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Date : 20030211

Dossier : IMM-1213-02

Référence neutre : 2003 CFPI 147

Toronto (Ontario), le mardi 11 février 2003

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE SNIDER

ENTRE :

                                                 GHAHRAMANINEJAD SEDIGHEH,

LADAN BOZORGZAD et

NILOUFAR (NILOFAR) BOZORGZAD

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE SNIDER

[1]              Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'égard d'une décision en date du 25 février 2002 par laquelle un tribunal de la Section du statut de réfugié (le tribunal) a statué que Ghahramaninejad Sedigheh (la revendicatrice principale), Ladan Bozorgzad (la deuxième revendicatrice) et Niloufar (Nilofar) Bozorgzad (la troisième revendicatrice) (collectivement les demanderesses) n'étaient pas des réfugiées au sens de la Convention.


LES FAITS

[2]              La revendicatrice principale est une femme âgée de 48 ans. Les deux autres revendicatrices, ses filles, sont âgées respectivement de 33 et 26 ans. Toutes trois sont des citoyennes de l'Iran et fondent leur demande de statut de réfugié sur leurs opinions politiques et leur appartenance à un groupe social, soit les femmes. Les revendications ont été réunies à la demande de l'avocat des trois revendicatrices et celles-ci ont accepté que leurs revendications soient entendues par un tribunal formé d'un seul commissaire.

[3]              Alors qu'elle était âgée de 13 ans, la revendicatrice principale a épousé M. Parviz Bozorgzad, qui est un militant religieux et membre du Hezbollah et qui a abusé physiquement et verbalement d'elle et de ses filles. En 1985, M. Bozorgzad a consenti à un divorce, à la condition qu'il n'ait plus à subvenir aux besoins de la revendicatrice principale et à ceux de ses enfants. Après le divorce, la revendicatrice principale a subvenu à ses besoins et à ceux de ses filles en enseignant et en louant l'appartement situé à l'étage supérieur de sa résidence à deux étudiantes en 1997.


[4]              Elle soutient qu'en 1999, son ex-époux lui a assené un coup de poing après que leur fille aînée, la deuxième revendicatrice, a été arrêtée lors d'une manifestation étudiante. Plus tard au cours de cette même année, les cadres supérieurs de la commission scolaire de Shiraz l'ont interrogée au sujet des membres de sa famille et de leurs opinions politiques ainsi que de l'échec de son mariage. Elle a été libérée après s'être engagée par écrit à signaler les activités de sa famille (l'engagement). Elle a été autorisée à continuer à enseigner. Par la suite, elle a pris des dispositions pour quitter l'Iran avec sa fille aînée en mars 2000.

[5]              La deuxième revendicatrice est titulaire d'un diplôme universitaire et enseigne dans des écoles secondaires. En juillet 1999, elle a assisté à une manifestation étudiante à Shiraz, mais n'y a pas participé, et y a aperçu son père. Elle a été détenue par les autorités pendant huit heures et a alors été interrogée au sujet du rôle qu'elle a joué à cette occasion. En février 2000, elle a appris qu'il y avait eu une descente de police à la maison où elle vivait et que les deux étudiantes avaient été arrêtées lorsque les autorités ont trouvé dans l'appartement de celles-ci des dépliants dénonçant le régime. Elle a fui l'Iran en mars 2000 avec sa mère.

[6]              La troisième revendicatrice poursuivait des études universitaires à Arsenjan. Le 5 février 2000, elle a été détenue onze jours par les services de renseignements iraniens, qui l'ont interrogée au sujet des deux autres revendicatrices et des locataires de sa mère. Par la suite, son père l'a forcée à vivre avec lui; il l'a confinée à la maison et lui a interdit d'assister à ses cours à l'université. Après huit mois, il lui a annoncé qu'il avait arrangé pour elle un mariage avec un homme religieux âgé de cinquante ans. Le mariage devait être célébré en février 2001. La troisième revendicatrice a fui l'Iran en décembre 2000 et a rejoint sa mère et sa soeur au Canada.


