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Date : 20041015

Dossier : T-88-03

Référence : 2004 CF 1413

Ottawa (Ontario), le 15 octobre 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O'REILLY                          

ENTRE :

                                                   KLEYSEN TRANSPORT LTD.

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                                               COLIN HUNTER

                                                                                                                                           défendeur

                                                                             et

                 LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

                                                                                                                                       intervenante

                                         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT


[1]                M. Colin Hunter a commencé à travailler chez Kleysen Transport Ltd. en juin 1998, d'abord comme soudeur, puis comme mécanicien de remorques. Kleysen l'a congédié environ six mois plus tard. M. Hunter a porté contre cette entreprise devant la Commission canadienne des droits de la personne une plainte en discrimination fondée sur la déficience et la situation de famille. La Commission a rendu plusieurs décisions relativement au dossier de M. Hunter au cours des trois années qui ont suivi et a en fin de compte déféré ce dossier à un tribunal pour instruction approfondie. Kleysen soutient que la Commission a outrepassé sa compétence, s'est conduite de façon injuste et a fait preuve de partialité dans l'administration de cette affaire.

[2]                Je souscris à la thèse que la Commission a commis des erreurs dans l'administration de la plainte de M. Hunter et j'accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire.

I. Questions en litige

[3]                Kleysen a soulevé trois questions :

1.          La Commission peut-elle réexaminer une de ses propres décisions?

2.          La Commission a-t-elle traité Kleysen injustement?

3.          La conduite de la Commission suscite-t-elle une crainte raisonnable de partialité?

[4]                Je suis arrivé à la conclusion que la Commission est habilitée à réexaminer ses décisions. Toutefois, dans le cas qui nous occupe, elle a traité Kleysen injustement dans le cadre d'un tel réexamen. En conséquence, je n'ai pas à examiner la question de la partialité.


II. Analyse

A. La Commission peut-elle réexaminer une de ses propres décisions?

1) Contexte

[5]                Un enquêteur, après étude de la plainte de M. Hunter, a conclu qu'il avait été congédié pour insuffisance de rendement et non par discrimination. Il a en conséquence recommandé à la Commission de rejeter cette plainte. La Commission a examiné la plainte de M. Hunter à quatre reprises :

1.          Le 3 avril 2000 - La Commission a accepté la recommandation de l'enquêteur et a rejeté la plainte de M. Hunter. Cependant, elle a alors omis de prendre en considération certaines des observations écrites de M. Hunter, qui avait été déposées juste avant qu'elle ne se réunît.

2.          Le 18 septembre 2000 - La Commission a réexaminé la plainte et a décidé de la porter devant un conciliateur. Cependant, elle a omis de rendre une décision préliminaire sur le point de savoir s'il convenait de procéder à ce réexamen avant d'effectuer celui-ci.


3.          Le 11 décembre 2000 - La Commission a décidé formellement de réexaminer la plainte. Elle en a ensuite saisi un conciliateur.

4.          Le 3 décembre 2001 - La conciliation ayant échoué, la Commission a porté la plainte devant un tribunal pour instruction.

[6]                Kleysen soutient que la Commission n'est pas investie du pouvoir de réexaminer ses propres décisions. Elle fait valoir que la Commission a rendu le 3 avril 2000 une décision finale de rejet de la plainte de M. Hunter et qu'elle n'avait le pouvoir de rendre aucune des décisions ultérieures qu'elle a rendues sur ce dossier. Subsidiairement, Kleysen soutient que, même si la Commission avait eu la faculté de réexaminer la plainte, elle aurait dû le faire en se fondant sur les observations déposées pour sa réunion du 3 avril 2000. Il ne lui était pas permis d'inviter M. Hunter à présenter d'autres observations ni de prendre en considération de telles observations, comme elle l'avait fait.


[7]                Selon Kleysen - qui cite à l'appui de sa proposition les arrêts Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, et Grillas c. Canada (Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration), [1972] R.C.S. 577 -, la jurisprudence pertinente n'admet l'existence d'un pouvoir de réexamen des décisions que dans trois cas : s'il y a eu lapsus dans la rédaction de la décision, s'il y a eu erreur dans l'expression de la véritable intention de l'auteur de la décision ou si la législation habilitante dispose qu'une décision peut être rouverte. Il est évident qu'aucune des deux premières conditions n'est remplie dans la présente espèce; la seule question qui reste est donc de savoir si le contexte législatif donne à penser que la Commission peut réexaminer ses propres décisions.

[8]                On ne trouve certainement dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 aucune disposition conférant explicitement à la Commission le pouvoir de réexaminer ses propres décisions. Il n'en reste pas moins que la Commission est manifestement investie d'un pouvoir discrétionnaire considérable pour ce qui concerne l'examen préliminaire et le traitement des plaintes. La Cour d'appel fédérale a déclaré que la Loi donne à la Commission « beaucoup de latitude dans l'exécution de sa fonction d'examen préalable » ; voir Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier, [1999] 1 C.F.113 (C.A.), ainsi que Hutchinson c. Canada (Ministre de l'Environnement), [2003] A.C.F. no 439 (C.A.).


