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     IMM-282-97

Entre :

     WOTAN TARIK MORALES RIZZO,

     requérant,

     et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

     ET DE L"IMMIGRATION,

     intimé.

     MOTIFS DE L"ORDONNANCE

LE JUGE MULDOON

     Le requérant demande le sursis d"exécution de son renvoi du Canada, compte tenu de la mesure de renvoi conditionnel prise à son égard le 24 juin 1991, dont copie a été jointe, sous la cote "A", à l"affidavit qu"il a signé le 20 janvier 1997.

     Dans la présente affaire, ni le requérant ni l"intimé ne méritent le respect de la Cour. En effet, les deux parties ont omis de révéler des éléments de preuve pourtant pertinents. N"eût-il la nécessité de rendre la présente décision dans un délai de quelques heures seulement pour éviter que l"instance perde sa raison d"être, il aurait été possible de décrire en détail toutes les bavures qu"elles ont commises à cet égard. Les parties ont fait preuve d"une incroyable négligence quant au respect de leurs droits et de leurs obligations respectives.

     À cet égard, l"affidavit de Samuel D. Hyman, l"ancien avocat du requérant, en dit long. Dans son affidavit (signé le 16 janvier 1997), il déclare :

         [TRADUCTION] 2. Le 8 mai 1992, j"ai envoyé, par messager, des observations fondées sur des motifs d"ordre humanitaire aux termes du par. 114(2) de la Loi sur l"Immigration, au ministre de l"Emploi et de l"Immigration de l"époque, l"honorable Bernard Valcourt. Une copie conforme de ces observations est jointe au présent affidavit, comme pièce "A".         
              .....         
         5. À ce jour, je n"ai pas encore reçu de réponse du ministre de l"Emploi et de l"Immigration, du ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration ni du CIC de Vancouver, suite aux observations fondées sur des motifs d"ordre humanitaire susmentionnées et jointes au présent affidavit comme pièce "A".         

    

     Ces allégations, qui n"ont jamais, semble-t-il, fait l"objet d"un contre-interrogatoire, établissent certainement que le ministre et son ministère ont failli à la tâche lorsqu"ils ont omis d"appliquer la loi en temps utile. Il ressort de l"affidavit de Gordon Starr, signé le 23 janvier 1997 pour le compte de l"intimé, que le ministère responsable de l"immigration a bel et bien pris une décision (défavorable) concernant la demande du requérant fondée sur des motifs d"ordre humanitaire. Cependant, l"avocat convient que rien ne prouve à la Cour que cette décision ait été communiquée au requérant.

     Dans Shchelkanov c. M.E.I. (1994), 76 F.T.R. 151, le juge Strayer, membre de la Section de première instance à l"époque, a écrit ce qui suit, à l"occasion de circonstances différentes :

