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Date : 20030211

Dossier : T-1844-02

Référence neutre : 2003 CFPI 145

ENTRE :

                                                          MICHAEL ANGELO LENA

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                                   et

                                                               PAUL T.L. URMSON,

directeur de l'établissement de Kent

                                                                                                                                                      défendeur

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

CONTEXTE

[1]         Le demandeur cherche, par le biais d'un bref de mandamus ou de prohibition obtenu par voie de contrôle judiciaire, à empêcher la destruction, sur l'ordre du directeur de l'établissement de Kent, de quelque 28 boîtes de documents d'appel que le demandeur a l'intention d'utiliser dans le cadre de son appel de sa condamnation pour tentative de meurtre.


[2]         Dans son affidavit du 12 novembre 2002, M. Lena déclare qu'il a [Traduction] « été informé que le directeur de l'établissement de Kent a l'intention de détruire environ deux douzaines de boîtes dans lesquelles se trouvent mes documents d'appel [...] » Il poursuit en disant que la destruction des documents en question lui causerait un préjudice injustifié et qu'elle retarderait l'instruction de son appel. Il ajoute qu'il croit que certains de ces documents sont irremplaçables. Dans son affidavit, Me Garth Barrière fait état de l'avis du 15 octobre 2002 dans lequel le directeur de l'établissement précisait que les détenus ont droit à trois pieds carrés d'espace de rangement pour l'ensemble de leurs effets personnels et que tout excédent, y compris les dossiers d'appel, serait éventuellement détruit s'il n'était pas sorti de l'établissement de Kent en temps opportun.

[3]         On trouve également dans les documents pertinents une note de service rédigée en réponse à un formulaire de plainte daté du 18 septembre 2002. Malheureusement, en raison du mauvais état de la photocopie, la réponse donnée par l'un des agents de correction ne porte comme date que celle d'octobre 2002. Voici la réponse de l'agent :

[Traduction] Le détenu Lena peut faire le nécessaire pour que ses dossiers juridiques soient envoyés à l'extérieur des murs ou que quelqu'un passe les prendre. Le service d'admission et d'élargissement n'a pas l'intention de se défaire de ses dossiers juridiques. Le 6 novembre, le directeur a écrit une note de service dans laquelle il précisait que les effets personnels du détenu Lena demeureraient au service d'admission et d'élargissement jusqu'à la date susmentionnée. En attendant cette date, le dossier de Lena sera examiné et une décision sera prise à son sujet.

Or, « [...] la date susmentionnée [...] » ne renvoie à rien dans cette note de service.


[4]         Suivant l'avocate de la Couronne, il est précisé dans cette note de service que : [Traduction] « Le service d'admission et d'élargissement n'a pas l'intention de se défaire des documents en question conformément aux directives données par le directeur dans une note de service datée du 15 octobre 2002 [...] » (l'affidavit du directeur par intérim de l'établissement de Kent). Je ne suis pas d'accord pour affirmer que le directeur dit quoi que ce soit du genre dans sa note de service. Toutefois, dans la note de service qu'il a écrite le 15 octobre 2002, le directeur précise bien que les documents de M. Lena ne doivent pas être déplacés tant que « la présente décision » n'aura pas été révisée au plus tard le 6 novembre 2002. Finalement, le 31 octobre 2002, le directeur par intérim de l'établissement de Kent a écrit à l'avocat du demandeur. Voici un extrait de cette lettre :

[Traduction] Nous n'avons pas l'intention de détruire les documents de M. Lena pour le moment. Nous avons seulement déclaré que le directeur examinerait la situation à son retour. Toute décision devra être prise après avoir consulté l'avocat de M. Lena et en conformité avec les ordres permanents de l'établissement de Kent et les directives du Commissaire.

Le directeur n'est pas allé jusqu'à assurer que l'administration de la justice ne sera pas entravée par la destruction des documents d'appel, lesquels documents revêtent une importance que tout le monde reconnaît.

[5]         La présente affaire serait simple, ou n'existerait même pas, si l'on avait la certitude absolue que les documents ne seront pas détruits et qu'ils ne seront pas « envoyés à l'extérieur des murs » , compte tenu du fait que M. Lena ne connaît vraisemblablement personne qui est en mesure de passer les prendre et de les conserver pour lui.


ANALYSE

[6]         En réclamant la radiation de l'instance de contrôle judiciaire, le défendeur est confronté à une difficulté, étant donné que, pour protéger la nature sommaire des instances en contrôle judiciaire, les parties ne sont pas encouragées à présenter des requêtes préliminaires, comme les requêtes en radiation de demandes de contrôle judiciaire. Ce principe est énoncé dans l'arrêt David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995], 1 C.F. 588, à la page 596 où, après avoir parlé de la nature sommaire des instances en contrôle judiciaire, le juge Strayer déclare ce qui suit :

Par conséquent, le moyen direct et approprié par lequel la partie intimée devrait contester un avis de requête introductive d'instance qu'elle estime sans fondement consiste à comparaître et à faire valoir ses prétentions à l'audition de la requête même.