[9]                Dans une situation ressemblant beaucoup à celle de la présente espèce, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a statué que le British Columbia Council of Human Rights (Conseil des droits de la personne de la Colombie-Britannique) avait le pouvoir de réexaminer une plainte. La législation habilitante du Conseil disposait seulement qu'il ne lui était pas permis d'examiner de nouvelles plaintes relativement au même objet. La Cour a conclu que cette disposition n'interdisait pas au Conseil de réexaminer la même plainte. Voir Zutter c. British Columbia (Council of Human Rights), [1995] B.C.J. no 626 (C.A.C.-B.) (QL). La Cour a pris en considération non seulement la loi habilitante, mais aussi le contexte d'ensemble. Le juge Wood a noté l'absence de tout droit d'appel de la décision du Conseil de réexaminer une plainte, ainsi que le désir de celui-ci de réparer une injustice. (Le Conseil, comme la Commission dans la présente espèce, avait omis de prendre en considération des observations du plaignant.) Le juge Wood a également pris acte du caractère général des objets de la législation relative aux droits de la personne. [TRADUCTION] « Ce serait un fâcheux paradoxe [fait-il observer à la page 328] que le Conseil, dont l'existence et l'objet mêmes reposent sur les valeurs fondamentales de justice et d'équité, n'ait pas malgré cela compétence pour réparer cette injustice [...] »

[10]            Dans l'arrêt Chandler, précité, le juge Sopinka pose que le principe normal du caractère définitif des décisions doit être assoupli pour les tribunaux administratifs. L'application de ce principe, écrit-il, « doit être plus souple et moins formaliste dans le cas des décisions rendues par des tribunaux administratifs qui ne peuvent faire l'objet d'un appel que sur une question de droit. Il est possible que des procédures administratives doivent être rouvertes, dans l'intérêt de la justice, afin d'offrir un redressement qu'il aurait par ailleurs été possible d'obtenir par voie d'appel. » Toujours dans le même contexte, il poursuit en disant qu' « il ne faudrait pas appliquer le principe [du caractère définitif des procédures] de façon stricte lorsque la loi habilitante porte à croire qu'une décision peut être rouverte afin de permettre au tribunal d'exercer la fonction que lui confère sa loi habilitante » (à la page 862).

[11]            Le juge Sopinka ne posait évidemment pas comme condition que les lois habilitantes prévoient explicitement un pouvoir de réexamen des décisions. Il pensait plutôt que ce pouvoir pouvait être implicite.


[12]            Dans la présente espèce, la Commission a décidé de réexaminer sa première décision lorsqu'elle s'est rendu compte qu'elle avait négligé de prendre en considération certaines des observations de M. Hunter. Si elle ne l'avait pas fait, M. Hunter aurait fort bien pu former une demande de contrôle judiciaire au motif que la Commission l'aurait traité injustement en omettant de prendre en considération la totalité de ses observations. À mon avis, la Commission a eu raison de décider d'examiner le point de savoir si sa première décision était bien fondée à la lumière des nouvelles observations, plutôt que d'imposer à M. Hunter la charge de former une demande devant notre Cour.

[13]            En résumé, je souscris au point de vue exprimé par le juge Wood dans la décision Zutter, précitée. Compte tenu de son rôle et de sa fonction, ainsi que du pouvoir discrétionnaire considérable dont elle est investie en matière de traitement des plaintes, j'estime que la Commission a le pouvoir de réexaminer une plainte dans l'intérêt de l'équité envers les parties qui plaident devant elle. Qui plus est, comme elle décide sa propre procédure, je crois que la Commission est aussi investie du pouvoir discrétionnaire de demander de nouvelles observations dans le cadre d'un tel réexamen; voir l'arrêt Hutchinson, précité.

B. La Commission a-t-elle traité Kleysen injustement?

[14]            Si la Commission a le pouvoir de réexaminer une décision, il est évident qu'elle doit traiter les parties équitablement lorsqu'elle le fait. Kleysen a attiré l'attention sur un certain nombre de fautes commises par la Commission dans l'administration de la plainte de M. Hunter et soutient qu'elle a été traitée injustement.

[15]            Certains des problèmes relevés par Kleysen ressortissaient à la confusion bureaucratique. Par exemple, certaines des communications adressées à Kleysen par le personnel de la Commission étaient inexactes ou contradictoires, ou prêtaient à malentendu. Ces incidents sont fâcheux, mais n'équivalent pas à un véritable manquement à l'équité.

[16]            Il y a cependant eu un certain nombre de problèmes plus graves.

[17]            Premièrement, la Commission n'a pas avisé les parties de sa réunion de septembre 2000. À cette réunion, la Commission a décidé de porter la plainte devant un conciliateur. Elle a cependant omis de décider d'abord le point de savoir si elle devait réexaminer la plainte. Rien de tout cela n'a été communiqué à Kleysen ni à M. Hunter. La Commission a donc manqué à son devoir de transparence.


