Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

           

Date : 20030626

Dossier : IMM-3400-02

Référence : 2003 CFPI 792

Toronto (Ontario), le 26 juin 2003

En présence de Madame le juge Heneghan                          

ENTRE :

                                                       RUSS ALLAN CARTWRIGHT

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                                   et

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                 M. Russ Allan Cartwright (le demandeur) souhaite obtenir, en application de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, et du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), le contrôle judiciaire de la décision rendue le 2 juillet 2002 par l'arbitre Martine Lavoie (l'arbitre) de la Section d'appel de l'immigration (la SAI). Par cette décision, la SAI a refusé d'entendre l'appel du demandeur visant une mesure d'expulsion pour cause de défaut de compétence. Le demandeur sollicite maintenant une ordonnance portant annulation de la décision de la SAI ainsi qu'une ordonnance de mandamus contraignant la SAI à exercer sa compétence et à instruire l'appel du demandeur au fond, ou une ordonnance annulant la mesure d'expulsion prononcée contre lui.

LES FAITS

[2]                 Le demandeur est né aux Bahamas. Il est arrivé au Canada à l'âge de quatre ans, avec sa mère et deux de ses frères et soeurs. Il a obtenu le statut de résident permanent le 5 août 1973 et n'a jamais demandé la citoyenneté canadienne.

[3]                 Le demandeur réside dans les régions de Halifax et de Dartmouth (Nouvelle-Écosse) depuis son arrivée au Canada. Il a deux enfants issus d'une ancienne union de fait avec lesquels il est toujours en relation. Il vit actuellement en union de fait et il a des relations suivies tant avec sa mère qu'avec son frère et sa soeur, lesquels résident aussi dans l'est du Canada. Le demandeur est propriétaire d'une entreprise de charpenterie qu'il exploite lui-même.

[4]                 Le demandeur commet des infractions pénales au Canada depuis l'âge de 17 ans. La plus sérieuse condamnation dont il a fait l'objet porte sur deux chefs de possession de drogue en vue d'en faire le trafic contrairement au paragraphe 5(2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19 (la LRDS).

[5]                 Un des chefs concernait du cannabis (marihuana) d'un poids n'excédant pas trois kilogrammes, lequel est énuméré à l'annexe II de la LRDS, et l'autre visait de la cocaïne, laquelle est énumérée à l'annexe I de la LRDS. Le 25 janvier 2001, il a été condamné à une peine d'emprisonnement de quatre ans dans un pénitencier fédéral. La peine applicable à ces infractions est régie par les paragraphes 5(3) et (4) de la LRDS. Voici le texte de ces dispositions :


(3) Quiconque contrevient aux paragraphes (1) ou (2) commet_:

a) dans le cas de substances inscrites aux annexes I ou II, mais sous réserve du paragraphe (4), un acte criminel passible de l'emprisonnement à perpétuité;

...

(4) Quiconque contrevient aux paragraphes (1) ou (2) commet, dans le cas de substances inscrites à la fois à l'annexe II et à l'annexe VII, et ce pourvu que la quantité en cause n'excède pas celle mentionnée à cette dernière annexe, un acte criminel passible d'un emprisonnement maximal de cinq ans moins un jour.

(3) Every person who contravenes subsection (1) or (2)

(a) subject to subsection (4), where the subject-matter of the offence is a substance included in Schedule I or II, is guilty of an indictable offence and liable to imprisonment for life;

...

(4) Every person who contravenes subsection (1) or (2), where the subject-matter of the offence is a substance included in Schedule II in an amount that does not exceed the amount set out for that substance in Schedule VII, is guilty of an indictable offence and liable to imprisonment for a term not exceeding five years less a day.


[6]                 Le demandeur a obtenu la semi-liberté le 4 décembre 2001, après avoir purgé environ dix mois de sa peine. La liberté conditionnelle totale lui a été octroyée le 27 mai 2002.


[7]                 Le 2 mai 2001, un rapport a été établi en application de l'article 27 de l'ancienne Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (l'ancienne Loi). On y mentionne que le demandeur est une personne visée par l'alinéa 27(1)d), à savoir un résident permanent qui a été déclaré coupable d'une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois a été infligé ou qui peut être punissable d'un emprisonnement maximal égal ou supérieur à cinq ans.

[8]                 Le 19 juin 2001, la Section d'arbitrage de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a tenu une enquête en application du paragraphe 27(3) de l'ancienne Loi. Un arbitre a conclu que le demandeur était une personne visée à l'alinéa 27(1)d) et a, conformément au paragraphe 32(2) de l'ancienne Loi, pris une mesure d'expulsion contre lui à la fin de l'enquête.

[9]                 Le même jour, soit le 19 juin 2001, le demandeur a déposé un avis d'appel à la SAI relativement à cette mesure d'expulsion. Le sursis automatique prévu à l'alinéa 49(1)b) de l'ancienne Loi a fait en sorte que le demandeur ne pouvait être expulsé tant que la SAI n'avait pas rendu sa décision.

[10]            L'audience touchant le demandeur devait avoir lieu le 24 mai 2002, mais elle a été reportée par la SAI en raison de « difficultés administratives » .


[11]            Le 2 juillet 2002, une audience a été tenue devant la SAI. L'arbitre était à Montréal et le demandeur et son avocat ont comparu par voie de vidéoconférence à partir de Halifax (Nouvelle-Écosse). Le défendeur a présenté une requête préliminaire afin d'obtenir que l'appel soit rejeté pour défaut de compétence en application de l'article 196 de la LIPR, laquelle est entrée en vigueur le 28 juin 2002, soit quelques jours avant la tenue de l'audience. L'arbitre a rejeté la demande par laquelle le demandeur sollicitait l'ajournement de l'audience pour répondre à la requête, accueilli la requête du défendeur et rejeté l'appel du demandeur pour cause de défaut de compétence de la SAI.

[12]            Le 17 juillet 2002, le demandeur a produit la présente demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision datée du 2 juillet 2002. Le 9 janvier 2003, Madame le juge Layden-Stevenson a sursis à l'exécution de la mesure de renvoi prononcée contre le demandeur tant que la présente demande de contrôle judiciaire ne serait pas tranchée de manière définitive.

