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Date : 20051025

Dossier : IMM-2440-05

Référence : 2005 CF 1447

ENTRE :

                                                   FELIPE MORALES FILIGRANA

                            LORENA GUADALUPE SANCHES TORRES VALENZUELA

                                            JIMENA MORALES SANCHES TORRES

                                            MOISES MORALES SANCHES TORRES

                                                                                                                                          demandeurs

                                                                             et

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARRINGTON


[1]                Felipe Morales Filigrana, son épouse Lorena et leurs deux enfants sollicitent la protection internationale du Canada, non parce qu'ils sont des réfugiés au sens de la Convention des Nations Unies, mais plutôt parce qu'ils ont la qualité de personnes à protéger selon la définition de l'article 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la Loi). Ils disent qu'ils craignent pour leurs vies dans leur pays d'origine, le Mexique, et qu'ils ne peuvent pas, ou, en raison de cette crainte, ne veulent pas, se prévaloir de la protection de l'État dans ce pays.

FAITS

[2]         La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a rejeté leur demande d'asile pour deux motifs, celui de la crédibilité et celui de la protection de l'État. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.

[3]                Deux faits ne sont pas contestés. M. Filigrana s'était fait tirer dessus au début de 2000 depuis une voiture qui passait, et plus tard cette année-là son fils avait été renversé par une voiture. Les demandeurs ont dit aussi dans leurs témoignages qu'ils avaient reçu des menaces par téléphone au début de 2000. Leur voiture a été volée en 2001, mais ils ne prétendent pas fonder sur ce fait leur demande d'asile.

[4]                Les incidents ont repris en janvier 2004 quand quelqu'un a semble-t-il dupliqué la carte de crédit de M. Filigrana et obtenu son numéro d'identification personnelle, obtenant ainsi l'accès à son compte bancaire. Puis il y a eu des menaces d'extorsion, et la présence d'une automobile non identifiée, qui était stationnée près de leur domicile. Quand ils téléphonaient à la police pour déposer plainte, la voiture disparaissait toujours avant l'arrivée de la police.


[5]                M. et Mme Filigrana croient que le véhicule en question était semblable à celui depuis lequel on avait tiré sur M. Filigrana quatre années auparavant. Il est négociant en automobiles et, selon lui, le véhicule était une voiture de police banalisée. D'ailleurs, pourquoi les occupants disparaissaient-ils dans leur véhicule quand les demandeurs appelaient la police? Ils devaient être renseignés.

[6]                La Commission a exposé plusieurs motifs indiquant pourquoi elle n'a pas cru la majeure partie du récit des demandeurs. M. Filigrana est arrivé ici un mois avant le reste de la famille. Selon la Commission, cela ne s'accordait pas avec une crainte subjective. M. Filigrana a répondu qu'il n'avait pas pu se permettre d'emmener sa famille plus tôt. Cela ne s'accorde pas avec la propre affirmation de M. Filigrana selon laquelle il était la cible d'extorqueurs parce qu'il était riche.

[7]                En outre, les détails qui manquaient dans son entrevue conduite au point d'entrée ont été donnés le jour où son épouse est arrivée, un mois plus tard.

[8]                Il y a une seule erreur manifeste au vu du dossier. Dans ses motifs, la commissaire écrivait que M. Filigrana avait signalé à son employeur les tentatives d'extorsion. Cela n'est pas exact. Il avait plutôt signifié à son employeur un avis de deux semaines, comme l'exige la loi, avant de quitter son poste et de partir pour le Canada.

[9]                La Commission a donné plusieurs autres exemples qui la conduisaient à ne pas croire le récit de M. Filigrana.

[10]            La Cour a eu droit à un examen détaillé de la preuve, entrepris pour montrer plusieurs erreurs qui, vues individuellement, n'étaient pas manifestement déraisonnables, mais le devenaient si on les considérait globalement. Le ministre a fait un examen tout aussi détaillé de la preuve afin de montrer que la décision de la Commission de ne pas croire le demandeur n'était pas déraisonnable.

