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     Date : 19991027

     Dossier : T-108-99

Ottawa (Ontario), le 27 octobre 1999

En présence de M. le juge Pelletier

ENTRE :

     J. BRUCE W. CARSON,

     demandeur

     et

     LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

     défendeur



     MOTIFS DE L'ORDONNANCE et ORDONNANCE


[1]      Mme Dianne Maxwell est décédée le 19 mars 1988, laissant une fille de 20 ans. Cette fille, Mme Beth Ferguson, a demandé et obtenu certaines prestations, notamment une somme forfaitaire légèrement supérieure à 50 000 $, somme qui lui revenait en vertu de la Loi sur les pensions de retraite dans la fonction publique, L.R.C. 1985 ch. P-35 (la Loi), du fait que sa mère avait été à l'emploi de la fonction publique du Canada. Le 26 août 1994, le demandeur Bruce Carson a présenté une demande à la Direction des pensions de retraite de la fonction publique (la Direction) du ministère des Approvisionnements et Services, visant l'obtention d'une allocation de conjoint survivant en vertu de la Loi. Il fondait cette demande sur son statut de conjoint de fait de la défunte. Dans son affidavit, il a déclaré ne pas avoir été au courant de son droit de présenter une telle demande avant cette date. À ce moment-là, M. Carson n'était pas au courant qu'on avait versé certaines sommes à Mme Ferguson.

[2]      La Direction a écrit à M. Carson pour lui demander une preuve de sa relation, afin de satisfaire aux critères prévus à l'alinéa 13 (4)b) de la Loi, savoir une preuve que M. Carson « pendant une période d'au moins un an immédiatement antérieure au décès d'un contributeur avec qui [il] résidait, était publiquement représenté par le contributeur comme étant son [mari], et que ni [lui] ni elle n'était marié à une autre personne » . On voit donc qu'il faut satisfaire à deux critères, savoir une résidence commune et la représentation du demandeur comme étant son conjoint. M. Carson a présenté une preuve directe, sous la forme d'affidavits assermentés, et indirecte, sous la forme de preuve documentaire, qu'ils avaient une résidence commune. Il a été informé après une année qu'il y avait des objections à sa demande.

[3]      Le 16 décembre 1994, M. Carson a déposé à la Direction, par l'entremise de son avocat, deux affidavits en plus du sien. Ces deux affidavits établissaient qu'il avait vécu avec Mme Maxwell au 270, ave. Douglas dans la ville de St. John, pendant la période allant approximativement de 1984 à la date de sa mort, sauf pour une certaine période durant sa maladie où elle résidait avec sa mère pour obtenir les soins dont elle avait besoin à ce moment-là. Plusieurs documents financiers ou autres ont été déposés visant à démontrer que Mme Maxwell contribuait à l'entretien de la résidence du 270, ave. Douglas.

[4]      On a aussi demandé à Mme Ferguson de présenter certains éléments à l'appui de sa réclamation de conserver les prestations qu'on lui avait déjà versées. Elle a déposé son propre affidavit, dans lequel elle nie que sa mère ait vécu avec M. Carson pendant une période d'une année immédiatement antérieure à son décès, et ajoute qu'elle ne le représentait pas comme étant son époux. Elle a aussi déposé les affidavits de deux amies de sa mère. L'une d'entre elles attestait que Mme Maxwell lui avait confié qu'elle n'avait pas de relations sexuelles avec M. Carson. Les deux affirment que Mme Maxwell avait toujours eu une résidence séparée durant toute la période de sa relation avec M. Carson. Elle a aussi déposé des documents indiquant que Mme Maxwell a continué à utiliser l'adresse de sa mère durant toute la période de sa relation avec M. Carson, et ce, dans sa correspondance avec les instances publiques, les assureurs et d'autres.