LA DÉCISION DU TRIBUNAL

[7]              Le tribunal a décidé qu'aucune des revendicatrices n'est une réfugiée au sens de la Convention.

La revendicatrice principale

[8]              La revendicatrice principale n'a pas témoigné à l'audience. Elle s'est fondée sur le FRP et sur le témoignage de sa fille aînée.

[9]              Le tribunal a conclu que l'interrogatoire mené par les employeurs de la revendicatrice correspond « tout au plus à du harcèlement » . Il a également statué que la revendicatrice principale ne risquait pas d'être persécutée, parce qu'elle ne participait à aucune activité politique :

Le seul geste qu'elle a fait qui pourrait être considéré comme étant de nature politique a été de louer aux deux jeunes étudiantes l'appartement où on a retrouvé les dépliants dénonçant le régime qui avaient été utilisés lors d'une manifestation étudiante contre le gouvernement à Shiraz.

[10]          Le tribunal a formulé les remarques suivantes au sujet des manifestations étudiantes :

Il existe une abondante preuve documentaire au sujet des étudiants qui ont pris part à une manifestation qui s'est déroulée à Téhéran au même moment en juillet 1999. Cette preuve documentaire indique que la majorité des participants ont été relâchés après quelques jours de détention. Le tribunal n'a été saisi d'aucune preuve démontrant que des personnes comme la revendicatrice principale, qui pourraient être considérées comme ayant encouragé les manifestants à Shiraz, sont traitées plus sévèrement par les autorités iraniennes que ceux qui ont réellement participé aux manifestations étudiantes à Téhéran. Par conséquent, le tribunal conclut que la crainte qu'éprouve la revendicatrice principale d'être persécutée en raison de ses opinions politiques imputées n'a aucun fondement objectif.

[11]          En ce qui a trait à l'allégation relative à la persécution fondée sur le sexe, le tribunal a conclu que les actes de violence commis par l'époux de la revendicatrice étaient sporadiques et « ne constituent pas de la discrimination d'une nature telle qu'ils équivalent à de la persécution » . Par ailleurs, même si la revendicatrice a déclaré que c'est son époux qui était l'instigateur du harcèlement dont les fonctionnaires ont fait preuve à son endroit, elle n'a présenté aucun élément de preuve pour étayer cette allégation. Enfin, le tribunal en est arrivé à la conclusion suivante :

Le tribunal a examiné le présumé comportement de l'ancien mari de la revendicatrice principale au cours de la période située entre juillet 1999 (date à laquelle la manifestation s'est déroulée) et mars 2000 (date à laquelle la revendicatrice principale a fui l'Iran), qui consistait en deux incidents où il l'avait injuriée devant des membres de sa famille et en un incident où il l'avait frappée d'un coup de poing... Au cours de cette période, la revendicatrice principale a continué d'enseigner dans des écoles publiques de Shiraz sans que son ancien mari s'immisce dans ses affaires. Le tribunal est d'avis qu'il n'existe pas suffisamment de preuve de la violence infligée par l'ancien mari de la revendicatrice principale sur la personne de cette dernière pour que cette violence constitue des actes de persécution antérieure. Le tribunal conclut, en se fondant sur le peu de preuve de violence familiale de la part de l'ancien mari de la revendicatrice par le passé, qu'il n'existe pas plus qu'une simple possibilité que de tels actes se répètent à l'avenir. Par conséquent, le tribunal conclut que la revendicatrice principale n'a pas de crainte fondée de persécution en raison de son appartenance à un groupe social, à savoir les femmes qui ont été victimes de violence familiale.