         [8]      Accorder le sursis en vertu de l'article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale s'avère particulièrement peu indiqué lorsque la décision dont le contrôle est encore en cours est de celles que vise le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration. Les demandes de sursis ne sont assujetties à absolument aucune restriction : elles peuvent être présentées n'importe quand et sans limite quant au nombre de fois. On connaît trop bien le scénario, dont les événements en l'espèce ne sont qu'un seul exemple : une mesure d'expulsion est prise et soit qu'elle n'est pas contestée en cette Cour, soit que la contestation est rejetée. Des mois ou des années s'écoulent, sans que la mesure ne soit exécutée. Pendant ce temps une demande fondée sur le paragraphe 114(2) a peut-être été présentée et rejetée; ou peut-être encore qu'aucune n'a été présentée. Finalement, on fait savoir à la personne visée par la mesure d'expulsion qu'elle sera renvoyée du pays à telle date. La personne en question fait par la suite une demande fondée sur le paragraphe 114(2). Ou bien celle-ci est rejetée juste avant la date fixée pour le départ, ou bien aucune décision n'a encore été rendue. Une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire est alors présentée à l'égard de la décision prise en vertu du paragraphe 114(2) et le sursis au renvoi est sollicité. C'est probablement parce que l'expulsion ne tient pas légalement à ce qu'il soit dûment statué sur de telles demandes que la Loi ne prescrit aucune restriction quant au moment et à la fréquence de la présentation de celles-ci. Malgré l'obligation d'agir équitablement à l'égard des demandes fondées sur le paragraphe 114(2), la décision est discrétionnaire, étant de celles que le ministre peut prendre avant ou après le renvoi d'une personne qui n'a, du point de vue légal, aucun droit d'être au Canada. Pourvu qu'il exerce son pouvoir discrétionnaire pour des motifs d'ordre humanitaire, le ministre peut à tout moment recommander qu'une personne soit soustraite à l'application d'un règlement ou faciliter de toute autre manière l'admission de cette personne. Voilà donc un pouvoir de vaste portée qui existe tout à fait indépendamment du processus d'expulsion, l'un n'étant pas tributaire de l'autre. Certes, sur le plan pratique, si quelqu'un demande en temps voulu d'être exempté de l'obligation de présenter à l'extérieur du Canada sa demande de résidence permanente, et s'il arrive que le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire en accédant à cette demande avant que le demandeur ne soit expulsé en exécution d'une mesure d'expulsion valide, ce demandeur ne sera pas tenu de quitter le Canada. Mais cela ne justifie nullement l'intervention de la Cour si, en fait, aucune décision n'a été rendue relativement à la demande fondée sur le paragraphe 114(2) avant le départ légalement ordonné du demandeur.         
         [9] On a fait valoir que le sursis doit être accordé, sinon la Cour pourrait voir réduit à néant son pouvoir de contrôler la demande invoquant des motifs d'ordre humanitaire. Or, je ne puis comprendre pourquoi il devrait en être ainsi en temps normal. Par exemple, un juge de cette Cour aura toujours la même possibilité d'examiner, à partir du dossier et en conformité avec les règles, la demande d'autorisation, même si le requérant se retrouve dans l'ancienne Union soviétique. Si l'autorisation est accordée, la demande de contrôle judiciaire pourra être entendue, car dans le cas d'une audience de ce genre la preuve produite revêt la forme d'affidavits et le requérant en l'espèce en a déjà déposé un. La Cour serait encore parfaitement en mesure d'annuler les décisions prises en vertu du paragraphe 114(2). Bien sûr, une décision favorable de la part de la Cour pourrait être moins utile au requérant s'il se trouve à l'étranger, mais cela ne lui donne pas le droit de rester au Canada jusqu'à ce que cette décision soit rendue.         
         [10] Comme je l'ai mentionné plus haut, il y a une situation dans laquelle j'admets qu'il soit "indiqué" que la Cour prononce le sursis à l'expulsion en attendant qu'il soit statué sur une demande d'autorisation ou de contrôle judiciaire à l'égard d'une décision fondée sur des motifs d'ordre humanitaire. Il s'agit du cas où la hâte que met le ministre à exécuter la mesure d'expulsion entrave cette Cour dans l'exercice de ses fonctions relativement à la demande d'autorisation ou de contrôle judiciaire. Cela pourrait se produire, par exemple, si, après le rejet de la demande fondée sur le paragraphe 114(2), à supposer que celle-ci ait été présentée en temps utile, l'expulsé n'avait pas eu une possibilité raisonnable de consulter un avocat et de fournir un affidavit destiné à être utilisé par cette Cour dans le cadre de la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire se rapportant à ce rejet. Il n'existe pas de telles circonstances en l'espèce.         
              [Non souligné dans l"original.]         

     Les remarques du juge Strayer concernant le manque de discipline à l"occasion de telles instances s"appliquent aux deux parties. La personne expulsée n"est pas la seule à être susceptible de faire preuve de manque de discipline. En l"espèce, c"est le ministre, par l"entremise de ses fonctionnaires, qui a agi de façon indisciplinée. L"omission de communiquer à la personne intéressée une décision défavorable fondée sur des motifs d"ordre humanitaire constitue une bien mauvaise administration de la loi. Une telle conduite est pire que l"attitude passive du requérant, qui n"a jamais montré d"intérêt pour sa demande fondée sur des motifs d"ordre humanitaire (il ne s"est même pas enquis de l"état de sa demande auprès du ministère). Ceci dit, les manquements du requérant, d"une part, et l"omission de l"intimé d"informer celui-ci de l"issue de sa demande, d"autre part, réduisent grandement la marge de manoeuvre disponible en vue de déterminer l"issue de la présente affaire.

     L"intimé a cité un nombre impressionnant de décisions pour démontrer que la situation du requérant ne donnait lieu ni à un préjudice irréparable, ni même à un inconvénient pouvant être établi. Ces décisions sont énumérées dans le volume de jurisprudence de l"intimé, dont voici la table des matières :

         Atakora c. M.E.I. (1993), 68 F.T.R. 122         
         Bada c. M.E.I. (1992), 56 F.T.R. 106         
         Bajwa c. Secrétaire d"État du Canada (24 février 1994) IMM-838-94         
         Blum c. Canada (M.C.I.) (1994), 26 Imm. L.R. (2d) 295         
         Cheema c. M.E.I. (1991), 44 F.T.R. 154         
         Da Costa c. Canada (M.E.I.) (1993), 19 Imm. L R. (2d) 295         
         Duve c. M.C.I. (26 mars 1996) IMM-3416-95         
         Jones c. M.C.I. (24 février 1995) IMM-454-95         
         Kerrutt c. M.E.I. (20 mars 1992) 92-T-191         
         Klair c. M.C.I. (6 juin 1995) IMM-484-95         
         Mobley c. M.C.I. (18 janvier 1995) IMM-107-95         
         Moncrieffe c. M.C.I. (22 novembre 1995) IMM-3125-95/IMM-3125-95         
         Naseem c. Canada (Procureur général) (1993), 68 F.T.R. 230         
         Okoawoh c. Canada (M.C.I.) (10 janvier 1996) IMM -3481-95         
         Paulwell c. M.C.I. (15 mars 1995) IMM-560-95         
         Ram c. Canada (M.C.I.) (21 juin 1996) IMM-1939-96         
         Shah c. M.E.I. (1994), 170 N.R. 23 (C.A.F.)         
         Shchelkanov c. M.E.I. (1994), 76 F.T.R. 151         
         Tavaga c. Canada (M.E.I.) (1991), 15 Imm. L.R. (2n) 82         
         Toth c. M.E.I. (1988), 86 N.R. 302         
         Young c. M.C.I. (3 janvier 1997) IMM-2566-96         

