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Date : 20031106

Dossier : IMM-8299-03

Référence : 2003 CF 1297

ENTRE :

                                                   RAPHIAPILLAI MANVALPILLAI

                                                          SELLAM MANVALPILLAI

                                                                                                                                                   demandeurs

                                                                              - et -

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARRINGTON

[1]         Les demandeurs, qui sont âgés de 81 et de 79 ans, habitent à Markham (Ontario). Contrairement à de nombreux couples de leur âge, ils n'ont pas été abandonnés par leurs enfants. Ils habitent avec leur fille, MaryTreesa, et son mari, Soosaipillai, de qui ils dépendent entièrement. Ils mènent une vie paisible et vont régulièrement à l'église. Le seul problème est qu'ils sont des étrangers. Ils n'ont pas les papiers qu'il faut. Ils doivent être renvoyés du Canada vers le Sri Lanka demain. Ils ne veulent pas partir. Et ils n'ont pas à le faire.


[2]         Les demandeurs sont des Tamouls d'un village situé dans le Nord du Sri Lanka appelé Urumpirah. Ils ont quitté leur pays déchiré par la guerre pour venir au Canada en 1996, et ils ont revendiqué le statut de réfugié. Ce statut leur a été refusé près de deux ans plus tard, en août 1998. Ils ont ensuite présenté une demande d'examen des risques sous le régime de l'ancienne Loi sur l'immigration (L.R.C. 1985, ch. I-2, et ses modifications), à titre de membres de la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada. Plus de quatre ans se sont écoulés avant qu'ils reçoivent une lettre leur annonçant que leur demande avait été automatiquement convertie en une demande d'examen des risques avant renvoi (ERAR) prévue par le nouveau régime. Ils ont profité de l'occasion pour déposer des documents à jour.

[3]                 L'article 113 de la nouvelle Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, ch. 27) permet aux demandeurs d'asile déboutés de présenter des éléments de preuve à jour démontrant qu'ils craignent avec raison d'être persécutés à leur retour dans leur pays d'origine, du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social ou de leurs opinions politiques. Ces personnes peuvent aussi faire valoir qu'elles seraient exposées dans leur pays de nationalité au risque d'être soumises à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.


[4]                 Les demandeurs ont écrit dans leur demande que trois de leurs enfants vivent au Canada. Ils ont produit des documents, datés notamment du jour de leur demande, indiquant que le gouvernement du Sri Lanka comme les Tigres de libération de l'Eelam tamoul (TLET) estimaient que la situation n'était pas encore propice au retour des réfugiés tamouls. Le village des demandeurs est situé dans une zone de haute sécurité qui rend difficile, voire impossible, le retour des Tamouls.

[5]                 Alors que cette demande était toujours en instance, les demandeurs ont déposé une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire. Trois de leurs neufs enfants vivent au Canada, et deux d'entre eux sont des réfugiés au sens de la Convention. Une fille, qui a été vue pour la dernière fois au Sri Lanka, a disparu et le seul de leurs enfants qui, à leur connaissance, habite au Sri Lanka vit dans un monastère. L'étude de cette demande pourrait prendre un certain temps.

[6]                 Entre temps, leur demande d'ERAR a été rejetée. Selon l'agent d'examen, les demandeurs ne seraient pas en danger s'ils retournaient au Sri Lanka et, de toutes façons, il existait une possibilité de refuge intérieur puisqu'ils pourraient s'installer à Colombo au lieu de retourner dans le Nord du pays. Pour arriver à cette conclusion, l'agent s'est fondé sur des documents qu'il avait trouvés unilatéralement sur Internet et qui ne concordaient pas avec ceux produits par l'avocat des demandeurs.


[7]                 Une demande de contrôle judiciaire visant le rejet de la demande d'ERAR a été déposée. Une autorisation doit d'abord être obtenue. L'autorisation peut être accordée ou non. Cette procédure prendra un certain temps, les délais impartis pour compléter le dossier n'étant pas encore expirés et un certain délai de réponse devant être accordé au ministre. Dans l'intervalle, on a demandé à la Cour de surseoir à la mesure de renvoi.

[8]                 Pour qu'il soit sursis à la mesure de renvoi, laquelle est valide à première vue, les demandeurs doivent soulever une question sérieuse à trancher, établir qu'ils subiront un préjudice irréparable si le sursis n'est pas accordé et démontrer que la prépondérance des inconvénients leur est favorable (Toth c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1988), 86 N.R. 302 (C.A.)).

QUESTION SÉRIEUSE

[9]                 Les demandeurs soulèvent deux questions sérieuses. Ils prétendent que l'ERAR est déficient à cause de l'absence d'équité procédurale dont il a été question précédemment et que leur demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire est une question sérieuse qui n'a pas encore été tranchée.


[10]            L'avocate du ministre a insisté sur le fait que l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale (L.R.C. 1985, ch. F-7, et ses modifications) permet seulement à la Cour d'accorder un sursis provisoire si les tribunaux sont déjà saisis de la question sérieuse. Je peux prendre en considération l'ERAR, mais non la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire puisque aucune décision n'a encore été rendue à son égard. Curieusement, si cette demande avait été rejetée et que l'autorisation relative au contrôle judiciaire avait été déclenchée, la Cour pourrait la considérer. Je n'ai aucun commentaire à faire puisque je suis convaincu que le rejet de la demande d'ERAR soulève une question sérieuse d'équité procédurale.