[5]      Le 14 septembre 1995, la Direction a écrit à l'avocat de M. Carson pour l'aviser que :

         [traduction]

         1)      ils avaient reçu des documents faisant opposition à la demande de M. Carson pour obtenir des prestations au conjoint survivant.
         2)      cette documentation se composait de déclarations assermentées et de preuves documentaires qui confirmaient que Mme Maxwell résidait au 27, ave. Douglas à St. John. Cette documentation comprenait des rapports de médecin et des dossiers d'hôpitaux allant de 1983 jusqu'à la date de son décès. On notait aussi le fait que chaque fois qu'elle était admise à l'hôpital, Mme Maxwell donnait le nom de ses parents comme proches parents.
         3)      on reconnaissait que M. Carson avait présenté la preuve d'une certaine relation avec Mme Maxwell, sans pour autant nécessairement établir l'existence d'une union de fait. Cette dernière était décrite comme une relation « qui ressemble à un mariage légal traditionnel » et où on trouve et peut prouver l'existence d'une résidence commune, de la représentation en public du contributeur comme son conjoint, d'une continuité et, dans certains cas, d'une interdépendance financière.
         4)      M. Carson doit établir par une preuve secondaire qu'il avait une relation conjugale avec Mme Maxwell, même s'ils ne vivaient pas ensemble entre mars 1987 et la date de sa mort. On donnait des exemples de la preuve admissible.
         5)      la preuve secondaire soumise à ce jour ne démontrait pas que Mme Maxwell avait représenté M. Carson comme son conjoint, non plus qu'il y avait une résidence commune et une interdépendance financière entre mars 1987 et mars 1988.

[6]      La lettre indiquait alors à M. Carson quel était le point de vue de la Direction au sujet de la preuve :

         [traduction]

         À moins que M. Carson puisse fournir une explication détaillée au sujet des déclarations qu'on avait faites, ainsi que pourquoi il n'avait pas fourni de preuve secondaire pour démontrer la résidence commune durant la période en cause, il est très probable que le Conseil du Trésor n'approuvera pas sa demande.

[7]      Comme on peut l'imaginer, l'avocat de M. Carson s'est objecté à ce qu'on demande à son client des explications au sujet de commentaires et de déclarations qu'on ne lui avait pas communiqués. Il a demandé la communication de la documentation soumise à l'encontre de la demande de M. Carson. Dans une lettre en date du 25 septembre 1995, la Direction l'informe que, suite à des consultations avec le Conseil du Trésor, elle ne communiquerait pas à M. Carson la documentation présentée à l'encontre de sa demande.

[8]      Durant les quatre années qui ont suivi, M. Carson a déposé plusieurs affidavits de personnes qui connaissaient leur relation, tous déclarant qu'ils avaient vécu ensemble depuis une date antérieure à l'année immédiatement précédant le décès. Ils expliquaient aussi que Mme Maxwell retournait chez sa mère entre ses périodes d'hospitalisation, parce qu'elle avait besoin de soins que M. Carson ne pouvait lui donner. De plus, il a déposé des notes écrites par Mme Maxwell, qui était devenue sourde par suite de sa maladie et qui devait donc communiquer par écrit. Ces notes sembleraient confirmer qu'il existait une relation de nature domestique entre Mme Maxwell et M. Carson.

[9]      Le moment venu, la Direction a envoyé le dossier au Conseil du Trésor avec certaines recommandations qui n'ont pas été communiquées, en vertu de l'article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985 ch. C-5, puisqu'il s'agissait de renseignements confidentiels au Cabinet. Après un certain temps, le Conseil du Trésor a étudié la question et, le 30 juillet 1998, un fonctionnaire a écrit à M. Carson pour lui faire savoir que le Conseil du Trésor avait examiné sa demande et que [traduction] « les ministres ne sont pas d'avis que vous êtes le conjoint survivant de feue Mme Maxwell » . Aucun motif n'était précisé.

[10]      M. Carson conteste cette décision pour plusieurs motifs. Il soutient que les conclusions de fait quant à la résidence commune et à la représentation sont abusives. Il ne prétend pas avoir droit à une audience, puisqu'il admet qu'il s'agit en l'instance d'une procédure administrative. Toutefois, il soutient que comme il n'aura pas d'audience, il est encore plus important qu'on lui donne l'occasion de prendre connaissance de la documentation qui a été déposée à l'encontre de sa demande et d'y réagir. Il ne se plaint pas du fait que la décision n'était pas motivée, mais déclare que, compte tenu de ce qu'il sait de la preuve, il peut difficilement comprendre comment le Conseil du Trésor est arrivé à la décision en cause. Il peut difficilement le comprendre, puisque la décision n'est pas motivée.