La Cour d'appel a toutefois effectivement reconnu, dans l'arrêt David Bull, que dans des cas très exceptionnels, il était loisible au tribunal, soit en vertu de sa compétence inhérente, soit par analogie avec d'autres règles en vertu de l'article 5 des Règles, de rejeter sommairement « un avis de requête qui est manifestement irrégulier au point de n'avoir aucune chance d'être accueilli » . Le juge Strayer a précisé que ces cas devaient demeurer très exceptionnels. Bien que l'exception élaborée dans l'arrêt David Bull ait été appliquée dans de nombreuses affaires, la radiation de l'instance a été refusée dans un nombre de cas beaucoup plus élevé.

[7]         Au soutien de sa requête en radiation de la présente demande, le défendeur invoque les deux moyens suivants :


        le défendeur affirme qu'aucune décision n'a encore été prise, que le dossier est toujours en suspens et que la compétence de la Cour n'a par conséquent pas été invoquée;

         le demandeur n'a pas suivi la procédure de règlement des griefs et, selon l'arrêt Harelkin c. University of Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, le recours extraordinaire que le demandeur cherche à exercer ne lui est pas ouvert, étant donné qu'il existe une autre voie de recours appropriée.

[8]         En ce qui a trait à la compétence de la Cour pour accorder une réparation en vue d'empêcher la destruction des dossiers, je crains que le défendeur ne soit pas en mesure de donner l'assurance absolue que les dossiers en question ne seront pas détruits tant que l'appel ou les appels de M. Lena n'auront pas suivi leur cours. Toutefois, l'avocat du demandeur soulève quelques points intéressants et pertinents.


[9]         En l'espèce, nous sommes en présence d'une décision, bien qu'il ne s'agisse peut-être pas d'une décision définitive. L'avocat du demandeur fait valoir que le fait qu'aucune date précise n'a été fixée pour la destruction des dossiers juridiques n'est pas fatal. Il s'appuie à cet égard sur le jugement Canada (P.G.) c. Purcell, (1994), 86 F.T.R. 232 où, à la page 234, le juge Denault fait valoir que le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur la Cour fédérale, qui prévoit que le contrôle judiciaire doit porter sur une décision ou une ordonnance, n'exige pas que la décision soit un jugement définitif. Or, en l'espèce, une certaine décision a été prise au sujet de la destruction des dossiers du demandeur. La Cour pourrait fort bien être compétente en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale pour interdire la destruction des dossiers et, conformément à ce qui est demandé dans la requête, permettre un accès plus large aux dossiers que celui qui est présentement autorisé.

[10]       Deuxièmement, pour le cas où aucune décision n'aurait été prise, le demandeur invoque l'arrêt Alberta Wilderness Association c. Canada, [1999] 1 C.F. 483 (C.A.F.). Dans cet arrêt, le juge Sexton fait siens les propos tenus par le juge Hugessen dans une instance antérieure :

L'interdiction (telle le mandamus et le quo warranto) est une réparation expressément visée par l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale et, à l'instar de ceux-ci, son exercice ne dépend pas de l'existence préalable d'une décision ni d'une ordonnance.

(À la page 492.)

Le demandeur affirme qu'il existe une intention de détruire ses documents juridiques et que le bref de prohibition fait partie des réparations que le tribunal peut accorder dans une situation comme la présente lorsqu'il est saisi d'une demande de contrôle judiciaire.

[11]       Troisièmement, et à titre subsidiaire, le demandeur cite l'arrêt Tyler c. M.R.N., [1991] 2 C.F. 68, dans lequel la Cour d'appel a souscrit au concept qu'il est possible de délivrer un bref de prohibition pour empêcher la violation prévue de droits garantis au demandeur par la Charte. À plusieurs égards, le bref de prohibition est une réparation accordée pour l'avenir sous réserve, évidemment, du pouvoir discrétionnaire du tribunal de refuser d'accorder cette réparation au début de l'instance au motif qu'il serait préférable d'éviter des retards et des procès inutiles en attendant qu'une décision définitive soit rendue. Quoi qu'il en soit, dans son ouvrage intitulé Judicial Review of Administrative Action in Canada, le juge Evans fait observer ce qui suit :


[Traduction] [...] le bref de prohibition est réclamé au début de l'instance administrative avant qu'une décision définitive ne soit rendue.

(pp. 1 à 6 - Édition à feuilles mobiles d'août 2002)

Dans le cas qui nous occupe, la thèse du demandeur est que le bref de prohibition pourrait constituer une réparation appropriée pour empêcher la violation prévue des droits que l'article 7 de la Charte garantit au demandeur, et que la Cour pourrait délivrer un bref de prohibition pour empêcher la destruction des documents juridiques dont le demandeur a besoin pour exercer les droits que lui confère l'article 7 de la Charte.