NORME DE CONTRÔLE DES CONCLUSIONS TOUCHANT LA CRÉDIBILITÉ

[11]       La norme de contrôle des conclusions de fait, y compris des conclusions touchant la crédibilité, est la décision manifestement déraisonnable, mais il ne suffit pas au juge des faits de dire simplement qu'il n'a pas cru une partie. L'auteur d'un affidavit, ou en l'occurrence un témoin, bénéficie d'une présomption réfutable selon laquelle il dit la vérité. En l'espèce, la Commission a donné une foule de raisons la conduisant à ne pas croire les demandeurs.

[12]            Il convient de rappeler que très souvent les faits, comme on les appelle, ne sont pas prouvables scientifiquement. Les faits sont des déductions. Ainsi que le faisait observer lord Wright dans l'arrêt Grant c. Australian Knitting Mills Ltd., [1935] All E.R. Rep 209 (CJCP), aux pages 213-214 :

[TRADUCTION] [...] Cependant, cet élément ne rend justice ni au raisonnement par inférence probable, qui intervient fréquemment dans les affaires humaines, ni à la nature de la preuve indirecte dans les tribunaux judiciaires. Une démonstration mathématique ou purement logique est généralement impossible : en pratique, on exige des jurys qu'ils agissent selon la prépondérance raisonnable des probabilités, tout comme le ferait un homme raisonnable pour prendre une décision dans une situation sérieuse. Les éléments de preuve, insuffisants lorsque présentés individuellement, peuvent constituer un tout significatif lorsqu'ils sont mis ensemble et justifier une conclusion par leur effet combiné [¼]

[13]            Une preuve directe est préférable parce qu'elle ne contient qu'une source possible d'erreur (la faillibilité de l'affirmation), tandis que la preuve indirecte en compte une seconde (la faillibilité de la déduction) (Phipson on Evidence, 15e édition : 3e supplément, paragraphe 1.06).

[14]            Néanmoins, la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait d'un juge de première instance est la suivante : une conclusion ne sera pas modifiée à moins qu'elle soit entachée d'une erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, aux paragraphes 18 et suivants).

[15]            L'erreur « manifeste et dominante » a été rattachée à la norme de la décision raisonnable simpliciter dans l'arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, où le juge Iacobucci écrivait, à la page 778 :

La norme de la décision raisonnable simpliciter se rapproche également de la norme que notre Cour a déclarée applicable pour le contrôle des conclusions de fait des juges de première instance. Dans Stein c. « Kathy K » (Le navire), [1976] 1 R.C.S. 802, à la p. 806, le juge Ritchie décrivait la norme dans les termes suivants :

. . . il est généralement admis qu'une cour d'appel doit se prononcer sur les conclusions tirées en première instance en recherchant si elles sont manifestement erronées et non si elles s'accordent avec l'opinion de la Cour d'appel sur la prépondérance des probabilités. [Je souligne.]

[16]            La Cour doit montrer plus de retenue envers les conclusions de fait de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié que ne le ferait une cour d'appel envers la décision d'un juge de première instance, car l'erreur « manifeste et dominante » a été rattachée à la norme de la décision raisonnable simpliciter et non à la norme de la décision manifestement déraisonnable.

[17]            Ainsi que l'expliquait le juge Evans, alors juge de la Cour, dans la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35 :

14. Il est bien établi que l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale n'autorise pas la Cour à substituer son opinion sur les faits de l'espèce à celle de la Commission, qui a l'avantage non seulement de voir et d'entendre les témoins, mais qui profite également des connaissances spécialisées de ses membres pour évaluer la preuve ayant trait à des faits qui relèvent de leur champ d'expertise. En outre, sur un plan plus général, les considérations sur l'allocation efficace des ressources aux organes de décision entre les organismes administratifs et les cours de justice indiquent fortement que le rôle d'enquête que doit jouer la Cour dans une demande de contrôle judiciaire doit être simplement résiduel. Ainsi, pour justifier l'intervention de la Cour en vertu de l'alinéa 18.1(4)d), le demandeur doit convaincre celle-ci, non seulement que la Commission a tiré une conclusion de fait manifestement erronée, mais aussi qu'elle en est venue à cette conclusion « sans tenir compte des éléments dont [elle disposait] » [...]

