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Date : 20060323

 

Dossier : IMM‑4236‑05

 

Référence : 2006 CF 372

 

Ottawa (Ontario), le 23 mars 2006

 

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

 

 

ENTRE :

 

HABIB AFSHAR HAGHIGHI

TAHEREH SHAMS

MARYAM AFSHAR HAGIHIGHI

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]        Les demandeurs sont une famille de ressortissants iraniens – la mère, le père et la fille – qui sont arrivés au Canada en septembre 2002. Ils ont été assujettis à une mesure d’interdiction de séjour conditionnelle en 2002, puis à une mesure d’expulsion exécutoire le 5 février 2004. Un agent d’exécution de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) fut chargé du renvoi des demandeurs du Canada, conformément au paragraphe 48(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). En cette qualité, il a signifié aux demandeurs un « avis de renvoi », daté du 6 juillet 2005, les informant qu’ils seraient renvoyés le 17 juillet 2005. Le 7 juillet 2005, le demandeur et son fils (qui n’est pas partie à la demande dont il s’agit ici) ont rencontré l’agent d’exécution et lui ont demandé oralement de reporter le renvoi. L’agent d’exécution a refusé le report du renvoi, en donnant les raisons suivantes :

 

[traduction]

J’ai refusé de reporter le renvoi parce que la demande fondée sur des considérations humanitaires a été déposée récemment, c’est‑à‑dire quelque temps après la décision défavorable d’ERAR. Vu que le temps moyen de traitement des demandes fondées sur des considérations humanitaires est d’environ un an et demi, celle qu’ils ont déposée récemment ne sera pas traitée dans un proche avenir.

 

[2]        Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’exécution de ne pas reporter leur renvoi.

 

[3]        Le 15 juillet 2005, la juge Eleanor Dawson, de la Cour, a accordé aux demandeurs un sursis d’exécution de la mesure de renvoi prononcée contre eux, jusqu’à ce que leur demande de contrôle judiciaire soit examinée et qu’une décision finale soit rendue à son sujet.

 

Les points litigieux

[4]        Les demandeurs soulèvent les points suivants :

 

  1. Vu que les demandeurs avaient obtenu un sursis d’exécution de la mesure de renvoi prononcée contre eux, la Cour doit‑elle appliquer le principe de l’autorité de la chose jugée ou de la préclusion pour question déjà tranchée au moment de statuer sur la demande originale d’autorisation et de contrôle judiciaire?

 

  1. Dans la négative, la Cour doit‑elle, au moment de statuer sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, s’en rapporter à la décision du juge qui a accordé le sursis d’exécution?

 

  1. L’agent d’exécution a‑t‑il commis une erreur :

 

a)      en n’étant pas réceptif, attentif et sensible à la possibilité d’une nouvelle preuve de risque? ou

 

b)      en refusant de reporter le renvoi au seul motif que la demande fondée sur des considérations humanitaires avait été récemment déposée, sans à tout le moins chercher à savoir si ladite demande soulevait des facteurs de risque qui n’avaient pas auparavant été évalués?

 

Analyse

Les faits

[5]        La demande d’asile déposée par les demandeurs a été rejetée le 23 octobre 2003 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR), et leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a été rejetée par la Cour (n° du greffe IMM‑9114‑03). Leur demande ultérieure d’examen des risques avant renvoi (ERAR) a été refusée le 22 février 2005, et leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire déposée à l’encontre de la décision d’ERAR a été rejetée par la Cour le 7 juillet 2005 (n° du greffe IMM‑3063‑05). Le 30 mai 2005, les demandeurs, alléguant des considérations humanitaires, déposaient une demande de dispense d’application des conditions d’obtention d’un visa de résident permanent. Dans ladite demande, les demandeurs avancent des arguments portant à la fois sur des facteurs de risque et sur d’autres facteurs. Dans la mesure où la demande en question fait état de facteurs de risque, ces facteurs seront étudiés séparément durant l’examen de la demande. Aucune décision n’a été rendue sur ladite demande.