ARGUMENTS DU DEMANDEUR

[13]            Le demandeur soulève trois questions dans le cadre du présent contrôle judiciaire. Premièrement, il fait valoir que la SAI a violé un principe d'équité procédurale. Il s'appuie sur l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, pour soutenir que les principes d'équité procédurale qui y sont exposés s'appliquent à sa situation. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a énoncé cinq facteurs servant à déterminer le contenu et la portée de l'équité procédurale. Le demandeur invoque ces facteurs pour affirmer qu'il y a lieu d'appliquer un haut degré d'équité procédurale en l'espèce.

[14]            Selon le demandeur, il n'a pas bénéficié de l'équité procédurale en raison de la manière dont la requête relative au défaut de compétence produite par le défendeur a été présentée et entendue. Il avance qu'il n'aurait pas eu l'occasion de pleinement évaluer la requête et de formuler une réponse détaillée. En outre, la requête a eu pour effet d'éteindre, de façon définitive, la cause du demandeur.

[15]            Le demandeur allègue que l'arbitre avait l'obligation de suivre la procédure établie par les anciennes Règles de la section d'appel de l'immigration, DORS/93-46 (les anciennes règles de la SAI). Une procédure claire régissant les requêtes est prévue à l'article 27 de ces anciennes règles et le défendeur a omis de s'y conformer lorsqu'il a présenté sa requête de vive voix à l'audience du 2 juillet 2002.

[16]            Le demandeur soutient que le défendeur n'a pas respecté les dispositions de l'article 27 des anciennes règles. Le défendeur n'a pas communiqué avec l'avocat du demandeur sept jours francs avant la tenue de l'audience de la SAI, mais l'a plutôt appelé au téléphone « quelques jours » avant cette audience. Le défendeur a omis de signifier au demandeur un avis de requête, un affidavit étayant la requête et un exposé du droit et des arguments à l'appui de celle-ci.


[17]            Le demandeur fait également valoir que l'article 27 des anciennes règles ne confère pas à l'arbitre le pouvoir de trancher les requêtes relatives à la compétence qui sont présentées au moment de l'audience. Le pouvoir discrétionnaire de statuer sur les requêtes présentées de vive voix, « dans l'intérêt de la justice » , visait la résolution de questions de moindre importance sans qu'il soit nécessaire de suivre en bonne et due forme la procédure prévue à l'article 27.

[18]            Compte tenu du haut degré d'équité applicable dans l'affaire du demandeur, l'arbitre aurait dû faire droit à la demande d'ajournement de ce dernier pour lui permettre de répondre à la requête du défendeur conformément à l'article 27 des anciennes règles de la SAI. L'arbitre aurait dû tenir compte des intérêts des enfants du demandeur lorsqu'elle a pris sa décision : Baker, précité. Suivant le demandeur, le fait de mettre fin à son appel sans instruire celui-ci au fond obligeait l'arbitre à prendre les intérêts de ses enfants en compte.

[19]            Deuxièmement, le demandeur allègue que l'arbitre a conclu à tort que la SAI n'a pas compétence pour entendre son appel. Il affirme ne pas être visé par le paragraphe 64(2) de la LIPR parce que, même s'il a été condamné à une peine d'emprisonnement de plus de six mois, ce qui le fait tomber sous le coup de l'alinéa 27(1)d) de l'ancienne Loi, il n'a pas été puni par un emprisonnement d'au moins deux ans selon le libellé du paragraphe 64(2).


[20]            Le demandeur avance que l'ancienne Loi fait mention de la peine d'emprisonnement susceptible d'être infligée, tandis que le paragraphe 64(2) de la LIPR vise une infraction « punie au Canada par un emprisonnement d'au moins deux ans » . Il prétend que, selon cette disposition, l'unité de mesure applicable pour décider s'il y a grande criminalité est la durée réelle de l'emprisonnement. Il affirme que cette interprétation du paragraphe 64(2) est raisonnable parce que la période d'emprisonnement réellement purgée touche à la question de la réadaptation. Le demandeur n'a pas été « puni » par « un emprisonnement d'au moins deux ans » puisque, même s'il a été condamné à une peine d'emprisonnement de quatre ans, il n'a été incarcéré que dix mois environ, la liberté conditionnelle lui ayant été octroyée dès que possible.

[21]            Le demandeur invoque qu'il a toujours le droit d'interjeter appel à la SAI parce qu'il n'est pas visé par le paragraphe 64(2) et que l'article 196 de la LIPR ne s'applique donc pas à sa situation.

[22]            Troisièmement, le demandeur soutient que le rejet de son droit d'appel à la SAI porte atteinte à ses droits garantis par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, soit l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), ch. 11 (la Charte). Le demandeur vit en Nouvelle-Écosse. Comme l'arbitre siège à Montréal, les résidents de la Nouvelle-Écosse qui souhaitent être entendus par la SAI doivent participer à une audience par voie de vidéoconférence.


[23]            Le demandeur allègue que cette mesure administrative occasionne généralement pour les personnes qui vivent en Nouvelle-Écosse des retards entre le moment du dépôt de leur avis d'appel et celui de l'audience devant la SAI. Outre ce retard subi par l'ensemble des demandeurs vivant dans cette province, le demandeur en l'espèce a dû attendre encore plus longtemps avant d'être entendu à cause de « difficultés administratives » , comme il est signalé dans les motifs de la décision.

[24]            Il avance que ces retards, qui ne découlent d'aucun acte de sa part, ont fait en sorte que l'audition de sa demande a eu lieu quelques jours suivant l'adoption du nouveau texte législatif. Le retard est directement à l'origine de la requête du défendeur - celle-ci n'aurait pu être présentée avant l'entrée en vigueur de la LIPR - et du rejet, sans instruction au fond, de l'appel interjeté par le demandeur relativement au défaut de compétence.

[25]            Le demandeur affirme avoir été victime de discrimination par suite d'un effet préjudiciable parce qu'il réside en Nouvelle-Écosse. À cet égard, il invoque l'arrêt Andrews c. Law Society of British Colombia, [1989] 1 R.C.S. 143, dans lequel la Cour suprême du Canada a reconnu que le paragraphe 15(1) de la Charte s'applique aux personnes qui n'ont pas la citoyenneté canadienne. Le demandeur précise que, selon cet arrêt, l' « intention » n'est pas importante pour conclure à l'existence d'une discrimination contraire au paragraphe 15(1) de la Charte. Le demandeur ajoute que, selon l' « analyse en trois étapes » énoncée dans l'arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, il a fait l'objet de discrimination contrairement aux dispositions du paragraphe 15(1).


