contre les Arméniens ont commencé à Bakou, et de nombreux Arméniens ont été blessés et tués. Le demandeur a affirmé que son père et lui ont dû reprendre leurs emplois à Bakou en février 1990. Le 25 mars 1990, il a été agressé dans un café à Bakou, et il a reçu un coup de couteau à la main. Ses agresseurs lui ont crié des injures racistes et ont bien averti ses amis de ne plus jamais se montrer en sa compagnie. Le demandeur a déclaré qu'après cet incident la situation s'était améliorée et il a pu se trouver un emploi, qu'il a occupé jusqu'en mai 1994.


[5]                 Plus tard en 1994, le demandeur s'est installé à Zakatala, ville située à la frontière entre l'Azerbaïdjan et la Géorgie, où habitait sa tante maternelle. Le demandeur a affirmé qu'en septembre 1998, des nationalistes faisant partie de l'aile extrémiste du Front populaire ont mené des attaques contre plusieurs maisons à Zakatala. Il n'était pas à la maison au moment où cela s'était produit, et il avait trouvé sa tante morte à son retour. D'autres Arméniens de la ville ont également été tués. Il a immédiatement quitté la ville et est retourné à Bakou, où il a séjourné pendant une courte période. Cependant, la situation y était intolérable : il recevait des coups de pied, il était harcelé verbalement et on lançait des objets contre lui lorsqu'il quittait son appartement.

[6]                 Le demandeur a allégué avoir reçu, au début du mois de septembre 2000, un appel téléphonique d'un individu qui le menaçait de viol s'il ne quittait pas le pays. Il a quitté l'Azerbaïdjan le 6 octobre 2000. Il a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention au Canada le 8 octobre 2000, et la Commission a entendu l'affaire le 24 juin 2002.

[7]                 Dans sa décision, la Commission a admis que le demandeur était en partie d'origine arménienne. Toutefois, elle a rejeté sa prétention voulant que les problèmes auxquels il alléguait avoir fait face en Azerbaïdjan étaient liés à son origine arménienne, et ce, compte tenu des conclusions auxquelles elle était arrivée au sujet de sa crédibilité générale.

[8]                 La Commission a conclu que l'origine arménienne du demandeur n'était pas la cause du refus d'admission à l'université qu'il avait essuyé en 1988, à une époque où l'Azerbaïdjan faisait partie de l'URSS et qui précédait l'éclatement du conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan.

[9]                 La Commission a retenu la preuve documentaire faisant état de la discrimination généralisée dans l'emploi dont les Azerbaïdjanais d'origine arménienne ont fait et continuent à faire l'objet. Elle a également admis que l'agression perpétrée par des hommes armés dans le café en 1990 s'était déroulée de la façon décrite par le demandeur. Toutefois, la Commission a conclu que la preuve de l'existence d'un lien entre l'agression en question et l'origine arménienne du demandeur n'était pas convaincante. La Commission est arrivée à cette conclusion parce que le témoignage du demandeur constituait l'unique élément de preuve liant l'agression à son origine arménienne et parce qu'elle avait des doutes quant à sa crédibilité de ce dernier. C'est pourquoi elle ne pouvait pas s'appuyer sur son témoignage.

[10]            La Commission a conclu que le demandeur n'était pas crédible pour plusieurs raisons. Premièrement, elle a tiré une inférence négative de l'incompatibilité entre les renseignements concernant les dates auxquelles il aurait été menacé de viol au téléphone. Dans son Formulaire de renseignements personnels (le FRP), le demandeur a affirmé avoir reçu l'appel téléphonique en septembre 2000. Dans son témoignage oral, il a affirmé avoir reçu l'appel en mai 2000. Compte tenu du fait qu'il s'agissait là de l'incident qui l'a amené à craindre pour sa vie, la Commission a conclu qu'il était raisonnable de s'attendre à ce qu'il se souvienne clairement de la date. Deuxièmement, le FRP faisait état d'un seul appel téléphonique. Cependant, dans son témoignage oral, le demandeur a affirmé avoir reçu de nombreux appels de ce genre. La Commission n'a pas ajouté foi à la déclaration du demandeur selon laquelle les voisins de son père l'avaient harcelé, et elle a conclu qu'il avait inventé ces incidents pour appuyer sa demande.

[11]            La Commission a également conclu à l'absence d'une crainte subjective de persécution en Azerbaïdjan de la part du demandeur parce qu'il avait vécu pendant dix ans dans ce pays malgré le harcèlement dont il faisait continuellement l'objet. De l'avis de la Commission, il n'était pas raisonnable qu'une personne vraiment craintive attende aussi longtemps avant de partir. La Commission a également mentionné que le frère du demandeur continuait à vivre en Azerbaïdjan. Il s'était marié et avait une famille. La Commission a conclu que le fait que le demandeur avait tardé à quitter le pays mettait en doute l'ensemble la preuve qu'il avait présentée au sujet de sa crainte.

[12]            À titre subsidiaire, la Commission a conclu que même si elle avait trouvé le demandeur crédible pour ce qui est des principaux aspects de sa demande, la preuve documentaire n'étayait pas les allégations de celui-ci. La Commission a noté qu'un rapport sur l'Azerbaïdjan établi par le Département d'État américain ne faisait pas état d'activités généralisées de nationalistes et d'extrémistes mais qu'il y était uniquement fait mention de la discrimination généralisée dont étaient victimes les Arméniens en Azerbaïdjan.