 

La norme de contrôle

[6]        Dans la décision Zenunaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. n° 2133 (C.F.), le juge Richard Mosley a examiné attentivement la norme de contrôle devant s’appliquer aux décisions des agents d’exécution. Après une analyse pragmatique et fonctionnelle, il est arrivé à la conclusion que la norme de contrôle devant s’appliquer au refus d’un agent de reporter un renvoi est la décision manifestement déraisonnable. Je partage l’avis du juge Mosley, mais je relève que les deux premiers points soulevés par les demandeurs sont des questions de droit, auxquelles devrait s’appliquer la norme de la décision correcte.

 

[7]        L’objet du troisième point relève tout à fait des conclusions tirées par l’agent d’exécution d’après la preuve qu’il avait devant lui. Pour cet aspect, la décision de l’agent d’exécution appelle le niveau de retenue le plus élevé. La décision ne sera annulée que si l’agent d’exécution « a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose » (Loi sur les Cours fédérales, alinéa 18.1(4)d), L.R.C. 1985, ch. F‑7).

 

Point n° 1 : Autorité de la chose jugée ou préclusion pour question déjà tranchée

[8]        Comme je l’ai dit, la juge Dawson a accordé aux demandeurs un sursis d’exécution de la mesure de renvoi. La juge Dawson n’a pas motivé sa décision, mais elle a inséré dans son ordonnance une mention qui renferme ce qui suit :

 

[traduction]

S’agissant de la condition relative à l’existence d’une question sérieuse à trancher, la jurisprudence dit que le demandeur doit montrer que sa demande n’est pas frivole ou vexatoire. C’est là un critère peu élevé, encore qu’un examen plus approfondi du bien‑fondé de la demande soit requis lorsque, comme c’est le cas ici, le résultat de la requête interlocutoire aura pour effet de disposer de l’action à titre définitif.

 

[...] Je suis d’avis qu’une question sérieuse à trancher a été soulevée quant à savoir si l’agent d’exécution était fondé à refuser le report du renvoi au simple motif que la demande fondée sur des considérations humanitaires avait été déposée récemment, et cela sans à tout le moins chercher à savoir si telle demande soulevait des facteurs de risque qui n’avaient pas été précédemment évalués.

 

[9]        Les demandeurs soutiennent que le principe de l’autorité de la chose jugée comprend l’irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action, et la préclusion pour question déjà tranchée, et que c’est la préclusion pour question déjà tranchée qui s’applique ici. Selon eux, la question dont je suis saisie est assimilable au critère élargi de la « question sérieuse à trancher » dont était saisie la juge Dawson, eu égard au raisonnement suivi dans la décision Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 C.F. 682 (C.F. 1re inst.). Ils font donc valoir que la juge Dawson a statué à titre définitif sur la demande et que, par conséquent, le principe de l’autorité de la chose jugée ou principe de la préclusion pour question déjà tranchée est applicable. Pour les motifs qui suivent, je ne partage pas ce point de vue.

 

[10]      Les conditions de la préclusion pour question déjà tranchée sont, comme on peut le lire dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies, [2001] 2 R.C.S. 460, 2001 CSC 44, au paragraphe 25, les suivantes :

 

1.   que la même question ait été décidée;

 

  1. que la décision judiciaire invoquée comme créant la préclusion soit finale; et

 

  1. que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la préclusion est soulevée, ou leurs ayants droit.

 

[11]      Pour savoir si les demandeurs peuvent établir que ce principe est applicable, je commencerai par examiner la nature du sursis et les conditions d’obtention de celui‑ci.

 

[12]      Le sursis est une forme d’injonction interlocutoire. Il est par définition accordé pour une certaine période, en général pour faciliter l’accomplissement de formalités antérieures à une demande, ainsi que l’audition d’une demande. La procédure de contrôle judiciaire, quant à elle, dispose définitivement d’une question soulevée par la décision sous‑jacente.

 

[13]      Pour savoir s’il convient de faire droit à une requête en sursis d’exécution dans une affaire d’immigration, le juge des requêtes s’en rapporte habituellement (comme l’a fait en l’espèce la juge Dawson) au triple critère exposé dans l’arrêt Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 N.R. 302 (C.A.F.) et dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311. Selon ce critère, le demandeur doit établir que : a) il existe une question sérieuse à trancher; b) il subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé; et c) la prépondérance des inconvénients milite en sa faveur.