[26]            S'appuyant sur l'arrêt Egan, précité, le demandeur soutient que la procédure applicable aux audiences devant la SAI établit une distinction entre les personnes selon le lieu où elles habitent au Canada. Même si le système judiciaire ne vise pas à faire une telle distinction discriminatoire, elle n'en existe pas moins. Deuxièmement, le système impose à certaines personnes un fardeau qu'elle ne fait pas porter à d'autres. Dans la présente affaire, le demandeur assumait un fardeau appréciable auquel les demandeurs vivant dans un centre urbain sont soustraits. Troisièmement, le lieu de résidence au Canada est une caractéristique personnelle dénuée de pertinence qui s'apparente aux motifs énumérés au paragraphe 15(1) de la Charte.

[27]            Suivant le demandeur, le retard à instruire son appel à la SAI a porté atteinte à ses droits garantis par l'article 7 de la Charte. À l'appui de son argument fondé sur cette disposition, il invoque les arrêts Nisbett c. Manitoba (1993), 101 D.L.R. (4th) 744 (C.A. Man.), et Akthar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] 3 C.F. 32 (C.A.).

[28]            Le demandeur avance que ce retard lui a causé un grave préjudice et fait subir des conséquences néfastes. Si l'audience avait eu lieu le 24 mai 2002, le défendeur n'aurait pas pu produire une requête en vue de faire rejeter l'appel du demandeur pour cause de défaut de compétence en application de l'article 196 de la LIPR puisque ce texte législatif n'était alors pas en vigueur. Le retard a donc fait perdre au demandeur sa seule possibilité de voir sa cause instruite au fond.


[29]            Le demandeur prétend que, pour établir l'atteinte à ses droits garantis par l'article 7, il peut se contenter de montrer qu'il a subi un préjudice ou que l'audience n'a pu se dérouler équitablement en raison du retard; la durée de ce retard n'aurait aucune importance : Akthar, précité, et Nisbett, précité. En outre, il affirme qu'il n'a pas l'obligation de prouver que le défendeur ou la SAI avait l'intention de nuire en causant le retard.

[30]            En réponse au défendeur, le demandeur fait valoir que ce dernier ne peut à la fois soutenir que la « nouveauté » de la LIPR l'a empêché de produire sa requête dans le délai fixé par l'article 27 des anciennes règles de la SAI et que le demandeur aurait dû savoir qu'une telle requête était possible puisque la LIPR est un document public depuis novembre 2001.

[31]            D'après le demandeur, le défendeur omet d'examiner les raisons pour lesquelles le législateur, s'il avait l'intention de donner au paragraphe 64(2) de la LIPR le même sens que celui de l'alinéa 27(1)d) de l'ancienne Loi, n'a pas employé un libellé identique ou semblable. Il ajoute que le libellé du paragraphe 64(2) n'est pas « très clair » .

ARGUMENTS DU DÉFENDEUR


[32]            Le défendeur avance que le processus suivi par l'arbitre pour rejeter l'appel du demandeur n'a pas entraîné un manquement au devoir d'agir équitablement. La requête du défendeur a été présentée en application de la LIPR, laquelle est entrée en vigueur le vendredi 28 juin 2002. L'audience de la SAI relative au demandeur s'est tenue le 2 juillet 2002, soit le jour ouvrable suivant l'entrée en vigueur de la LIPR. Il était donc impossible pour le défendeur de produire sa requête à un moment ou à un autre avant l'audience puisque ce texte législatif n'était pas encore en vigueur.

[33]            Le défendeur a informé l'avocat du demandeur, par téléphone, que la requête serait présentée à l'audience. Il a avisé le demandeur aussi rapidement que possible dans les circonstances. De plus, le défendeur allègue que la LIPR, y compris l'article 64, est un document public depuis le 1er novembre 2001.

[34]            Selon le défendeur, le libellé de l'article 196 ne permet l'exercice d'aucun pouvoir discrétionnaire et la SAI n'avait d'autre choix que de rejeter l'appel lorsqu'il est devenu évident que le demandeur tombait sous le coup du paragraphe 64(2).

[35]            Le défendeur soutient que le libellé des anciennes règles de la SAI autorise cette dernière à statuer sur une requête au cours d'une audience s'il est dans « l'intérêt de la justice » de le faire. La décision d'entendre ou non la requête à l'audience relevait du pouvoir discrétionnaire de l'arbitre de la SAI.


[36]            Le défendeur fait également valoir que la SAI a bien appliqué les dispositions de la LIPR. Il faut prendre en compte l'ensemble du contexte législatif de la LIPR pour décider si l'article 196 s'applique à la situation du demandeur. Il importe en outre de lire le paragraphe 36(1) à la lumière des objets de la LIPR, lesquels sont énoncés aux alinéas 3(1)h) et i). Ces objets intéressent la protection de la sécurité des Canadiens et la promotion de la justice et de la sécurité internationales par l'interdiction de territoire aux personnes qui sont des grands criminels. Le paragraphe 36(1) vise à interdire de territoire les résidents permanents et les étrangers pour cause de grande criminalité.

[37]            Pour favoriser la réalisation des objets susmentionnés, l'article 64 dispose que la personne déclarée interdite de territoire pour grande criminalité ne peut interjeter appel à la SAI si une peine d'emprisonnement d'au moins deux ans lui a été infligée. L'article 196 exige que ce nouveau régime de droits d'appel plus restreints soit appliqué à tous les appels en instance à la SAI en date du 28 juin 2002. Selon le défendeur, il ressort sans équivoque de l'article 196 que la LIPR prive de tout droit d'appel à la SAI la personne interdite de territoire pour grande criminalité visée au paragraphe 64(2).

[38]            Le défendeur avance que l'interprétation du paragraphe 64(2) offerte par le demandeur doit être rejetée. Le libellé du paragraphe 64(2) est clair : il met l'accent sur la peine infligée et non sur la peine réellement purgée. Les termes employés dans cette disposition ne signifient pas qu'il faille tenir compte du moment où une personne est libérée sur parole; s'il avait été de l'intention du législateur que ce facteur soit pris en considération, il l'aurait précisé dans le texte législatif. L'interprétation proposée par le demandeur ajoute au paragraphe 64(2) un élément qui n'existe pas.


[39]            Comme il a perpétré une infraction punie par un emprisonnement d'au moins deux ans, le demandeur tombait manifestement sous le coup du paragraphe 64(2) et la SAI était fondée à décider qu'elle n'avait plus compétence pour entendre son appel.