La deuxième revendicatrice


[12]          Le tribunal a conclu qu'il n'existait pas plus qu'une simple possibilité que la deuxième revendicatrice soit détenue pendant une longue période ou qu'elle fasse l'objet d'autres formes de persécution en raison de ses opinions politiques présumées, étant donné qu'elle n'avait pas participé à la manifestation ni poursuivi d'activités politiques. De plus, le tribunal a conclu qu'il n'existait pas « de possibilité raisonnable ou sérieuse que cette revendicatrice soit victime de violence aux mains de son père si elle retourne en Iran » . De l'avis du tribunal, la violence dont le père de cette revendicatrice a fait montre était davantage dirigée vers la revendicatrice principale que vers les enfants et n'était pas de nature telle qu'elle constitue de la persécution.

La troisième revendicatrice

[13]          Le tribunal a conclu qu'il n'existait pas de possibilité sérieuse que la troisième revendicatrice soit maintenue encore en détention si elle retourne en Iran. De plus, même s'il a reconnu que les femmes forcées de contracter mariage sans leur consentement ont été considérées dans le passé comme un certain groupe social en raison de leur crainte fondée de persécution, le tribunal a statué que la troisième revendicatrice n'appartenait pas à ce groupe. Selon le tribunal, la revendicatrice est indépendante de son père et n'est pas sous l'emprise de celui-ci au point de ne pouvoir échapper au mariage arrangé si elle reste en Iran. De plus, étant donné que le chef suprême de l'Iran a dénoncé la pratique des mariages arrangés, « le tribunal doute que les autorités aient inconditionnellement appuyé un mariage arrangé » . Le tribunal a également jugé qu'il était invraisemblable que la revendicatrice ait été forcée de vivre avec son père pendant huit mois, compte tenu de sa formation académique, de son âge et de son indépendance. Dans la même veine, il a statué qu'il était peu probable qu'elle serait forcée de contracter un mariage arrangé à l'avenir.


ARGUMENTS

Les arguments des demanderesses

[14]          En ce qui concerne la troisième revendicatrice, les demanderesses soutiennent que la conclusion selon laquelle « le tribunal doute que les autorités aient inconditionnellement appuyé un mariage arrangé » était arbitraire, abusive et manifestement déraisonnable. De l'avis des demanderesses, cette conclusion va directement à l'encontre de la preuve que le tribunal a citée. Cette preuve indique qu'il y a des cas de mariage forcé en Iran ainsi que des cas où des personnes associées au gouvernement islamique ont fait des pressions pour contraindre les femmes à se marier. Le tribunal a eu tort de se fonder sur la déclaration du chef suprême. La Cour fédérale a statué que de simples déclarations selon lesquelles il n'y aurait plus de violation des droits de la personne ne suffisaient pas à contrer la preuve établissant de telles violations (Ali Ahmed c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1993] A.C.F. n ° 718 (C.A.) (QL)).

[15]          De plus, les demanderesses font valoir que la conclusion du tribunal selon laquelle la troisième revendicatrice pourra demander la protection des membres de sa famille si un mariage forcé de cette nature lui est imposé ne repose sur aucune preuve et est purement hypothétique.

[16]          La conclusion selon laquelle il est peu probable que la troisième revendicatrice ait été forcée d'habiter avec son père parce qu'elle était indépendante d'esprit et qu'elle bénéficiait du soutien de plusieurs parents était également manifestement déraisonnable. Le tribunal n'a pas invoqué de motifs satisfaisants au soutien de cette conclusion.


[17]          De l'avis des demanderesses, le tribunal a eu tort de conclure que tous les incidents concernant la revendicatrice principale constituaient simplement du harcèlement. Selon les demanderesses, contraindre une personne à s'engager par écrit à donner des renseignements sur ses proches constitue une des atteintes les plus graves qui soient à la dignité personnelle et une forme de persécution. Cette persécution va à l'encontre de la deuxième catégorie de droits de la personne que reconnaissent la Déclaration des droits de l'homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en l'occurrence, la protection de la vie privée et de l'intégrité des personnes et de leur famille (articles 17 et 21) ainsi que la liberté d'opinion, d'expression, de rassemblement et d'association. Selon les demanderesses, obliger une personne à donner des renseignements concernant les membres de sa famille constitue une violation de la liberté de conscience.