 

[14]      La première étape du critère est une évaluation préliminaire et provisoire du bien‑fondé de la requête. Le juge des requêtes ne disposera sans doute pas d’un dossier complet. La requête sera généralement déposée dans l’urgence, et une décision devra être rendue presque immédiatement. En conséquence, les parties (mais surtout la partie intimée) n’auront, ni l’une ni l’autre, le temps de se préparer efficacement. Le juge des requêtes n’aura peut‑être pas assez de temps pour accorder toute son attention aux questions soulevées. Le rôle restreint d’une cour de justice au stade interlocutoire a été bien exposé par lord Diplock dans l’arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] 1 All E.R. 504, à la page 510 :

 

[traduction]

Il n’appartient pas au tribunal à ce stade du litige de chercher à résoudre les conflits de preuve d’après les affidavits énonçant les faits dont peuvent dépendre les prétentions de l’une ou l’autre des parties, ni de décider de difficiles questions de droit qui appellent une argumentation détaillée et des considérations approfondies. Ce sont là des aspects qui relèvent du procès lui‑même.

 

[15]      Les demandeurs font état du niveau plus élevé d’analyse qui est requis dans l’examen d’une décision de ne pas reporter un renvoi. La raison de ce niveau plus élevé d’analyse est que l’octroi d’un sursis d’exécution aura pour effet de reporter le renvoi des demandeurs; autrement dit, le sursis d’exécution leur confère exactement ce qu’ils demandaient à l’agent d’exécution. Dans la décision Wang, précitée, le juge Pelletier concluait ainsi, au paragraphe 11 :

 

[...] le volet du critère qui porte sur la question sérieuse se transforme en critère de vraisemblance que la demande sous‑jacente soit accueillie, étant donné que l’octroi de la réparation recherchée dans la demande interlocutoire accordera au demandeur la réparation qu’il sollicite dans le cadre du contrôle judiciaire.

 

[16]      Les demandeurs s’appuient sur cette conclusion de la décision Wang pour affirmer que la question en litige a été décidée de manière définitive. Toutefois, dans la décision Wang, le juge Pelletier n’a exprimé aucun doute sur le rôle de la requête interlocutoire par rapport à celui de la demande quand il tenait les propos suivants, au paragraphe 9 :

 

[C]eci ne veut pas dire que les questions à décider dans le cadre de la requête en sursis sont les mêmes que celles qui doivent être tranchées dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire […] L’examen de la question au fond entrepris lors de la requête en sursis d’exécution est fort différent de celui qui est entrepris à l’audition de la demande de contrôle judiciaire.

 

[17]      Les demandeurs font état des propos de la juge Dawson, qui apparaissent dans la mention accompagnant son ordonnance : « le résultat de la requête interlocutoire aura pour effet de disposer de l’action à tire définitif ». Cela montre, prétendent‑ils, que, en l’espèce, l’octroi d’un sursis d’exécution valait décision définitive sur la demande dont je suis maintenant saisie. La difficulté que me cause cet argument est que l’ordonnance finale de la juge Dawson ne rend pas compte de cette conclusion. Dans son ordonnance, la juge Dawson sursoyait à l’exécution de la mesure de renvoi prononcée contre les demandeurs [traduction] « jusqu’à ce que la demande sous‑jacente soit examinée et qu’une décision finale soit rendue à son sujet ». La « demande sous‑jacente » est la demande de contrôle judiciaire dont je suis maintenant saisie, c’est‑à‑dire la demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’exécution de ne pas reporter le renvoi des demandeurs. En se prononçant sur le critère de la « question sérieuse à trancher », la juge Dawson a examiné de plus près le bien‑fondé de la demande et exposé brièvement dans la mention accompagnant son ordonnance les raisons qu’elle avait de le faire. Toutefois, son ordonnance précise sans équivoque qu’elle ne se prononçait pas à titre définitif sur la question.

 

[18]      Je relève aussi que les mots employés par la juge Dawson reflètent ceux qu’avait employés la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR‑MacDonald, précité, au paragraphe 51. Évoquant les exceptions à la règle générale selon laquelle un juge des requêtes ne doit pas se livrer à un examen approfondi sur le fond, la Cour suprême écrivait que : « La première est le cas où le résultat de la demande interlocutoire équivaudra en fait au règlement final de l’action ». En s’exprimant ainsi, la Cour suprême, dans l’arrêt RJR‑MacDonald, ne disait pas que le juge des requêtes rendait une décision finale sur la question sous‑jacente en litige. La juge Dawson ne le disait pas non plus.