[13]            La Commission a conclu qu'il était raisonnable de s'attendre à ce que les attaques mentionnées par le demandeur aient été signalées. Étant donné que la preuve documentaire « [contredisait] le témoignage du demandeur » , la Commission a préféré retenir la preuve documentaire.

[14]            Compte tenu des documents soumis et des arguments écrits et oraux présentés par les avocats, je suis convaincue que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire dans la façon dont elle a tranché la demande présentée par le demandeur.

[15]            À mon avis, les motifs de la Commission révèlent que celle-ci a commis une erreur en omettant d'analyser de façon cohérente la nature cumulative de la discrimination et du harcèlement que le demandeur alléguait craindre. À la fin de ses motifs, la Commission a résumé ainsi la conclusion à laquelle elle était arrivée :

Par conséquent, étant donné la preuve documentaire, le témoignage du demandeur sur la situation des personnes d'origine ethnique arménienne mixte et l'absence de crainte subjective démontrée par le fait que le demandeur a attendu très longtemps avant de quitter le pays, le tribunal estime que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur ne s'est pas acquitté de son fardeau d'établir qu'il existe une possibilité sérieuse qu'il soit persécuté, s'il retourne en Azerbaïdjan. Plus particulièrement, le tribunal estime que le demandeur risque plutôt de subir de la discrimination que de la persécution.

[16]            Bien qu'elle soit parvenue à cette conclusion finale sur la question de savoir si l'on était en présence de discrimination plutôt que de persécution, la Commission n'a pas abordé expressément, dans ses motifs, la question de savoir si, pris cumulativement, tous les incidents qui, aux dires du demandeur, s'étaient produits entre la fin des années 80 et son départ de l'Azerbaïdjan en 2000, pouvaient constituer de la persécution.


[17]            De plus, la Commission a, à mon avis, commis une erreur dans la façon dont elle a abordé la question du prétendu retard du demandeur à quitter l'Azerbaïdjan. Ce retard constituait un motif crucial lorsqu'il s'est agi pour la Commission de rejeter la demande. Bien que la Commission ait reconnu le principe énoncé dans l'arrêt Huerta c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 157 N.R. 225 (C.A.), selon lequel le retard est un élément pertinent mais n'est pas un facteur déterminant en soi lorsqu'il s'agit de déterminer si le demandeur a une crainte subjective de persécution, voici ce qu'elle a dit plus loin dans ses motifs :

[...] le tribunal estime que, selon la prépondérance des probabilités, le délai considérable qui s'est écoulé avant que le demandeur quitte l'Azerbaïdjan, lieu de sa présumée persécution, porte un coup fatal à sa demande, car, de l'avis du tribunal, il démontre un manque de crainte subjective. De plus, le tribunal estime que ce délai met en doute la crédibilité de l'ensemble du témoignage du demandeur.

[18]            À mon avis, ce raisonnement démontre que le retard à quitter le pays a non seulement eu une incidence sur la façon dont la Commission a apprécié l'élément subjectif, mais qu'il s'agissait aussi d'un facteur important sous-tendant son évaluation de la crédibilité du demandeur. Dans les circonstances, il ne semble pas logique d'invoquer le retard à quitter le pays pour mettre en doute la crédibilité d'une personne.


[19]            De plus, je suis d'avis que dans les cas où une demande est fondée sur plusieurs actes de discrimination ou de harcèlement qui se terminent par un incident qui force la personne à quitter son pays, on ne peut pas considérer la question du retard comme un facteur important pour mettre en doute la crainte subjective de persécution. Les actes cumulatifs susceptibles de constituer de la persécution s'étalent sur une certaine période. Dans les cas où la demande d'une personne est en fait fondée sur plusieurs incidents qui se sont produits au cours d'une certaine période et qui sont susceptibles de constituer de la persécution du fait de leur nature cumulative, tenir compte du moment auquel la discrimination ou le harcèlement a commencé par rapport au moment où la personne en cause quitte le pays pour justifier le rejet de la demande en raison du retard revient à miner la notion même de persécution cumulative.

[20]            Pour ces motifs, je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. L'affaire sera renvoyée à un tribunal de la Commission différemment constitué pour qu'il statue à nouveau sur l'affaire. Il n'y a pas de question à certifier.

ORDONNANCE

La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal de la Commission différemment constitué pour qu'il statue à nouveau sur l'affaire. Il n'y a pas de question à certifier.

                                                                                         « E. Heneghan »                    

ligne

                                                                                                             Juge                              

Traduction certifiée conforme

Aleksandra Koziorowska, LL.B.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            IMM-4258-02

INTITULÉ :                                           FIKRAT IBRAHIMOV

                                                                                                  demandeur

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L'IMMIGRATION

                                                                                                    défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                   TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                 LE 2 JUILLET 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                         LA JUGE HENEGHAN

DATE DES MOTIFS :                        LE 10 OCTOBRE 2003         

COMPARUTIONS : Jack Davis

Pour le demandeur

Greg George

                                                                                       Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS

AU DOSSIER :                                     Jack Davis

Avocat

Davis & Grice

1110, avenue Finch Ouest, bureau 706

Toronto (Ontario) M3J 2T2

                                                                                      Pour le demandeur

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

                                                                                       Pour le défendeur


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

          Date: 20031010

        Dossier : IMM-4258-02

ENTRE :

FIKRAT IBRAHIMOV

                                             demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                              défendeur

                                                                             

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE

                                                                                

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