[18]          De plus, le tribunal a eu tort de conclure que la violence physique dont l'époux de la revendicatrice principale a fait montre à l'endroit de celle-ci ne constituait pas de la persécution. Le fait que la revendicatrice n'ait pas perdu son emploi par suite de l'agression n'est pas pertinent.


[19]          Les demanderesses ajoutent que la conclusion du tribunal selon laquelle les autorités les traiteraient de la même façon qu'elles avaient traité d'autres personnes ayant participé à des manifestations était arbitraire et abusive. Le tribunal n'a pas dit qu'il ne croyait pas la version des demanderesses; pourtant, il appert de cette version qu'elles ont été traitées différemment des autres étudiants ayant participé aux manifestations. La preuve documentaire indique que deux cents personnes (ou environ dix pour cent de celles qui ont été arrêtées à l'origine) sont encore détenues relativement aux manifestations qui n'ont pas été expliquées et qu'un risque continue d'exister pour les personnes qui ne sont pas des étudiants.

[20]          Selon les demanderesses, les conclusions concernant l'absence de vraisemblance sont davantage susceptibles d'être annulées lors du contrôle judiciaire que les conclusions relatives à la crédibilité et appellent donc une moins grande retenue. De plus, la preuve des demanderesses est compatible avec la preuve documentaire et il faut donc leur accorder le bénéfice du doute en ce qui concerne les éléments de preuve qu'elles n'ont pu fournir.

Les arguments du défendeur

[21]          Le défendeur soutient que les demanderesses contestent simplement l'importance que le tribunal a attribuée à la preuve dont il a été saisi. Les appréciations de la preuve relèvent de la compétence du tribunal, qui pouvait évaluer les renseignements dont il disposait dans le contexte des faits portés à son attention. Le tribunal a évalué le risque spécial inhérent à un mariage forcé et la question de savoir si l'État tolérerait un mariage de cette nature.


[22]          En ce qui a trait à l'engagement, le défendeur soutient que le tribunal doit décider si les revendicatrices sont visées par la définition du réfugié au sens de la Convention qui figure dans la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, et non s'il existe une possibilité générale de violation des droits de la personne. De l'avis du défendeur, les demanderesses ont simplifié à outrance la conclusion du tribunal au sujet de la violence dont la revendicatrice principale a été victime aux mains de son époux et n'ont pas démontré que le tribunal avait mal saisi les principaux éléments des arguments qu'elles ont invoqués.

[23]          Quant au risque de persécution fondée sur les opinions politiques, le défendeur allègue que, d'après la preuve présentée en l'espèce, deux des trois demanderesses ont été détenues et relâchées, tandis que la demanderesse principale n'a jamais été détenue. Par conséquent, il était loisible au tribunal de tirer des déductions à partir de la preuve documentaire et de soupeser les arguments invoqués devant lui.

[24]          Enfin, le défendeur fait valoir que les conclusions portant sur l'invraisemblance d'un témoignage n'appellent pas une plus grande retenue que celles qui concernent la crédibilité. La possibilité pour les juges des faits de conclure à l'absence de crédibilité d'un témoignage en se fondant sur le manque de vraisemblance et sur les failles qu'il comporte constitue la pierre angulaire du pouvoir discrétionnaire dont ils sont investis.

ANALYSE

[25]          Pour les motifs exposés ci-dessous, je ne suis pas convaincue que la Commission a rendu une décision erronée à l'égard de l'une ou l'autre des trois revendicatrices.


Norme de contrôle

[26]          La Cour doit d'abord déterminer quelle est la norme de contrôle qui s'applique en l'espèce.

[27]          Dans Aguebor c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. n ° 732 (C.A.) (QL), le juge Décary a formulé les remarques suivantes au paragraphe 4 :

Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire.

[28]          Par conséquent, les décisions que la Commission a prises en l'espèce au sujet de la crédibilité des demanderesses et de la plausibilité de leurs versions appellent une certaine retenue.