 

[19]      En résumé, la tâche qui revenait à la juge Dawson consistait à dire si les demandeurs avaient satisfait au triple critère et non pas à dire si l’agent d’exécution avait commis une erreur. La question soumise à la Cour se distingue donc de celle dont était saisie la juge Dawson, et ni le principe de l’autorité de la chose jugée ni celui de la préclusion pour question déjà tranchée ne sont applicables.

 

Point n° 2 : Courtoisie judiciaire

[20]      Les demandeurs font valoir subsidiairement que, pour des raisons de courtoisie judiciaire, je devrais déférer à la décision de la juge Dawson d’accorder le sursis d’exécution, comme l’avait fait la juge McGillis dans la décision Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. n° 1008 (C.F. 1re inst.), à moins que je sois persuadée que l’octroi du sursis d’exécution était « manifestement erroné ». Comme pour l’analyse précédente, le défaut de cet argument est que la juge Dawson n’a pas dit que l’agent d’exécution avait commis une erreur; elle a plutôt dit qu’il y avait une question sérieuse à trancher aux fins du critère de l’octroi d’un sursis d’exécution.

 

[21]      Dans la décision Singh, précitée, la juge McGillis a conclu, au paragraphe 8, qu’elle « devai[t] adopter et appliquer, pour des motifs de courtoisie judiciaire, la décision que le juge McKeown a rendue dans l’affaire Suresh c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, précitée, dans la mesure où cette décision tranche les mêmes questions constitutionnelles que celles que soulèvent les présentes affaires ». Le principe de la courtoisie judiciaire dont parle la juge McGillis n’intervient que lorsque le jugement antérieur a décidé le même point, et non lorsque le point est différent. En l’espèce, je décide un point différent de celui qui a été décidé dans la procédure relative au sursis d’exécution. Quand, s’agissant de la demande de contrôle judiciaire, je dis que l’agent d’exécution n’a pas commis d’erreur, je n’exprime aucun désaccord avec la juge Dawson qui disait que la preuve qu’elle avait devant elle justifiait l’octroi d’un sursis d’exécution de la mesure de renvoi. Le principe de la courtoisie judiciaire n’est pas applicable ici.

 

Point n° 3 : Bien‑fondé de la demande

[22]      Selon les demandeurs, l’agent d’exécution a commis une erreur en refusant de reporter le renvoi au simple motif que la demande fondée sur des considérations humanitaires avait été récemment déposée, alors qu’il aurait dû à tout le moins chercher à savoir si telle demande soulevait des facteurs de risque qui n’avaient pas été auparavant évalués. En fait, les demandeurs font valoir que l’agent d’exécution est arrivé à sa décision de ne pas reporter leur renvoi sans se soucier des facteurs de risque nouvellement définis qui étaient évoqués dans leur demande fondée sur des considérations humanitaires.

 

[23]      Même si l’on applique la norme la plus élevée, celle de la décision manifestement déraisonnable, le fait de ne pas tenir compte de la preuve constitue une erreur sujette à révision. Je dois donc me demander si l’agent d’exécution devait considérer, avant de rendre sa décision, la preuve du risque évoqué par les demandeurs.

 

[24]      Il est bien établi que la simple existence d’une demande de dispense fondée sur des considérations humanitaires ne suffit pas pour qu’un agent des renvois soit autorisé à reporter un renvoi (Francis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. n° 31, au paragraphe 2; Munar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1180, au paragraphe 36; Mann c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. n° 2154, au paragraphe 3). Il doit exister une preuve allant au‑delà de la simple existence de la demande en instance. Comme on peut le lire dans la décision Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. n° 936 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 12, l’agent « peut tenir compte de divers facteurs comme la maladie, d’autres raisons à l’encontre du voyage et les demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire qui ont été présentées en temps opportun et qui n’ont pas encore été réglées à cause de l’arriéré auquel le système fait face ». Aucune de ces exceptions ne s’applique ici. J’admettrais que, dans certains cas, un agent d’exécution puisse validement exercer son pouvoir discrétionnaire et reporter un renvoi afin que puissent être évaluées de nouveaux éléments de preuve se rapportant au risque. Avons‑nous ici affaire à l’un de ces cas?