[11]            Dans l'arrêt Mancia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 3 C.F. 461, le juge Décary a dit, au sujet de l'omission d'un agent de divulguer les documents invoqués provenant de sources publiques relativement aux conditions générales en vigueur dans un pays :

Je répondrais donc à la question certifiée de la manière suivante, sans oublier que chaque cas devra être tranché en fonction des faits qui lui sont propres et en tenant pour acquis que les documents visés par une cause donnée sont de la même nature que ceux décrits plus haut :

a) l'équité n'exige pas que l'agent chargé de la révision des revendications refusées divulgue, avant de trancher l'affaire, les documents invoqués provenant de sources publiques relativement aux conditions générales en vigueur dans un pays, s'ils étaient accessibles et s'il était possible de les consulter dans les Centres de documentation au moment où le demandeur a présenté ses observations;

b) l'équité exige que l'agent chargé de la révision des revendications refusées divulgue les documents invoqués provenant de sources publiques relativement aux conditions générales en vigueur dans un pays, s'ils sont devenus accessibles et s'il est devenu possible de les consulter après le dépôt des observations du demandeur, à condition qu'ils soient inédits et importants et qu'ils fassent état de changements survenus dans la situation du pays qui risquent d'avoir une incidence sur sa décision.


[12]            Dans cette affaire, l'agent a choisi des documents parmi ceux qui ont été présentés et sur lesquels les demandeurs ignoraient que l'on pouvait se fonder. On peut prétendre que les circonstances sont différentes en l'espèce et que l'avocat des demandeurs auraient pu produire d'autres documents s'il en avait eu la possibilité. Il faut rappeler que la décision Mancia, précitée, a été rendu avant l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans Porto Seguro Companhia De Seguros Gerais c. Belcan S.A., [1997] 3 R.C.S. 1278, une affaire portant sur la pratique de l'amirauté qui consistait à refuser le témoignage d'experts lorsque des assesseurs maritimes avaient été nommés par la Cour. La juge MacLachlin, maintenant juge en chef de la Cour suprême du Canada, a révisé la vieille règle établie par les tribunaux. Elle a dit notamment, à la page 1299 :

Premièrement, les assesseurs devraient être autorisés à aider les juges à comprendre les éléments de preuve techniques. Deuxièmement, les assesseurs peuvent faire davantage et conseiller le juge sur des questions de fait opposant les parties, mais à la condition seulement que leurs avis soient divulgués et qu'un droit de réplique suffisant soit prévu conformément aux exigences de la justice naturelle. Dans tous les cas, les parties ont le droit de citer des experts sous réserve des limites et des règles de procédure fixées par la Loi sur la preuve au Canada et les règles de pratique. Je formule ces propositions à titre de lignes directrices générales...

[13]            Les conditions existant dans un pays sont nécessairement connues, dans une large mesure, grâce à une accumulation de propos rapportés. Heureusement que ces renseignements sont recevables parce que, autrement, les demandeurs ne pourraient quasiment jamais s'acquitter du fardeau de preuve qui leur incombe.


[14]            En l'espèce cependant, je fais une analogie entre les renseignements et les opinions obtenus unilatéralement par l'agent et les renseignements et les opinions qu'un assesseur peut donner ou exprimer en chambre. On peut certainement prétendre que, lorsqu'un agent entend se fonder sur des renseignements différents de ceux produits par le demandeur en les choisissant avec soin, il faudrait que son « avis soi[t] divulgué et qu'un droit de réplique suffisant soit prévu conformément aux exigences de la justice naturelle » .

PRÉJUDICE IRRÉPARABLE

[15]            Je me prononce en faveur des demandeurs. Ils n'ont aucun endroit où aller, à part le Canada. Ils sont âgés, et personne ne peut prendre soin d'eux au Sri Lanka. Lorsqu'ils ont dit qu'ils auraient de la difficulté à obtenir des soins médicaux dans le Nord, là d'où ils viennent, on leur a répondu qu'ils ne sont pas forcés d'y retourner et qu'ils pourraient s'installer à Colombo. Dans la décision Melo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 403, la Cour a indiqué qu'un préjudice irréparable est un préjudice qui va au-delà de ce qui est inhérent à la notion même d'expulsion. J'estime que le préjudice envisagé en l'espèce n'est pas seulement déplaisant ou désagréable, et la situation entraîne d'autres conséquences que celles qui sont inhérentes à l'expulsion.

PRÉPONDÉRANCE DES INCONVÉNIENTS


[16]            Je donne encore une fois raison aux demandeurs. Les longs retards leur ont permis de se détacher du Sri Lanka et de se sentir chez eux au Canada. Il ne fait aucun doute que les ressources du ministre sont limitées, et il se peut bien qu'il ait consacré ses efforts à des éléments plus indésirables. Les demandeurs ne constituaient pas une priorité. Ils ont attendu pendant que les choses avançaient lentement. Et ils doivent maintenant, tout comme le ministre, attendre encore un peu. Je suis cependant d'avis de surseoir à la mesure de renvoi seulement jusqu'à ce qu'une décision soit rendue relativement à la demande d'autorisation et, si celle-ci est accordée, jusqu'à ce qu'il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire, sous réserve des droits que les demandeurs peuvent avoir en ce qui concerne leur demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire.

          « Sean Harrington »          

          Juge

Ottawa (Ontario)

Le 6 novembre 2003

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                       COUR FÉDÉRALE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        IMM-8299-03

INTITULÉ :                                       RAPHIAPILLAI MANVALPILLAI

                                                             SELLAM MANVALPILLAI

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                   TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                 LE 3 NOVEMBRE 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                        LE 6 NOVEMBRE 2003

COMPARUTIONS :

Jegan N. Mohan                                   POUR LES DEMANDEURS

Rhonda Marquis                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mohan & Mohan                                 POUR LES DEMANDEURS

3300, avenue McNicoll, bureau 225

Scarborough (Ontario) M1V 5J6

Morris Rosenberg                                POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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