[40]            Le défendeur allègue aussi que la seconde partie de l'article 196 de la LIPR, soit l'exigence voulant qu'un demandeur fasse l'objet d'un sursis au titre de l'ancienne Loi, n'a pas été satisfaite en l'espèce. Il affirme que le demandeur « ne fait pas l'objet » d'un sursis au titre de l'ancienne Loi. Selon lui, tant l'interprétation fondée sur le sens ordinaire des mots employés dans la LIPR que celle axée sur l'objet de ce texte législatif empêchent de conclure que l'article 196 vise le sursis automatique des mesures de renvoi qui est prévu aux alinéas 49(1)a) et b) de l'ancienne Loi.

[41]            Le défendeur soutient également qu'une personne se trouvant dans la situation du demandeur peut solliciter une évaluation des risques avant le renvoi (ERAR) et qu'il est alors sursis à l'exécution de la mesure de renvoi tant que l'ERAR n'est pas terminée. De plus, le demandeur pourrait présenter une demande afin d'obtenir l'autorisation de demeurer au Canada en raison de circonstances d'ordre humanitaire. Suivant le paragraphe 25(1) de la LIPR, il faudrait tenir compte de l'intérêt supérieur de l'enfant touché par une telle décision avant de rendre une décision en application de cette disposition.

[42]            En réponse aux arguments fondés sur la Charte invoqués par le demandeur, le défendeur allègue que le fait de tenir des audiences de la SAI par voie de vidéoconférence ne donne pas lieu à une application discriminatoire d'un texte législatif aux termes du paragraphe 15(1) de la Charte. Il s'appuie sur l'arrêt Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, dans lequel la Cour suprême du Canada expose de la façon suivante la méthode en trois étapes qui doit être utilisée pour analyser une demande fondée sur le droit à l'égalité garanti au paragraphe 15(1) :

(1)         La loi contestée établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d'autres personnes en raison d'une caractéristique personnelle?

(2)         Si la loi traite réellement le demandeur de façon différente, est-ce en raison d'un motif énuméré au paragraphe 15(1) de la Charte (ou d'un motif analogue)?

(3)         La différence de traitement fondée sur un motif énoncé au paragraphe 15(1) est-elle réellement discriminatoire en ce qu'elle porte atteinte à la dignité et à la liberté humaines par l'imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux?

[43]            En l'espèce, le défendeur soutient que l'audience initiale a été retardée à cause de difficultés administratives et que rien ne permet de penser que cette situation ait eu quoi que ce soit à voir avec la tenue de l'audience par voie de vidéoconférence ou le fait que le demandeur résidait en Nouvelle-Écosse.

[44]            De surcroît, le défendeur avance que les retards administratifs ne sont pas des distinctions fondées sur une caractéristique personnelle. La loi n'a pas traité le demandeur différemment puisque le retard découlait d'un problème administratif et non de l'application de la loi.

[45]            Quant à l'allégation du demandeur se rapportant à l'article 7 de la Charte, le défendeur estime que le retard à entendre son appel à la SAI ne fait nullement intervenir les garanties juridiques prévues par cette disposition. La justice fondamentale n'exige pas que le demandeur jouisse de droits d'appel. Il n'existe aucun droit d'appel garanti par la Constitution et il est loisible au législateur de refuser constitutionnellement le droit d'appel : voir les arrêts Chiarelli c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, Huynh c. Canada, [1996] 2 C.F. 976 (C.A.), et R. c. Meltzer, [1989] 1 R.C.S. 1764.

[46]            S'appuyant sur les arrêts Blencoe c. C.-B. (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, et R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, le défendeur affirme que l'analyse fondée sur l'article 7 est un processus en deux étapes.


[47]            Le défendeur invoque également l'arrêt Canepa c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 3 C.F. 270 (C.A.), pour soutenir que l'expulsion d'un grand criminel ne fait pas jouer l'article 7. Selon lui, le droit à la « liberté » garanti par l'article 7 ne comprend pas le droit pour les résidents permanents de demeurer au Canada lorsqu'ils ont manqué à une condition essentielle devant être respectée pour qu'il leur soit permis de demeurer au Canada : Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] 2 C.F. 646 (C.A.).

[48]            D'après le défendeur, la présente affaire n'a fait l'objet d'aucun retard déraisonnable et, de toute façon, le retard n'a pas entraîné un manquement à la justice fondamentale. La preuve n'a pas permis d'établir que le retard était « excessif » au point de vicier les procédures en cause : Blencoe, précité, aux paragraphes 101 et 121. Le demandeur a déposé un avis d'appel le 19 juin 2001, la date d'audience a été fixée au 24 mai 2002, puis reportée au 2 juillet 2002.

[49]            Dans la décision Rabbat c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1986] 2 C.F. 46 ( C.F. 1re inst.), confirmée par [1987] A.C.F. no 22 (C.A.), la Cour a conclu que le fait d'avoir attendu deux ans avant de demander la tenue d'une enquête en matière d'immigration n'avait pas donné lieu à un déni de justice fondamentale.

ANALYSE


[50]            La présente demande de contrôle judiciaire soulève quatre questions. Premièrement, l'arbitre à l'audience de la SAI a-t-elle tranché équitablement la requête relative à la compétence présentée par le défendeur? Deuxièmement, quelle est l'interprétation appropriée du paragraphe 64(2) de la LIPR? Troisièmement, l'article 196 de la LIPR renvoie-t-il au sursis « automatique » prévu au paragraphe 49(1) de l'ancienne Loi? Quatrièmement, la façon dont la SAI a conduit l'audience relative au demandeur a-t-elle porté atteinte aux droits garantis par la Charte de ce dernier?

1.                       Requête devant la SAI

[51]            Avant le 28 juin 2002, les requêtes à la SAI devaient être présentées conformément à l'article 27 des anciennes règles de ce tribunal. Voici le texte de cette disposition :

REQUÊTES

27. (1) Toute demande d'une partie qui n'est pas prévue par les présentes règles est présentée à la section d'appel par voie de requête, sauf si elle est présentée au cours d'une audience et que les membres décident d'une autre façon de procéder dans l'intérêt de la justice.

(2) La requête consiste en :

a) un avis précisant les motifs à l'appui de la requête;

b) un affidavit énonçant les faits sur lesquels la requête est fondée;

c) un exposé succinct du droit et des arguments sur lesquels le requérant se fonde.