 

[25]      J’ai examiné attentivement le dossier de la présente demande, y compris les affidavits déposés par le fils (dans le cadre de la requête en sursis d’exécution – aucun affidavit du genre n’a été déposé directement dans la présente demande) et par l’agent d’exécution, afin de me faire une idée précise de ce qui fut présenté à l’agent d’exécution dans la demande de report présentée par les demandeurs. Dans son affidavit, le fils écrivait ce qui suit :

 

[traduction]

Je lui ai dit que nous avions déposé des demandes de nature humanitaire pour mon père, ma mère et ma sœur, et je lui ai demandé de reporter le renvoi, afin que nous ayons davantage de temps pour faire avancer lesdites demandes. Il ne s’est pas intéressé à ces demandes. Il ne nous a pas demandé de les lui montrer. Il n’en a tenu aucun compte. Il a refusé ma demande.

 

[26]      Dans son affidavit, l’agent s’est exprimé ainsi :

 

[traduction]

Lorsque le demandeur et son fils sont venus dans les bureaux de l’ASFC le 7 juillet 2005, ils m’ont demandé de reporter le renvoi jusqu’à ce qu’une décision soit rendue concernant la demande fondée sur des considérations humanitaires. J’ai refusé de reporter le renvoi parce que la demande en question a été récemment déposée, c’est‑à‑dire quelque temps après la décision défavorable d’ERAR. Vu que le temps moyen de traitement des demandes fondées sur des considérations humanitaires est d’environ un an et demi, celle qu’ils ont déposée récemment ne sera pas traitée dans un proche avenir.

 

[27]      En bref, les demandeurs n’ont jamais porté à l’attention de l’agent leurs inquiétudes concernant le risque. Ils n’ont pas remis à l’agent d’exécution un exemplaire de leur demande fondée sur des considérations humanitaires, ni le document qui fut présenté avec ladite demande et qui concernait le risque nouvellement constaté. Il semble que, lors de l’entretien final, l’unique raison donnée par les demandeurs à l’appui d’un report du renvoi était qu’ils voulaient que soit d’abord examinée leur récente demande fondée sur des considérations humanitaires.

 

[28]      Le dossier certifié du tribunal contient une copie du dossier complet des demandeurs à Citoyenneté et Immigration Canada (CIC). Je déduis de l’inclusion du dossier de CIC dans le dossier certifié du tribunal que tous les documents, y compris la demande récente fondée sur des considérations humanitaires, ont été soumis à l’agent d’exécution. Dans le dossier de CIC se trouvent les documents se rapportant à chacune des démarches accomplies par les demandeurs pour rester au Canada, y compris leur demande d’asile et leur demande d’ERAR, lesquelles ont été rejetées.

 

[29]      Les demandeurs reconnaissent qu’ils n’ont pas directement présenté à l’agent d’exécution une preuve de risque ou des allégations de risque. Toutefois, ils font deux affirmations. La première est que, puisqu’ils avaient déjà soulevé des questions liées au risque devant la SPR et dans leur demande d’ERAR, l’agent d’exécution avait l’obligation d’être réceptif, attentif et sensible à la possibilité d’une preuve nouvelle du risque (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817). La deuxième est que, puisque leur demande fondée sur des considérations humanitaires se trouvait dans leur dossier à CIC, et puisque ladite demande faisait clairement état d’une preuve nouvelle du risque, l’agent d’exécution avait l’obligation de tenir compte de cette preuve avant de dire s’il convenait ou non de reporter le renvoi.

 

[30]      L’argument des demandeurs me cause certaines difficultés. Il appartient aux demandeurs de présenter à l’agent d’exécution une preuve convaincante à l’appui de leur demande de report (John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. n° 583, au paragraphe 24). La Cour a jugé qu’un agent des renvois n’a pas l’obligation de rechercher et d’examiner des documents qui ne lui ont pas été présentés (Hailu c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 229, au paragraphe 22). Ce que voudraient les demandeurs, c’est que l’agent d’exécution entreprenne l’examen du dossier CIC tout entier pour savoir s’il renferme quoi que ce soit qui puisse appuyer une demande de report. Dans la mesure où, comme c’est le cas ici, il n’est fait aucune référence particulière au fait que leur demande fondée sur des considérations humanitaires repose en partie sur une preuve nouvelle du risque, il est excessif d’obliger l’agent d’exécution à s’enquérir davantage. Selon moi, s’il n’est pas informé directement des facteurs de risque auxquels sont exposés les demandeurs en cas de renvoi, l’agent d’exécution n’a pas l’obligation d’explorer et d’analyser les arguments qui figurent dans la demande fondée sur des considérations humanitaires.