[18]            Deuxièmement, lorsque la Commission a décidé en décembre 2001 de déférer la plainte à un tribunal, elle l'a fait en se fondant sur un dossier incomplet. Elle ne disposait pas alors de certaines des pièces qu'elle avait auparavant prises en considération dans l'examen de la plainte de M. Hunter. Or, lorsque le dossier dont dispose l'instance est entaché d'un défaut, la décision elle-même peut en être rendue défectueuse : Lee c. Banque de Nouvelle-Écosse, 2002 CFPI 753, [2002] A.C.F. no 1050 (1re inst.) (QL).

[19]            Enfin, dans un des nouveaux exposés qu'il a présentés à la Commission avant la réunion de décembre 2001, M. Hunter donnait des renseignements sur la procédure de conciliation, notamment le détail d'une offre de règlement de Kleysen. Or, celle-ci soutient que ces renseignements étaient rigoureusement confidentiels et n'auraient pas dû être communiqués à la Commission [paragraphe 47(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne]. Kleysen s'est expressément opposée à la divulgation de ces renseignements. La Cour d'appel fédérale a conclu dans un cas semblable que la Commission avait agi de manière irrégulière :Société Radio-Canada c. Paul, 2001 CAF 93, [2001] A.C.F. no 542 (C.A.) (QL), au paragraphe 37.

[20]            Kleysen m'a convaincu que ces problèmes, considérés collectivement, équivalent à un traitement injuste.

C. La conduite de la Commission suscite-t-elle une crainte raisonnable de partialité?

[21]            Étant donné ma conclusion comme quoi Kleysen a été traitée injustement, il est inutile d'examiner la question de la partialité.


III. Décision

[22]            La Commission était habilitée à réexaminer sa décision du 3 avril 2000. Elle l'a fait à sa réunion du 11 décembre 2000 et a saisi un conciliateur de la plainte de M. Hunter. La conciliation ayant échoué, la Commission a décidé le 3 décembre 2001 de porter la plainte devant un tribunal. La plupart des allégations de traitement injuste formulées par Kleysen tournent autour de cette décision finale, et la présente demande de contrôle judiciaire ne s'applique qu'à celle-ci. J'estime que la décision de la Commission de déférer la plainte de M. Hunter à un tribunal doit être annulée.

[23]            Kleysen m'a demandé d'ordonner à la Commission d'examiner la plainte en se fondant sur les pièces qu'elle avait déjà reçues au mois d'avril 2000. À mon avis, cette mesure de redressement ne serait pas appropriée. Je n'ai pas trouvé grand-chose à redire aux étapes ultérieures de la procédure, exception faite de la décision finale. Qui plus est, comme je l'ai déjà dit, la présente demande de contrôle judiciaire se limite à cette décision.

[24]            En conséquence, la mesure de redressement qui convient consiste à renvoyer l'affaire à la Commission pour réexamen sur la base du dossier qu'elle aurait dû avoir devant elle le 6 décembre 2001. La Commission devrait en outre donner aux parties la possibilité de présenter des observations finales.


                                                                   JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie, avec dépens à la charge de l'intervenante.

                                                                                                                          « James W. O'Reilly »       

                                                                                                                                                     Juge                      

Traduction certifiée conforme

Richard Jacques, LL.L.


                                                                        Annexe


Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6

47(3) Renseignements confidentiels

Les renseignements recueillis par le conciliateur sont confidentiels et ne peuvent être divulgués sans le consentement de la personne qui les a fournis.

Canadian Human Rights Act, R.S.C. 1985, c. H-6

47(3) Confidentiality

Any information received by a conciliator in the course of attempting to reach a settlement of a complaint is confidential and may not be disclosed except with the consent of the person who gave the information.



COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-88-03

INTITULÉ :                                        KLEYSEN TRANSPORT LTD.

c.

COLIN HUNTER et LA COMMISSION CANADIENNE

DES DROITS DE LA PERSONNE

                                                                             

LIEU DE L'AUDIENCE :                  WINNIPEG (MANITOBA)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 18 MAI 2004

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                               LE JUGE O'REILLY

DATE DES MOTIFS :                       LE 15 OCTOBRE 2004                      

COMPARUTIONS :

Thor Hansell                                          POUR LA DEMANDERESSE

Gloria Mendelson                                  POUR LE DÉFENDEUR

Fiona Keith                                           POUR L'INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

AIKINS, MACAULAY & THORVALDSON

Avocats

Winnipeg (Manitoba) R3C 4G1             POUR LA DEMANDERESSE

GLORIA MENDELSON                    

Avocate

Winnipeg (Manitoba) R3B 2B5             POUR LE DÉFENDEUR

R. Daniel Pagowski

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario) K1A 1E1                   POUR L'INTERVENANTE


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