[29]          Toutefois, la norme de contrôle applicable à la décision concernant la question de savoir si certains incidents constituent de la persécution est celle de la décision manifestement déraisonnable. Dans Sagharichi c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. n ° 796 (C.A.) (QL), la Cour d'appel fédérale a souligné, au paragraphe 3, qu'il appartient au tribunal de trancher et que la Cour n'interviendrait que si les conclusions étaient déraisonnables :


Il est vrai que la ligne de démarcation entre la persécution et la discrimination ou le harcèlement est difficile à tracer, d'autant plus que, dans le contexte du droit des réfugiés, il a été conclu que la discrimination peut fort bien être considérée comme équivalant à la persécution. Il est également vrai que la question de l'existence de la persécution dans les cas de discrimination ou de harcèlement n'est pas simplement une question de fait, mais aussi une question mixte de droit et de fait, et que des notions juridiques sont en cause. Toutefois, il reste que, dans tous les cas, il incombe à la Section du statut de réfugié de tirer sa conclusion dans le contexte factuel particulier, en effectuant une analyse minutieuse de la preuve présentée et en soupesant comme il convient les divers éléments de la preuve, et que l'intervention de cette Cour n'est pas justifiée à moins que la conclusion tirée ne semble arbitraire ou déraisonnable.

[30]          Par conséquent, les conclusions du tribunal selon lesquelles la violence de l'époux à l'endroit de la revendicatrice principale, la menace de mariage forcé dont la troisième revendicatrice a été victime et les mesures de l'État relativement aux opinions politiques perçues des trois revendicatrices ne constituaient pas de la persécution doivent être révisées selon la norme de la décision manifestement déraisonnable.

La revendicatrice principale

[31]          En ce qui concerne la revendicatrice principale, les demanderesses soutiennent que le fait de contraindre une personne à s'engager par écrit à fournir des renseignements au sujet de sa famille constitue de la persécution à l'endroit de cette personne. À mon sens, il était raisonnable de la part du tribunal de conclure que cette mesure de l'État ne constituait pas de la persécution. La revendicatrice principale n'a pas été détenue, mais simplement interrogée par des fonctionnaires à son travail et contrainte de signer un document par lequel elle s'engageait à signaler toutes les activités de sa famille. Selon la preuve présentée au tribunal, la famille ne s'est livrée à aucune activité pouvant être source de préoccupation. En conséquence, la signature de l'engagement n'était guère susceptible d'entraîner des conséquences négatives.

[32]          Même s'il est possible que le fait de contraindre une personne à s'engager par écrit à fournir des renseignements sur les membres de sa famille porte atteinte aux droits de la personne, ces actes ne constituent pas nécessairement une forme de persécution dans tous les cas. À mon avis, le tribunal a examiné les conséquences et les risques auxquels la revendicatrice principale était exposée et n'a pas agi de façon déraisonnable en concluant que les mesures prises par l'État ne constituaient pas de la persécution.

[33]          Les demanderesses font valoir que le tribunal a commis une erreur lorsqu'il a statué que la violence dont l'époux de la revendicatrice principale a fait montre à l'endroit de celle-ci ne constituait pas de la persécution. Au cours des plaidoiries, les demanderesses ont invoqué notamment le paragraphe suivant de la décision :

Dans son FRP, la revendicatrice principale a affirmé qu'après son divorce en 1985, son ancien mari s'est mis à agir avec violence avec elle et ses filles, l'humiliant à l'école où elle enseignait, les invectivant, elle et ses filles, et les maltraitant physiquement lorsqu'il venait chercher ses enfants dans le cadre de ses droits de visite. Le tribunal estime que les actes de violence commis par l'ancien mari de la revendicatrice principale entre 1985 et 1999 étaient sporadiques et qu'ils ne constituent pas de la discrimination d'une nature telle qu'ils équivalent à de la persécution. Les conséquences de ces actes n'ont pas causé de préjudices importants tant pour la revendicatrice principale, qui a pu continuer à travailler, que pour la deuxième revendicatrice, qui a obtenu un diplôme universitaire en microbiologie, que pour la troisième revendicatrice, qui a été admise à l'université en informatique.