 

[31]      Les demandeurs disent que l’existence d’une décision antérieure de la SPR et d’une décision antérieure d’ERAR aurait dû éveiller l’attention de l’agent d’exécution sur le fait que le risque était une question actuelle pour ces demandeurs et qu’il lui appartenait donc d’examiner la demande en cours fondée sur des considérations humanitaires et d’inviter les demandeurs à lui dire s’il y avait une preuve nouvelle du risque. Je ne partage pas cet avis. En fait, l’existence d’une demande d’asile qui a échoué et d’une demande d’ERAR rejetée devrait au contraire convaincre l’agent d’exécution que le facteur de risque a été examiné à fond et traité consciencieusement dans les procédures récentes. D’ailleurs, une demande fondée sur des considérations humanitaires ne renferme pas nécessairement des allégations de risque; les difficultés invoquées peuvent se rapporter uniquement à des facteurs humanitaires.

 

[32]      Je crois aussi que les demandeurs ont tort d’invoquer l’arrêt Baker, précité. Dans cette affaire, la Cour suprême examinait la décision d’un agent d’immigration qui avait refusé une demande fondée sur des considérations humanitaires. Mme Baker avait présenté à l’agent une preuve substantielle se rapportant à ses enfants. Plus précisément, dans sa demande, elle avait inséré les conclusions de son avocat, une lettre de son médecin et une lettre d’un travailleur social œuvrant auprès de la Société d’aide à l’enfance. Les arguments de Mme Baker indiquaient clairement aussi qu’elle était l’unique pourvoyeuse de deux de ses enfants canadiens et que les deux autres dépendaient d’elle pour leur soutien affectif et communiquaient régulièrement avec elle. Selon les documents produits, elle aussi allait connaître des difficultés affectives si elle devait se séparer de ses enfants. Quand la Cour suprême est arrivée à la conclusion que « les motifs de la décision n’indiquent pas qu’elle a été rendue d’une manière réceptive, attentive ou sensible à l’intérêt des enfants de l’appelante, ni que leur intérêt a été considéré comme un facteur décisionnel important », elle avait affaire à un cas où une preuve de taille concernant l’intérêt des enfants avait été présentée à l’agent. Ici, en revanche, les demandeurs n’ont rien présenté à l’agent d’exécution, se limitant à lui dire qu’ils attendaient une décision concernant leur demande fondée sur des considérations humanitaires. Rien d’assimilable ici à l’affaire Baker ne permet d’affirmer que l’agent d’exécution avait l’obligation d’être réceptif, attentif et sensible à la possibilité d’une preuve nouvelle du risque.

 

[33]      Pour conclure sur ce point, je suis d’avis que l’agent d’exécution n’a pas commis d’erreur. Ce que les demandeurs ont porté à sa connaissance était le fait qu’une demande fondée sur des considérations humanitaires avait récemment été déposée – et rien de plus. Il n’était nullement tenu d’examiner la demande en question qui figurait dans le dossier de CIC pour savoir si elle renfermait de nouvelles allégations à propos du risque. On ne saurait dire que l’agent d’exécution a laissé de côté la preuve qu’il avait devant lui quand il a décidé de refuser le report du renvoi.

 

[34]      Même si je devais conclure que l’agent d’exécution avait l’obligation de prendre en compte la teneur de la demande fondée sur des considérations humanitaires, je ne suis pas certaine qu’il en découle une preuve suffisante du risque ou que l’agent d’exécution devait reporter le renvoi en attendant le résultat de ladite demande. Dans la partie narrative de ladite demande, les demandeurs écrivent qu’ils ont peur de retourner en Iran. Ils joignaient à leur demande un document qui, d’après eux, justifie leur crainte d’être arrêtés et interrogés à leur retour. Abstraction faite de ce document et de cette affirmation, il n’y a rien d’autre concernant le facteur de risque; le reste de la partie narrative de la demande évoque d’autres raisons pour lesquelles, selon eux, ils devraient pouvoir présenter leur demande de résidence permanente depuis le Canada.