(3) La requête est :

a) signifiée à l'autre partie à la procédure;

b) déposée au greffe, accompagnée de la preuve de signification, dans les cinq jours suivant la date de la signification.

(4) La preuve à l'appui de la requête est présentée par voie d'affidavit, sauf si la section d'appel décide d'une autre façon de procéder dans l'intérêt de la justice.

(5) L'autre partie peut, dans les sept jours après avoir reçu signification de la requête, déposer au greffe une réponse exposant de façon succincte le droit et les arguments sur lesquels elle se fonde, accompagnée d'un affidavit énonçant les faits à l'appui de la réponse.

(6) Dans les sept jours après avoir reçu signification d'une réponse, le requérant peut déposer au greffe une réplique.


(7) Une copie de la réponse et de l'affidavit déposés conformément au paragraphe (5) et de la réplique déposée conformément au paragraphe (6) est signifiée à l'autre partie dans les sept jours suivant la date de la signification de la requête ou de la réponse, selon le cas.

(8) La section d'appel peut statuer sur la requête sans tenir d'audience si cette façon de procéder ne risque pas de causer d'injustice.

[52]            L'audience touchant le demandeur a eu lieu le 2 juillet 2002. Auparavant, les requêtes étaient présentées par écrit, avant l'audience, et s'assortissaient d'une période de préavis d'au moins sept jours pour donner à l'autre partie l'occasion de répondre.

[53]            Cependant, le paragraphe 27(1) des anciennes règles de la SAI conférait à l'arbitre le pouvoir discrétionnaire de statuer sur une requête présentée par une des parties au cours de l'audience, s'il était dans « l'intérêt de la justice » de le faire. Suivant l'article 43 des actuelles Règles de la Section d'appel de l'immigration, DORS/2002-230 (les actuelles règles de la SAI), lesquelles sont entrées en vigueur à la date de l'audience, la SAI peut autoriser la présentation de vive voix d'une demande pendant une procédure après avoir considéré tout élément pertinent, notamment le fait que la partie n'aurait pu, malgré des efforts raisonnables, la présenter par écrit avant la procédure.

[54]            Les dispositions applicables des actuelles règles de la SAI sont ainsi rédigées :



42. Sauf indication contraire des présentes règles :

a) la partie qui veut que la Section statue sur toute question soulevée dans le cadre d'un appel, notamment sur le déroulement de celui-ci, lui en fait la demande selon la règle 43;

...

43 (1) Toute demande est faite sans délai par écrit sauf si :

a) les présentes règles indiquent le contraire;

b) la Section permet qu'elle soit faite oralement pendant une procédure après qu'elle ait considéré tout élément pertinent, notamment le fait que la partie n'aurait pu, malgré des efforts raisonnables, le faire par écrit avant la procédure.

...

60. Les présentes règles entrent en vigueur à la date d'entrée en vigueur de l'article 161 de la Loi.

[Le 28 juin 2002, l'article 161 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés est entré en vigueur.]

42. Unless these Rules provide otherwise

(a) a party who wants the Division to make a decision on any matter in an appeal, including the procedure to be followed, must make an application to the Division under rule 43;

...

43. (1) An application must be made in writing and without delay unless

(a) these Rules provide otherwise; or

(b) the Division allows it to be made orally at a proceeding after considering any relevant factors, including whether the party with reasonable effort could have made the application in writing before the proceeding.

...

60. These Rules come into force on the day on which section 161 of the Act comes into force.

[Section 161 of IRPA came into force on June 28,

2002]


[55]            À mon avis, l'arbitre avait le pouvoir discrétionnaire d'autoriser que la requête du défendeur soit faite à l'audience, que le processus soit régi par l'article 27 des anciennes règles ou l'article 43 des actuelles règles de la SAI.

[56]            Les instances révisionnelles doivent faire preuve d'un degré élevé de retenue à l'égard des décisions en matière de procédure rendues par un tribunal. Ce n'est que lorsque la loi habilitante, les règles de procédure du tribunal ou les règles de l'équité interdisent le prononcé d'une décision dans ce domaine que celle-ci sera annulée : voir l'arrêt Prassad c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560. De surcroît, le demandeur n'a offert aucun précédent lui permettant d'affirmer que le paragraphe 27(1) des anciennes règles de la SAI visait uniquement l'examen de questions d'ordre procédural peu importantes dans les cas où l'arbitre concluait qu'une demande pouvait être présentée oralement à l'audience parce que cette mesure était dans « l'intérêt de la justice » .


[57]            Le défendeur soutient que le demandeur aurait dû prévoir qu'une requête touchant la compétence serait produite puisque la LIPR faisait déjà partie du domaine public depuis de nombreux mois au moment de l'audience du 2 juillet 2002. J'estime que cet argument est dénué de fondement. La LIPR n'était ni applicable ni en vigueur avant le 28 juin 2002. En pratique, le demandeur ne pouvait rien faire au titre de la LIPR tant que celle-ci n'était pas entrée en vigueur.

2.                       Interprétation du paragraphe 64(2) de la LIPR

[58]            La rédaction des paragraphes 64(1) et (2) de la LIPR est la suivante :


64. (1) L'appel ne peut être interjeté par le résident permanent ou l'étranger qui est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ni par dans le cas de l'étranger, son répondant.

(2) L'interdiction de territoire pour grande criminalité vise l'infraction punie au Canada par un emprisonnement d'au moins deux ans.

64. (1) No appeal may be made to the Immigration Appeal Division by a foreign national or their sponsor or by a permanent resident if the foreign national or permanent resident has been found to be inadmissible on grounds of security, violating human or international rights, serious criminality or organized criminality.

(2) For the purpose of subsection (1), serious criminality must be with respect to a crime that was punished in Canada by a term of imprisonment of at least two years.



[59]            Le libellé du paragraphe 64(2) n'est pas des plus limpides. Il énonce qu'une personne tombe sous le coup de la définition du terme « grande criminalité » et perd ses droits d'appel à la SAI lorsqu'elle a perpétré une « infraction punie » au Canada « par un emprisonnement d'au moins deux ans » . Le mot « punie » se distingue nettement des termes employés dans les dispositions sur la non-admissibilité de l'ancienne Loi, selon lesquelles la peine maximale d'emprisonnement susceptible d'être infligée pour une infraction donnée constituait souvent le facteur déterminant (paragraphes 19(1) et (2) de l'ancienne Loi).