[12]       Ce ne sont pas des arguments qui permettront nécessairement au demandeur d'obtenir gain de cause, mais ils sont soutenables. Je ne suis par conséquent pas en mesure d'affirmer que la demande devrait être radiée parce qu'elle « est manifestement irrégulière au point de n'avoir aucune chance d'être accueillie » . Je passe maintenant à l'argument que la demande devrait être radiée parce qu'il existe une autre voie de recours appropriée.

[13]       Se fondant sur l'arrêt Harelkin, précité, le défendeur affirme que le demandeur doit d'abord exercer l'autre voie de recours qui lui est ouverte avant de pouvoir s'adresser au tribunal. Je reconnais que, dans de nombreux cas, la procédure de règlement interne des griefs dont les détenus peuvent se prévaloir est considérée comme une autre voie de recours appropriée. Toutefois, le demandeur fait valoir effectivement un argument défendable en réponse aux paragraphes 22 et 23 du mémoire du demandeur :


[Traduction] 22. L' « autre voie de recours appropriée » suggérée par le défendeur et envisagée par les tribunaux dans les décisions citées par le défendeur ne tient pas compte de la situation factuelle unique du demandeur. Aussi rapidement que la procédure interne de règlement des griefs des détenus puisse se dérouler, elle ne serait pas assez rapide pour garantir qu'on préviendra la destruction des dossiers juridiques du demandeur indépendamment de sa participation au processus si la date désignée devait arriver avant qu'il n'ait épuisé tous ses recours internes.

23.        Une fois que cette date sera passée et que les dossiers juridiques auront été détruits, le dommage sera irréversible : il ne s'agit pas simplement d'un cas dans lequel un requérant peut être renvoyé à l'endroit d'où il vient et où son niveau de sécurité peut être modifié et où il peut être réincarcéré dans un pénitencier. Le demandeur affirme qu'en raison des conséquences dramatiques qu'il subirait si la procédure de règlement interne des griefs ne suivait pas la cadence prévue par l'échéancier fixé par le directeur, des mesures rapides et décisives doivent être prises dans son cas et que seules les réparations accordées par la Cour répondent à cette exigence.


[14]       L'avocat du demandeur, qui n'agit pas pour le compte du demandeur lui-même en ce qui concerne l'appel de sa condamnation pour tentative de meurtre, a fait valoir des arguments qui semblent de prime abord assez solides pour lui permettre d'affirmer que le demandeur est en mesure de satisfaire au critère permettant d'obtenir la réparation extraordinaire que constitue une injonction. Il n'est pas nécessaire que je décide si ces arguments sont effectivement entièrement bien fondés. Je me contente de signaler qu'on peut valablement soutenir que le temps que nécessite la procédure de règlement des griefs et les dommages irrémédiables et irréversibles que pourrait entraîner la destruction des dossiers à l'issue de la procédure de règlement des griefs font en sorte que la procédure de règlement des griefs ne constitue pas nécessairement une autre voie de recours appropriée. D'ailleurs, l'alinéa 4h) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition peut exiger que l'on fasse certaines concessions en faveur du demandeur, en tant que personne ayant des besoins spéciaux. Il se peut fort bien que le demandeur, un citoyen américain qui ne connaît personne ici et qui essaie de se préparer à se représenter lui-même lors de l'instruction de son appel de sa condamnation pour tentative de meurtre, fasse partie d'un petit groupe de délinquants ayant des besoins spéciaux au sens de l'alinéa 4h) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, et que ce besoin consiste en la nécessité d'empêcher le défendeur de détruire les documents juridiques dont le demandeur est susceptible d'avoir besoin.

[15]       Il est fort possible que la présente demande de contrôle judiciaire échoue. Toutefois, selon le critère posé dans l'arrêt David Bull, j'estime qu'il n'existe pas en l'espèce de circonstances exceptionnelles qui permettent d'affirmer que la demande devrait être radiée parce qu'elle « est manifestement irrégulière au point de n'avoir aucune chance d'être accueillie » . La demande de contrôle judiciaire peut donc être instruite. Les dépens sont adjugés au demandeur.

                                                                                                                                  « John A. Hargrave »     

                                                                                                                                                  Protonotaire           

Le 11 février 2003

Vancouver (Colombie-Britannique)

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


                                                   COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

DOSSIER :                        T-1844-02

INTITULÉ :                       Michael Angelo Lena c. Paul T.L. Urmson,

directeur de l'établissement de Kent

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU PROTONOTAIRE HARGRAVE

DATE DES MOTIFS :     Le 11 février 2003

PRÉTENTIONS ÉCRITES:          

Donna M. Turko                                                                            POUR LE DEMANDEUR

Curtis Workun                                                                               POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Donna M. Turko                                                                            POUR LE DEMANDEUR

Avocate

Vancouver (Colomnie-Britannique)

Morris A. Rosenberg                                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie-Britannique)

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