 

Questions proposées pour certification

[35]      Les demandeurs proposent que soient certifiées les questions suivantes :

 

  1. Quand la Cour fédérale décide de surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi, la demande sous‑jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision d’exécuter la mesure de renvoi est‑elle pour autant réglée?

 

  1. Dans la négative, la Cour devrait‑elle, au moment de statuer sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, déférer à la décision du juge qui a accordé le sursis d’exécution, à moins qu’elle soit persuadée que la décision antérieure était manifestement erronée ou ne devrait pas être suivie?

 

  1. En cas de renvoi d’une personne qui a présenté à la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié une demande d’asile qui a été refusée, ou au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration une demande d’asile qui a été refusée,

 

a)      un agent d’exécution doit‑il, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi selon l’article 49 de la LIPR, être « réceptif, attentif et sensible » [Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817] à la possibilité d’une preuve nouvelle de risque?

 

b)      l’agent d’exécution est‑il fondé à refuser le report du renvoi au seul motif qu’une demande fondée sur des considérations humanitaires a été récemment déposée, sans à tout le moins chercher à savoir si la demande est susceptible de soulever des facteurs de risque qui n’avaient pas été évalués auparavant?

 

[36]      À mon avis, la réponse aux deux premières questions est sans équivoque : « non ». Les points soumis au juge des requêtes dans la demande de sursis d’exécution et les points soumis à la Cour dans la demande de contrôle judiciaire sont différents; les notions de chose jugée et de courtoisie judiciaire ne sont pas applicables ici. Par conséquent, je ne certifierai pas ces questions.

 

[37]      À titre d’orientation toutefois, je crois que la troisième question est une question de portée générale qui disposerait d’un appel interjeté de cette procédure de contrôle judiciaire. Les obligations qui incombent à un agent d’exécution et les circonstances dans lesquelles le report d’un renvoi peut être justifié ont été l’objet d’une jurisprudence considérable de la Cour. La plupart des affaires du genre sont jugées d’après les faits qui leur sont propres, mais la présente demande soulève deux questions qui, selon moi, sont récurrentes. Les questions suivantes seront certifiées, mais selon un libellé autre que celui proposé par les demandeurs :

 

a)      Lorsqu’une personne sur le point d’être renvoyée prie un agent d’exécution de reporter son renvoi jusqu’à l’issue de sa demande fondée sur des considérations humanitaires, mais ne présente aucune preuve au soutien du report sollicité, l’agent commet‑il une erreur en ne tenant pas compte de ladite demande qui se trouve dans le dossier que détient Citoyenneté et Immigration Canada à propos de la personne concernée?

 

b)      Si la réponse est affirmative et que la demande fondée sur des considérations humanitaires contient de nouvelles allégations relatives au risque, l’agent d’exécution a‑t‑il l’obligation de reporter le renvoi jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande en question?

 

[38]      En conclusion, la demande sera rejetée, et les questions susmentionnées seront certifiées.

 

 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE :

 

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

 

  1. Les questions suivantes de portée générale sont certifiées :

 

a)      Lorsqu’une personne sur le point d’être renvoyée prie un agent d’exécution de reporter son renvoi jusqu’à l’issue de sa demande fondée sur des considérations humanitaires, mais ne présente aucune preuve au soutien du report sollicité, l’agent commet‑il une erreur en ne tenant pas compte de ladite demande qui se trouve dans le dossier que détient Citoyenneté et Immigration Canada à propos de la personne concernée?

 

b)      Si la réponse est affirmative et que la demande fondée sur des considérations humanitaires contient de nouvelles allégations relatives au risque, l’agent d’exécution a‑t‑il l’obligation de reporter le renvoi jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande en question?

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑4236‑05

 

 

INTITULÉ :                                       HABIB AFSHAR HAGHIGHI ET AUTRES

c.

                                                            LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 13 MARS 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE 

ET ORDONNANCE :                       LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 23 MARS 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

David Matas

 

                        POUR LES DEMANDEURS

Omar Siddiqui

 

                        POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

David Matas

Winnipeg (Manitoba)

 

                        POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

                        POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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