[18]            Considérées globalement, les conclusions de fait de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié n'étaient pas manifestement déraisonnables et il n'est pas opportun de les modifier.

PROTECTION DE L'ÉTAT

[19]       Sur ce point, la Commission s'est exprimée ainsi : « Si je me trompe à ce sujet, j'estime tout de même que les demandeurs n'ont pas épuisé toutes les possibilités de protection que pouvait leur offrir l'État avant de venir au Canada » .


[20]            Les demandeurs invoquent des précédents selon lesquels, si l'auteur de la persécution est l'État lui-même, alors il n'est pas nécessaire d'explorer la protection offerte par l'État dans ses profondeurs. Toutefois, aucune preuve tangible n'a été apportée, pas même un témoignage de leur part, montrant que les auteurs de la persécution étaient associés à l'État. Les demandeurs pensent que les extorqueurs étaient des policiers parce que le véhicule stationné à l'extérieur de leur domicile avait l'apparence d'une voiture de police banalisée et parce que la voiture disparaissait après que la police était appelée, mais avant qu'elle n'arrive sur les lieux. Cette supposition n'a pas été admise par la Commission. Il n'y avait rien de déraisonnable dans la conclusion de la Commission. Même si la Commission avait cru que les auteurs de la persécution étaient des policiers corrompus, il aurait fallu qu'elle les rattache au commissariat de police local.

[21]            Ainsi que le souligne la juge Tremblay-Lamer dans la décision Chavez c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2005 CF 193, la norme de contrôle à appliquer aux questions touchant la protection de l'État est celle de la décision raisonnable simpliciter. En l'espèce, quelle que soit la norme de contrôle qui est appliquée, décision raisonnable simpliciter ou décision manifestement déraisonnable, la décision de la Commission n'était pas déraisonnable.

[22]            S'agissant de savoir si les demandeurs avaient épuisé toute les possibilités de protection que pouvait leur offrir le Mexique avant d'arriver au Canada, lorsque les agents de l'État sont la source de la persécution, le niveau de preuve est plus faible qu'il ne le serait autrement. Ainsi que l'écrit la juge Tremblay-Lamer dans la décision Chavez, précitée, au paragraphe 15 :


Cependant, à mon avis, les arrêts Ward et Kadenko ne sauraient signifier qu'une personne doit épuiser tous les recours disponibles avant de pouvoir réfuter la présomption de protection de l'État (voir Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 536 (1re inst.) (QL), et Peralta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 123 F.T.R. 153 (C.F. 1re inst.)). La situation est plutôt la suivante. Lorsque les représentants de l'État sont eux-mêmes à l'origine de la persécution en cause et que la crédibilité du demandeur n'est pas entachée, celui-ci peut réfuter la présomption de protection de l'État sans devoir épuiser tout recours possible au pays. Le fait même que les représentants de l'État soient les auteurs présumés de la persécution affaiblit la nature démocratique apparente des institutions de l'État, ce qui diminue d'autant le fardeau de la preuve. Comme je l'expliquais dans Molnar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 2 C.F. 339 (1re inst.), le jugement Kadenko n'est guère pertinent lorsque « [...] les policiers n'ont pas seulement refusé de protéger les demandeurs, mais également se sont livrés aux actes de violence » ; décision Molnar, précitée, au paragraphe 19.

[23]            Toutefois, les circonstances de la présente affaire ne permettent pas de dire que la police était à l'origine de la persécution. D'abord, quand le demandeur appelait la police pour signaler la présence d'une automobile non identifiée stationnée près de chez lui, la police se présentait sur les lieux. Deuxièmement, même si les demandeurs ont prétendu que le véhicule depuis lequel on avait tiré sur M. Filigrana ressemblait à une voiture de police, la preuve n'en a pas été apportée. Ainsi qu'on peut le lire dans l'arrêt Canada (P.G.) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, aux pages 724 et 725 :

Il s'agit donc de savoir comment, en pratique, un demandeur arrive à prouver l'incapacité de l'État de protéger ses ressortissants et le caractère raisonnable de son refus de solliciter réellement cette protection. D'après les faits de l'espèce, il n'était pas nécessaire de prouver ce point car les représentants des autorités de l'État ont reconnu leur incapacité de protéger Ward. Toutefois, en l'absence de pareil aveu, il faut confirmer d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection. Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l'État pour les protéger n'ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d'incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée. En l'absence d'une preuve quelconque, la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens.