[60]            Dans l'arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, Monsieur le juge Iacobucci de la Cour suprême du Canada a conclu que le tribunal ne peut se borner à analyser les termes employés dans un texte législatif selon leur sens ordinaire. Le tribunal doit également évaluer le contexte du texte législatif dans son ensemble en tenant compte du régime de la Loi et de l'intention du Parlement. Il s'exprime ainsi aux paragraphes 20 et 21 :

Une question d'interprétation législative est au centre du présent litige. Selon les conclusions de la Cour d'appel, le sens ordinaire des mots utilisés dans les dispositions en cause paraît limiter l'obligation de verser une indemnité de licenciement et une indemnité de cessation d'emploi aux employeurs qui ont effectivement licencié leurs employés. À première vue, la faillite ne semble pas cadrer très bien avec cette interprétation. Toutefois, en toute déférence, je crois que cette analyse est incomplète.

Bien que l'interprétation législative ait fait couler beaucoup d'encre (voir par ex. Ruth Sullivan, Statutory Interpretation (1997); Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994) (ci-après « Construction of Statutes » ); Pierre-André Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990)), Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie. Il reconnaît que l'interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi. À la p. 87, il dit:

[TRADUCTION] Aujourd'hui il n'y a qu'un seul principe ou solution: il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur.

Parmi les arrêts récents qui ont cité le passage ci-dessus en l'approuvant, mentionnons: R. c. Hydro-Québec, [1997] 1 R.C.S. 213; Banque Royale du Canada c. Sparrow Electric Corp., [1997] 1 R.C.S. 411; Verdun c. Banque Toronto-Dominion, [1996] 3 R.C.S. 550; Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103.


[61]            Selon l'interprétation des termes du paragraphe 64(2) dans leur « sens ordinaire et grammatical » , c'est la peine réellement infligée au Canada qui est déterminante. Les termes préliminaires de la version anglaise du paragraphe 64(2), « For the purpose of subsection 1... » , me donnent à penser qu'il faut lire cette disposition indépendamment de l'alinéa 36(1)a) de la LIPR, dont le texte définit la grande criminalité pour les besoins de la non-admissibilité et se fonde sur les peines susceptibles de punir une infraction.

[62]            Cela ne signifie pas que l'article 36 est sans pertinence pour interpréter le paragraphe 64(2), mais plutôt que lorsqu'une disposition précise s'appliquer à un aspect particulier d'un texte législatif, il importe de respecter son libellé et de lui donner un sens, et de préférer une interprétation qui soit en harmonie avec les autres dispositions du régime législatif.

[63]            Le paragraphe 64(2) intéresse la définition de l'expression « grande criminalité » dans le contexte de la restriction des droits d'appel. Le paragraphe 36(1) définit cette même expression dans le contexte de la non-admissibilité. S'il avait été de l'intention du législateur que la même définition s'applique dans les deux cas, il aurait prévu une définition identique ou analogue pour ces deux aspects de la LIPR.


[64]            Or, à mon sens, l'article 64 porte que les droits d'appel des résidents permanents, des étrangers et des répondants de ces derniers ne doivent pas être restreints sur le fondement de la définition plus large de « grande criminalité » donnée au paragraphe 36(1), mais plutôt suivant la définition énoncée au paragraphe 64(2). À titre d'exemple, l'alinéa 36(1)a) a une portée plus étendue que le paragraphe 64(2) lorsqu'il définit le terme « grande criminalité » à l'égard d'infractions perpétrées au Canada. En effet, l'alinéa 36(1)a) dispose que les résidents permanents et les étrangers déclarés coupables au Canada d'une infraction à une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans ou d'une infraction pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois a effectivement été infligé tombent sous le coup de l'interdiction de territoire pour « grande criminalité » .

[65]            Bien que le paragraphe 64(2) ne puisse être interprété selon les mêmes paramètres que ceux applicables à l'alinéa 36(1)a) de la LIPR et que la définition qui y est donnée soit différente de la définition de la criminalité prévue par l'ancienne Loi, j'estime que l'interprétation avancée par le demandeur est inacceptable. C'est la durée de la peine d'emprisonnement infligée qui est précisée au paragraphe 64(2) et non la durée de la période réellement passée en prison avant l'octroi de la libération conditionnelle.

[66]            Le Oxford English Dictionary (2e éd., 1989) définit le terme « punir » [punish] de la façon suivante :

[traduction]

1. a. trans. Acte accompli par une autorité supérieure ou publique : Faire en sorte qu'(un contrevenant) subisse une peine pour une infraction; frapper d'une peine judiciaire à titre de punition ou de châtiment, ou à titre préventif en vue d'éviter d'autres transgressions; infliger une peine à quelqu'un. b. Punir ou réprimer (une infraction, etc.) au moyen d'une peine infligée au contrevenant; condamner à une peine pour (quelque chose). c. absol. Infliger une sanction.

2. a. Infliger une amende (à une personne). b. Exiger (une somme due) d'une personne. Obs. 3. transf. Traiter de façon brutale; causer une perte, un dommage ou un préjudice grave.

[Non souligné dans l'original.]

[67]            « Punir » une personne pour une infraction consiste à lui infliger une sanction judiciaire, à la condamner à une peine se rapportant au crime à l'égard duquel la déclaration de culpabilité a été prononcée. À mon avis, cette définition du terme « punir » étaye l'interprétation voulant que le demandeur ait été « puni » au moment du prononcé de sa sentence, lorsque la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse l'a déclaré coupable et condamné à une peine d'emprisonnement de quatre ans dans un pénitencier fédéral. Le libellé du dossier du prévenu visant le demandeur appuie cette conclusion. Il fait notamment état de ce qui suit :

[traduction]

ET EN OUTRE, le 25 janvier 2001, Russell Allan Cartwright a été déclaré coupable de ladite infraction et la peine suivante lui a été infligée, à savoir l'emprisonnement dans un pénitencier fédéral pour une période de quatre ans.

[68]            La peine prononcée contre le demandeur est un emprisonnement d'une durée de quatre ans, non de dix mois. Même si le fait qu'il a été libéré conditionnellement le plus tôt possible, après dix mois environ, permet de penser qu'il ne constituait pas un risque considérable pour la société, cela ne change rien au fait qu'il a été puni par une peine d'emprisonnement d'au moins deux ans pour un crime au Canada.