     Si l"intimé n"avait pas été incompétent au point d"omettre d"aviser en temps utile, voire même de seulement aviser le requérant de la prise d"une décision défavorable concernant les motifs d"ordre humanitaire présentés par ce dernier, il est probable que la présente instance n"aurait pas eu lieu. L"intimé a manqué d"équité envers le requérant (probablement sans aucune méchanceté) lorsqu"il l"a empêché d"intenter, en temps utile, les recours qui s"offraient à lui. Il importe de pallier une telle injustice même si, à l"origine, le requérant avait peu de chance d"obtenir gain de cause. L"injustice manifeste découlant de l"omission de communiquer la décision au requérant satisfait à tous les critères énumérés dans Toth c. M.E.I. (1988), 6 Imm. L.R. (2n) 123 (C.A.F.) car elle vicie l"ensemble du processus. Le ministre peut-il agir en secret, du fait de son incompétence ou à dessein (ce qui est impossible d"établir en l"espèce), et, malgré cela, renvoyer le requérant peu méfiant, voire nonchalant, qui a déposé une demande fondée sur des motifs d"ordre humanitaire, lorsque ses agents omettent de communiquer à la personne intéressée une décision défavorable à cet égard? S"agit-il de la meilleure façon d"appliquer le droit au Canada? La Cour a déjà déterminé que l"attitude insouciante et nonchalante du personnel du ministre concernant la demande d"un requérant fondée sur des motifs d"ordre humanitaire constituait une mauvaise application du droit au Canada permettant à la Cour d"exercer sa compétence pour la prévenir ou y remédier : Muñoz c. M.C.I. , (IMM-2243-95, 1er septembre 1995) (C.F. 1re inst.) [par. 15, 16 et 17].

     En l"espèce, la Cour ne veut nullement donner l"impression qu"elle applaudit l"attitude béate, stupide et désintéressée du requérant qui, pendant plus de quatre années et demie, n"a jamais cherché à connaître l"issue de sa demande fondée sur des motifs d"ordre humanitaire. Comme le juge Strayer le laisse entendre dans Shchelkanov , on pourra toujours discipliner de tels requérants s"il deviennent trop nombreux. En l"espèce, c"est l"erreur commise par le ministre qui influe le plus sur la meilleure application souhaitable du droit public, et le ministre ne doit pas avoir gain de cause dans ces circonstances. La compétence de l"avocat du ministre ne pouvait pallier l"incompétence de ce dernier. Par ces motifs, qui rendent l"intimé entièrement responsable de la situation, la Cour n"a d"autre choix que d"accueillir la demande du requérant. La Cour ne peut tout simplement pas sanctionner une mauvaise application du droit.

     La Cour ordonne le sursis d"exécution du renvoi du requérant jusqu"à ce que la demande la plus récente de celui-ci fondée sur des motifs d"ordre humanitaire soit réglée, et qu"il ait eu l"occasion pleine et entière de chercher à obtenir une réparation, en cas de décision défavorable. Si la demande du requérant fondée sur des motifs d"ordre humanitaire est accueillie, ou encore s"il obtient une réparation, le cas échéant, suite à une décision défavorable fondée sur de tels motifs, la Cour surseoira de façon définitive à l"exécution de son renvoi du Canada (que ce soit vers les É.-U.A. ou le Nicaragua). Si, au contraire, le requérant est débouté dans ces instances, ou s"il néglige d"y donner suite promptement, le présent sursis sera annulé. C"est l"intimé qui a été à l"origine de la présente décision, lorsqu"il a omis de communiquer au requérant la décision qu"il avait prise.

                             (Signé) "F.C. Muldoon"

                                 Juge

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 27 janvier 1997

Traduction certifiée conforme                  ____________________

                                 Bernard Olivier, LL.B.

AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

    

INTITULÉ DE LA CAUSE :          WOTAN TARIK MORALES RIZZO

                     - c. -
                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION

                

                

NO DU GREFFE :              IMM-282-97
LIEU DE L"AUDIENCE :          Vancouver (C.-B.)
DATE DE L"AUDIENCE :          le 27 janvier 1997

MOTIFS DE L"ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE MULDOON

en date du 27 janvier 1997

ONT COMPARU :

     Peter P. Dimitrov                      pour le requérant

     David Hansen                      pour l"intimé

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Peter P. Dimitrov                      pour le requérant

     Avocat

     Delta (C.-B.)

     George Thomson                      pour l"intimé

     Sous-procureur général du Canada

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