[11]      Il est tout à fait clair qu'une obligation d'équité procédurale existe en matière administrative, et que cette obligation est liée à la nature de la décision examinée. On trouve la définition suivante du contenu de l'obligation d'équité procédurale dans Donoso c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1989), 30 F.T.R. 241 (1re Inst.), une décision du juge en chef adjoint Jerome (tel qu'il était alors) :

         De façon générale, cette [obligation d'équité procédurale] implique la connaissance par le requérant de la preuve qui est présentée contre lui, la possibilité pour le requérant de présenter une opposition concernant cette preuve, et un tribunal impartial rendant des décisions de bonne foi.

[12]      La Cour suprême du Canada a aussi traité du contenu de l'obligation d'équité procédurale dans Knight c. Indian Head School Division no 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la p. 682 :

         La notion d'équité procédurale est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas.

[13]      Cette question a été réexaminée dans Baker c. Canada, [1999] 2 R.C.S. 817, où la Cour cite les facteurs suivants comme pertinents lorsqu'il faut déterminer le contenu de l'équité procédurale :

         1)      la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir;
         2)      la nature du régime législatif;
         3)      l'importance de la décision pour les personnes visées;
          4)      les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision;
         5)      les choix de procédure que l'organisme fait lui-même.

La Cour a souligné que cette liste n'est pas exhaustive. D'autres facteurs peuvent être pertinents selon le contexte de chaque affaire.

[14]      La question en litige ici porte sur le contenu de l'obligation d'équité procédurale envers M. Carson. Personne ne conteste l'existence de cette obligation, mais la question porte sur son contenu. Comprend-elle notamment le droit pour lui d'obtenir la communication de la documentation soumise à l'encontre de sa demande? Bien que les circonstances de la demande de M. Carson répondent à plusieurs des critères énoncés par la Cour suprême dans Baker, précité, ceci ne rend pas nécessairement le contenu de l'obligation d'équité procédurale évident. Afin de déterminer ce contenu, il me semble qu'on doit se poser une autre question, savoir : la procédure adoptée par la Direction permettait-elle à M. Carson de savoir quelles étaient les objections à sa demande, ainsi que d'y répondre? Si oui, on a satisfait à l'obligation d'équité. Le fait qu'une procédure différente ait pu donner à M. Carson une meilleure occasion d'exposer son affaire ne vient pas vicier irrémédiablement le point de vue de la Direction. Il est toujours possible d'améliorer la possibilité pour un requérant de présenter son affaire en lui donnant l'occasion d'être entendu et de procéder à des interrogatoires préalables. La question n'est pas de savoir si une autre façon de procéder aurait été meilleure, mais bien de savoir si la procédure adoptée par l'agence en cause, la Direction en l'instance, a permis au demandeur d'obtenir les renseignements dont il avait besoin pour savoir ce qu'il devait faire, et lui a offert l'occasion de le faire.

[15]      Au vu des faits de cette affaire, on a satisfait à cette norme. La lettre de la Direction du 14 septembre 1995 contient tous les renseignements dont M. Carson avait besoin pour répondre aux inquiétudes du décideur. Il savait quelles étaient les questions en cause, ainsi que quelle sorte de preuve le décideur considérait convaincante. Il se voyait aussi offrir l'occasion de réagir avant que la décision ne soit prise. À mon avis, la procédure appliquée à M. Carson était équitable. Elle aurait été encore plus équitable s'il avait obtenu la communication demandée, mais le fait que la procédure aurait pu être meilleure ne veut pas dire qu'elle n'était pas équitable.

[16]      Quant à l'allégation qui porte que la décision doit être le résultat d'une conclusion de fait tirée de façon abusive ou arbitraire, il existe une preuve sur laquelle le Conseil du Trésor pouvait se fonder pour conclure que Mme Maxwell ne résidait pas avec M. Carson dans l'année précédant son décès, et qu'elle ne le représentait pas comme son conjoint durant cette même période. Il y a aussi une preuve qui, si on l'avait acceptée, aurait satisfait au critère imposé, mais ce n'est pas le rôle de la Cour de substituer son jugement à celui du Conseil du Trésor. Bien que je n'arriverais pas nécessairement à la même conclusion que le Conseil du Trésor, je ne peux dire que cette conclusion était arbitraire.

[17]      M. Carson croit que la décision peut avoir été prise pour des motifs qui ne sont pas ceux prévus dans la loi. Certains renseignements ont été fournis au Conseil du Trésor qui ne sont pas pertinents au vu du critère législatif, mais qui ont pu influer sur les discussions au Conseil du Trésor.