[69]            L'admissibilité à la libération conditionnelle est régie par la partie II de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20. Par ailleurs, il existe différentes sortes de libertés conditionnelles, lesquelles s'assortissent de conditions variables. Si l'interprétation du paragraphe 64(2) offerte par le demandeur est admise, la durée de l' « emprisonnement » , au sens où ce mot est employé dans la LIPR, serait déterminée par la Commission nationale des libérations conditionnelles ou les commissions des libérations conditionnelles provinciales, selon le cas, plutôt que par les juridictions pénales lors du prononcé de la sentence.

[70]            Je conviens avec le demandeur que la durée de la période réellement passée en détention est un des éléments permettant d'évaluer le degré de réadaptation d'un individu. Cependant, rien n'indique que le législateur, lorsqu'il a adopté le paragraphe 64(2), avait l'intention de se servir de ces décisions relatives à la liberté conditionnelle comme critère décisif au titre de la grande criminalité.

[71]            À mon sens, le paragraphe 64(2) renvoie à l'emprisonnement auquel le contrevenant a été condamné, c'est-à-dire la peine infligée, plutôt qu'à la période réellement passée en prison avant l'obtention de la libération conditionnelle.

3.                       Interprétation de l'article 196 de la LIPR

[72]            Les articles 192 et 196 de la LIPR sont ainsi rédigés :



192. S'il y a eu dépôt d'une demande d'appel à la Section d'appel de l'immigration, à l'entrée en vigueur du présent article, l'appel est continué sous le régime de l'ancienne loi, par la Section d'appel de l'immigration de la Commission.

196. Malgré l'article 192, il est mis fin à l'affaire portée en appel devant la Section d'appel de l'immigration si l'intéressé est, alors qu'il ne fait pas l'objet d'un sursis au titre de l'ancienne loi, visé par la restriction du droit d'appel prévue par l'article 64 de la présente loi.

192. If a notice of appeal has been filed with the Immigration Appeal Division immediately before the coming into force of this section, the appeal shall be continued under the former Act by the Immigration Appeal Division of the Board.

196. Despite section 192, an appeal made to the Immigration Appeal Division before the coming into force of this section shall be discontinued if the appellant has not been granted a stay under the former Act and the appeal could not have been made because of section 64 of this Act.


[73]            Les articles 192 et 196 sont des dispositions transitoires de la LIPR. L'article 196 prive la SAI de la compétence d'entendre certains appels interjetés en application de l'ancienne Loi. L'article 196 s'applique au demandeur si les conditions suivantes sont réunies :

i) le demandeur « ne fait pas l'objet d'un sursis au titre de l'ancienne loi » ;

ii) le demandeur est visé par la restriction du droit d'appel prévue par l'article 64 de la LIPR.

[74]            Le demandeur prétend qu'il fait l'objet d'un sursis en application de l'alinéa 49(1)b) de l'ancienne Loi. D'après cette disposition, il était automatiquement sursis à l'exécution de la mesure de renvoi visée par un appel déposé à la SAI, jusqu'à ce que cette dernière ait entendu et réglé l'appel ou déclaré qu'il y a eu désistement d'appel.

[75]            Selon le défendeur, tant l'interprétation fondée sur le sens ordinaire des mots employés dans la LIPR que celle axée sur l'objet de ce texte législatif empêchent de conclure que l'article 196 vise le sursis automatique des mesures de renvoi qui est prévu aux alinéas 49(1)a) et b) de l'ancienne Loi.


[76]            Le défendeur affirme que l'interprétation de l'article 196 avancée par le demandeur signifierait que « presque tous » les demandeurs ayant déposé un avis d'appel à la SAI avant l'entrée en vigueur de la LIPR seraient soustraits à l'application de l'exception prévue à l'article 196 puisqu'il s'agit d'un critère d'ordre conjonctif. Par conséquent, une telle exception n'aurait en réalité que peu d'utilité ou d'effet ou, comme le mentionne le défendeur, cela rendrait l'article 196 « vain » . Le défendeur renvoie au principe d'interprétation législative selon lequel les dispositions d'une loi ne peuvent être lues de manière qu'elles donnent un résultat absurde ou soient privées de sens.

[77]            Le défendeur fait valoir avec insistance que le sursis visé à l'article 196 doit avoir été « accordé » [granted] par la SAI sous le régime de l'ancienne Loi. Interprété de cette façon, l'article 196 restreint le droit d'appel aux « grands criminels » auxquels la SAI a accordé un sursis « sur le fondement des circonstances méritoires de leur cas » .

[78]            Le défendeur invoque en outre diverses dispositions de l'ancienne Loi dans lesquelles figure le terme « grant » . Il allègue que ce terme était employé pour renvoyer à l'attribution, par un fonctionnaire ou un organisme, d'un droit ou d'un privilège à un particulier. Le terme « grant » (ou « granted » ), quant à lui, n'est pas employé à l'alinéa 49(1)b). Cette disposition n'intéressait pas l'octroi d'un sursis par un fonctionnaire ou un organisme, mais visait plutôt un droit prévu par la loi que le respect d'une condition donnée faisait automatiquement jouer.


[79]            Le défendeur n'invoque aucune disposition de l'ancienne Loi qui serait visée par l'article 196. En d'autres termes, en vertu de quelle disposition de l'ancienne Loi la SAI aurait-elle pu accorder un sursis à une personne se trouvant dans la situation du demandeur? Il ressort de mon examen de l'ancienne Loi que les seules dispositions susceptibles d'application, à première vue, sont l'alinéa 73(1)c) et le paragraphe 74(2). L'alinéa 73(1)d) n'aurait pu être invoqué puisque le demandeur n'interjetait pas appel d'une mesure de renvoi conditionnelle.

[80]            Toutefois, l'alinéa 73(1)c) et le paragraphe 74(2) de l'ancienne Loi ne s'appliquaient qu'à titre de réparation éventuelle consécutive au règlement d'un appel par la SAI. Ces dispositions ne s'appliquaient pas à la période pendant laquelle l'appel d'un intéressé était en instance. Or, c'est justement la situation dans laquelle se trouve le demandeur en l'espèce. De plus, ces dispositions de l'ancienne Loi ne mentionnaient nullement qu'un sursis devait être « accordé » [granted]; elles portaient plutôt que la SAI devait « ordonner » de surseoir à l'exécution de la mesure de renvoi.