[34]          Plus précisément, les demanderesses font valoir que le fait que la revendicatrice principale a pu continuer à travailler comme enseignante après ces actes de violence n'avait rien à voir avec la question de la persécution.

[35]          Le paragraphe que les demanderesses ont cité ne renferme qu'une partie de la conclusion générale du tribunal au sujet de la persécution. Dans le paragraphe suivant, dont il est fait mention au paragraphe 11 des présents motifs, le tribunal a exposé d'autres raisons à l'appui de sa conclusion à ce sujet. Ainsi, il a cité d'autres éléments de preuve concernant les actes de violence commis par l'ex-époux, notamment le fait qu'entre juillet 1999 et mars 2000, les actes de violence reprochés étaient « deux incidents où il l'avait injuriée devant des membres de sa famille et en un incident où il l'avait frappée d'un coup de poing » . Le tribunal a ajouté que, « au cours de cette période, la revendicatrice principale a continué d'enseigner dans des écoles publiques de Shiraz sans que son ancien mari s'immisce dans ses affaires » . En d'autres mots, au cours de cette période précédant les récents événements, la revendicatrice principale n'a pas été victime d'actes de violence qui l'ont empêchée de continuer à travailler. À mon avis, cet élément est pertinent en ce qui concerne l'importance du harcèlement ou de la violence.

[36]          Les actes de violence que la revendicatrice principale a subis étaient sporadiques. Ils ne possédaient pas « l'élément répétition et acharnement qui se trouve au coeur de la notion de persécution » , comme l'a dit le juge Marceau dans Valentin c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] 3 C.F. 390. Même s'il est possible d'établir une distinction entre les faits de l'affaire Valentin et ceux de la présente affaire, il est évident que le principe énoncé dans cette décision s'applique.

[37]          La conclusion du tribunal selon laquelle la conduite de l'ex-époux ne constituait pas de la persécution dans le passé et qu'il n'y avait pas « plus qu'une simple possibilité que de tels actes se répètent à l'avenir » était une conclusion raisonnable de sa part.

[38]          Les demanderesses ajoutent que le tribunal a tiré une conclusion abusive lorsqu'il a statué que les revendicatrices ne risquaient pas d'être persécutées par l'État parce qu'elles n'ont pas participé aux manifestations étudiantes. Je ne suis pas d'accord.

[39]          Le tribunal s'est attardé quelque peu à la question des manifestations étudiantes dans sa décision et a établi une distinction entre les demanderesses et les personnes qui ont participé aux manifestations en question. Même s'il appert de la preuve documentaire que des mesures strictes ont été prises immédiatement à titre de représailles et qu'un peu plus de dix pour cent des personnes arrêtées à l'origine sont encore maintenues sous garde, il est également établi que plus de quatre-vingt pour cent des personnes initialement détenues ne le sont plus. De plus, le tribunal a souligné qu'il « n'a été saisi d'aucune preuve démontrant que des personnes comme la revendicatrice principale, qui pourraient être considérées comme ayant encouragé les manifestants à Shiraz, sont traitées plus sévèrement par les autorités iraniennes que ceux qui ont réellement participé aux manifestations étudiantes » .

[40]          Il était raisonnablement loisible au tribunal d'en arriver à cette conclusion sur la foi de la preuve documentaire.


La deuxième revendicatrice

[41]          Les arguments que la deuxième revendicatrice invoque sont semblables à ceux de la revendicatrice principale et, pour des raisons similaires, j'estime qu'il était loisible au tribunal d'en arriver aux conclusions qu'il a tirées.

[42]          Le tribunal a conclu que le comportement du père envers la deuxième revendicatrice ne constituait pas de la persécution. Il a également examiné le rôle que ladite revendicatrice a joué au cours des manifestations et conclu « ... qu'il n'existe pas plus qu'une simple possibilité qu'elle soit détenue pendant une longue période, ou qu'elle fasse l'objet d'autres formes de persécution, en raison de ses opinions politiques présumées » .