[18]      Nous savons maintenant que la présentation de la demande de M. Carson a été suivie d'une demande à Mme Ferguson de rembourser les sommes qu'on lui avait versées. Nous savons aussi que vers la fin de sa vie, Mme Maxwell s'est inquiétée des droits à sa retraite et qu'elle a écrit une note dans laquelle elle énonçait les diverses façons qui lui permettraient d'empêcher M. Carson de réclamer un droit à sa retraite. Cette note comprend le commentaire explicite suivant :

         [traduction]

         La difficulté bien sûr est qu'en tant que conjoint de fait après une année il a droit à la moitié de ma pension et Beth recevra F/A1.

[19]      Il se peut que le Conseil du Trésor ait été influencé par ce qu'il considérait être les souhaits du contributeur. L'avocat de la Couronne a admis que le droit à la pension assurée au conjoint survivant est un droit que lui accorde la législation, qui ne dépend pas des souhaits du contributeur. Si le Conseil du Trésor s'est appuyé sur ce motif pour prendre sa décision, on pourrait annuler celle-ci parce qu'elle aurait été prise pour des motifs non pertinents.

[20]      Quelqu'un qui est dans la situation de M. Carson ne peut savoir si la décision résulte d'une divergence de vues quant à la preuve, ce qui fait qu'on ne pourrait intervenir, ou si elle est le résultat de la prise en compte de considérations non pertinentes comme celles qui sont mentionnées plus haut. Dans Baker, la Cour suprême du Canada a conclu que l'obligation d'équité procédurale peut comprendre l'obligation de motiver une décision même en l'absence d'une obligation légale. Un des facteurs à considérer en décidant si une décision doit être motivée est l'importance de cette décision pour la personne visée. Les droits à une pension sont très importants et ils s'appliquent pendant très longtemps. Dans bien des cas, ils peuvent assurer un confort modeste à quelqu'un dans le besoin. Il se peut qu'il s'agisse ici d'une affaire où des motifs sont requis.

[21]      Mais le droit d'obtenir des motifs n'existe pas dans l'abstrait. Notamment, il semble tout à fait raisonnable que lorsque le régime législatif n'exige pas que des motifs soient donnés, un demandeur doit essayer d'en obtenir avant de se plaindre de ne pas en avoir eu. Ce ne sont pas tous les demandeurs qui voudront des motifs, notamment ceux qui ont gain de cause. De plus, le décideur devrait avoir l'occasion d'évaluer sa position quant au besoin de motiver sa décision avant de faire face à une demande de contrôle judiciaire. À ce moment-ci, le redressement que M. Carson peut obtenir consiste à demander des motifs. Si le Conseil du Trésor ne lui en fournit pas, il se peut que M. Carson puisse se fonder sur le raisonnement de Baker pour demander réparation. Si les motifs indiquent que la décision a été prise pour des considérations non pertinentes, M. Carson aura besoin d'une extension du délai pour poursuivre son affaire. Je laisse cette question au juge qui entendra la demande, s'il y a lieu d'en présenter une.

[22]      En définitive, la demande de M. Carson est rejetée sans dépens.

     ORDONNANCE

     La demande est rejetée sans dépens.



     J.D. Denis Pelletier

     Juge



Traduction certifiée conforme


Bernard Olivier

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :              T-108-99
INTITULÉ DE LA CAUSE :          J. BRUCE W. CARSON et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L'AUDIENCE :          OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :          LE 11 AOÛT 1999

MOTIFS DE JUGEMENT DE M. LE JUGE PELLETIER

EN DATE DU :              27 OCTOBRE 1999

ONT COMPARU

M. Gordon F. Gregory, c.r.                          POUR LE DEMANDEUR

Mme Kathryn Gregory El-Khoury

M. John J. Ashley                              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Athey, Gregory & Dickson                          POUR LE DEMANDEUR

Frédéricton (Nouveau-Brunswick)

M. Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                      POUR LE DÉFENDEUR

Ottawa (Ontario)

__________________

1      Aucune explication n'est donnée de cette expression (F/A), mais il semble qu'il s'agisse d'une forme abrégée d'une expression grossière qu'on peut rendre comme voulant dire « rien du tout » .

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