[81]            Les arguments du défendeur ne me convainquent pas. Premièrement, si le législateur avait voulu que l'article 196 s'applique uniquement aux personnes dont l'appel était en instance et qui faisaient l'objet d'un sursis sous le régime de l'ancienne Loi, celle-ci aurait comporté une disposition permettant à certains intéressés d'obtenir de tels « sursis » . Dans la présente affaire, le défendeur n'a invoqué aucune disposition ou façon qui permette d'accorder un sursis à une personne se trouvant dans la situation du demandeur. Si le défendeur s'appuie sur l'alinéa 73(1)c) et le paragraphe 74(2) de l'ancienne Loi, j'ai déjà précisé que ces dispositions ne renferment pas le terme « grant » en ce qui concerne les sursis et qu'elles ne s'appliquaient pas aux intéressés antérieurement à l'instruction de leur appel par la SAI.


[82]            Deuxièmement, sous le régime de l'ancienne Loi, comme il était automatiquement sursis à l'exécution de la mesure de renvoi visant le demandeur tant que la SAI n'avait pas statué sur son appel, le demandeur aurait-il pu « faire l'objet » d'un sursis accordé par un tribunal? À l'audience, j'ai porté à l'attention des parties la décision Solis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] 2 C.F. 693 ( C.F. 1re inst.), et je leur ai donné l'occasion de présenter des observations écrites à cet égard.

[83]            Dans cette décision, la Cour a rejeté une demande de sursis après avoir conclu que le sursis prévu par l'alinéa 49(1)b) continuait d'avoir effet. La Cour a décidé que, comme le sursis d'origine législative s'appliquait, aucun sursis d'exécution discrétionnaire n'était requis.

[84]            Le défendeur soutient que la décision Solis, précitée, n'a aucune incidence sur l'argument relatif à l'article 196 parce qu'elle a été prononcée avant l'entrée en vigueur de la LIPR et que la présente situation ne pouvait y avoir été envisagée. Il affirme aussi que cette décision n'examine pas l'argument selon lequel la LIPR doit recevoir une interprétation axée sur son objet et qui évite de donner naissance à une absurdité. Le demandeur, quant à lui, n'a présenté aucune observation relative à la décision Solis, précitée.


[85]            La Cour doit donc examiner la question de savoir si le demandeur faisait l'objet d'un « sursis » aux termes de la Loi sur l'immigration, précitée, pour l'application de la LIPR. À la lumière de la décision Solis, précitée, il est raisonnable de conclure que, si le demandeur avait présenté une demande de sursis de la façon habituelle, c'est-à-dire en déposant un avis de requête, sa demande aurait été rejetée au motif qu'un sursis d'origine législative s'appliquait. Par ailleurs, s'il avait produit une requête afin d'obtenir un sursis en application de la LIPR, cette requête aurait vraisemblablement été rejetée en raison de son caractère prématuré puisque la LIPR n'est entrée en vigueur que le 28 juin 2002. En résumé, peu de possibilités s'offraient au demandeur lorsque le régime législatif de l'ancienne Loi sur l'immigration, précitée, a pris fin et que le nouveau régime a commencé à prendre effet.

[86]            À mon avis, c'est le gouvernement, et non le particulier, qui doit assumer la responsabilité liée à une rédaction ambiguë, surtout lorsqu'il est difficile de savoir si le demandeur avait des chances de « faire l'objet d'un sursis » . Cette conclusion est conforme au principe voulant que le législateur doive traiter les particuliers de manière équitable lorsqu'il rédige de nouvelles dispositions législatives qui produiront un certain effet rétroactif parce qu'elles suppriment des processus que les anciennes dispositions législatives offraient aux intéressés. Cela est particulièrement vrai lorsque la possibilité d'interjeter appel a des conséquences graves pour un demandeur, comme c'est le cas dans le domaine du droit de l'immigration, et qu'un de ces processus a déjà été mis en branle en application de l'ancienne Loi.

[87]            En conséquence, j'arrive à la conclusion que l'arbitre a commis une erreur de droit lorsqu'elle a décidé que l'article 196 s'appliquait au demandeur et que la SAI n'avait pas compétence pour instruire l'appel de ce dernier.

4.                       Questions relatives à la Charte

[88]            La dernière question soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire concerne la prétention du demandeur voulant que le processus d'audition devant la SAI ait porté atteinte à ses droits garantis par l'article 7 et le paragraphe 15(1) de la Charte. Plus précisément, le demandeur fait valoir que l'audition de son appel à la SAI a été retardée à cause de l'endroit où il vit au Canada et que ce retard a entraîné la perte de ses droits d'appel en raison de l'entrée en vigueur de la LIPR le 28 juin 2002.

[89]            À la lumière de ma conclusion selon laquelle l'arbitre a commis une erreur dans son interprétation de l'article 196, il est inutile que j'examine les arguments fondés sur la Charte avancés par le demandeur.


[90]            Comme ni l'une ni l'autre des parties n'a demandé la certification d'une question en l'espèce, aucune question ne sera certifiée. Je signale que la question de savoir si les sursis prévus à l'alinéa 49(1)b) de l'ancienne Loi sont visés par l'article 196 de la LIPR a été certifiée dans l'affaire Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration), 2003 CFPI 634, [2003] A.C.F. no 811 ( C.F. 1re inst.) (QL).          

                 ORDONNANCE

La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal composé de membres différents de la SAI pour être tranchée conformément à l'article 192 de la LIPR. L'article 196 ne s'applique pas au demandeur. Aucune question n'est certifiée.

« E. Heneghan »                 

ligne

                                                                                                             Juge                         

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                 IMM-3400-02

INTITULÉ :              RUSS ALLAN CARTWRIGHT c. MINISTRE DE LA

CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                         

LIEU DE L'AUDIENCE :                                HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

DATE DE L'AUDIENCE :                              LES 4 ET 17 MARS 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                     MADAME LE JUGE HENEGHAN

DATE DES MOTIFS :                                     LE 26 JUIN 2003        

COMPARUTIONS :

M. LEE COHEN                                                 POUR LE DEMANDEUR

MELISSA CAMERON                                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

M. LEE COHEN                                                 POUR LE DEMANDEUR

HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

MORRIS ROSENBERG, C.R.                                       POUR LE DÉFENDEUR

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

Date : 20030626

                                   Dossier : IMM-3400-02

ENTRE :

RUSS ALLAN CARTWRIGHT

                                          demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ     ET DE L'IMMIGRATION

                                          défendeur

                                                                                        

MOTIFS DE L'ORDONNANCE           ET ORDONNANCE

                                                            


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.