[24]            Les demandeurs ont invoqué la décision Zhuravlvev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 4 C.F. 3, pour soutenir que le refus d'offrir une protection n'est pas toujours nécessairement déclaré et que la question de la protection de l'État en tant que telle peut être évaluée, selon la preuve, par degrés. L'argument des demandeurs a du poids, mais la preuve présentée dans la présente affaire ne permettait pas à la Commission de conclure que l'État était incapable de les protéger. Le défendeur s'est lui aussi référé à la décision Zhuravlvev, précitée, au paragraphe 24, où le juge Pelletier écrivait ce qui suit :

Les réfugiés ne sont pas des politicologues (bien que certains puissent l'être); ils ne peuvent pas établir une absence systémique de protection étatique. Il s'agit en général de personnes qui se sont enfuies avec peu de possessions à part celles qu'elles pouvaient emporter avec elles. Leurs connaissances se limitent peut-être à leur expérience personnelle et à celle d'autres personnes qui se trouvent dans la même situation qu'elles. D'autre part, le système applicable aux réfugiés vise à répondre à l'omission de l'État de protéger ses citoyens. Si l'analyse est limitée à l'unité administrative la plus petite de l'État, il n'y a pas un seul pays au monde qui ne pourrait pas générer des réfugiés. On ne peut avoir voulu qu'une présomption de capacité de l'État d'assurer une protection, fondée sur le concept de la souveraineté, puisse être annulée simplement sur preuve d'une expérience malencontreuse particulière d'un intéressé donné dans une ville. Le système applicable aux réfugiés au sens de la Convention est destiné à répondre à l'omission des gouvernements nationaux de protéger leurs citoyens contre la persécution. Il vise à amener la communauté internationale à fournir ce que le pays d'origine ne peut pas fournir. L'omission de l'État, qui entraîne cet engagement international extraordinaire, doit être proportionnée à l'engagement. C'est pourquoi il y aurait lieu d'hésiter à conclure à l'absence de la protection étatique en se fondant sur une situation locale pouvant faire l'objet de mesures correctives de la part de l'État.


[25]            Les demandeurs ont aussi invoqué la décision Musorin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 C.F. 408, pour dire qu'il n'est pas raisonnable d'espérer d'un demandeur d'asile qu'il sollicitera une protection policière si la police est à l'origine de la persécution. La présomption selon laquelle ils auraient pu bénéficier d'une protection de l'État n'entre donc pas en jeu. Toutefois, comme il est indiqué plus haut, la Commission a évalué la véracité de l'allégation des demandeurs selon laquelle les policiers étaient les auteurs de la persécution, et elle a finalement estimé que tel n'était pas le cas. Je souscris à cette conclusion. Le mieux que puissent prétendre les demandeurs, c'est qu'il y avait au commissariat local quelques policiers dévoyés. Cela n'est tout simplement pas suffisant. Si tel était le cas, ils auraient dû aller plus loin. La situation qui a cours au Mexique a été analysée d'une manière raisonnable.

[26]            Il n'y a aucune question à certifier.

                                                                              « Sean Harrington »            

                                                                                                     Juge                         

Ottawa (Ontario)

Le 25 octobre 2005

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-2440-05

INTITULÉ :                                                    FELIPE MORALES FILIGRANA ET AL.

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              VANCOUVER (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 12 OCTOBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                                   LE 25 OCTOBRE 2005

COMPARUTIONS :

Shane Molyneaux                                              POUR LES DEMANDEURS

Scott Nesbitt                                                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Elgin, Cannon and Associates                            POUR LES DEMANDEURS

Vancouver (C.-B.)

John H. Sims, c.r.                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Bureau régional de Vancouver

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