[43]          Il appert des motifs de la décision que le tribunal a examiné la situation de la deuxième revendicatrice séparément de celles des autres revendicatrices. Il a mentionné explicitement le fait que la période au cours de laquelle elle a été détenue pour être interrogée était très courte et le fait qu'elle n'a pas été harcelée par ailleurs ni n'a participé aux manifestations ou à d'autres activités politiques. En conséquence, je suis d'avis que les conclusions que le tribunal a tirées au sujet de la deuxième revendicatrice étaient raisonnables.


La troisième revendicatrice

[44]          Le principal argument formulé au sujet de la troisième revendicatrice portait sur la conclusion du tribunal selon laquelle elle ne risquait pas d'être persécutée par suite d'un mariage forcé à son retour en Iran. Même s'il a soulevé plusieurs questions au sujet de cette revendicatrice, le tribunal a également conclu qu'il était invraisemblable, compte tenu de l'âge, de la formation académique et de l'indépendance de celle-ci, qu'elle soit forcée de se marier contre son gré par son père. Tel qu'il est mentionné plus haut, la Cour doit faire montre d'une grande retenue à l'endroit des conclusions du tribunal concernant la plausibilité des témoignages.

[45]          Sans commenter explicitement chacun des éléments subjectifs et objectifs de la revendication, le tribunal semble avoir fondé sa décision sur la conclusion qu'il a tirée au sujet du manque de plausibilité.

[46]          En ce qui a trait à l'élément subjectif, le tribunal a mentionné en toutes lettres que les aspects de la version de la revendicatrice concernant le mariage forcé étaient peu plausibles :

Le tribunal estime qu'il est invraisemblable que cette revendicatrice, qui était âgée de 25 ans à l'époque, qui était instruite et citadine, qui a vécu avec deux autres femmes indépendantes d'esprit et qui bénéficiait du soutien de plusieurs parents et amis, ait été forcée de vivre avec son père pendant huit mois. Le tribunal estime qu'il est invraisemblable que la revendicatrice n'ait pas envisagé d'autres solutions que de quitter l'Iran afin d'échapper au mariage arrangé. Le tribunal estime qu'il est d'autant plus invraisemblable que cette revendicatrice soit, à l'avenir, effectivement forcée de se marier contre son gré si elle retourne en Iran.

Cette conclusion quant à l'invraisemblance de la version de la revendicatrice n'était pas manifestement déraisonnable.


[47]          Les demanderesses ont contesté une partie du reste du paragraphe, dont le texte est le suivant :

Si sa mère et sa soeur retournent en Iran, elles pourront continuer de lui procurer un endroit pour vivre et de la protéger contre le mariage que lui a proposé son père. Si elles n'y retournent pas, son frère, ses quatre tantes et oncles et les amis de sa mère vivent encore en Iran et pourront lui fournir cette même protection.

[48]          Même si je reconnais qu'il n'existait aucun élément de preuve appuyant ces affirmations, je n'admets pas pour autant, comme les demanderesses le soutiennent, qu'elles indiquent que le tribunal se fondait sur la protection que la troisième revendicatrice pourrait obtenir de sa famille en remplacement de celle de l'État. Ces remarques n'étaient pas nécessaires aux fins de la conclusion que le tribunal a tirée. À mon avis, elles sont peut-être inopportunes, mais elles ne permettent pas en soi d'infirmer la décision.

[49]          Le tribunal a examiné la preuve documentaire qui a été présentée au sujet des mariages forcés en Iran. Comme les demanderesses l'ont reconnu, cette preuve n'était pas abondante. En d'autres termes, la preuve documentaire n'était pas suffisante en soi pour établir une norme ou culture claire quant aux mariages forcés.


[50]          Dans Ahmed c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. n ° 718 (C.F. 1re inst.) (QL), la Cour d'appel fédérale a statué, au paragraphe 5, que « les simples déclarations du gouvernement mis en place il y a quatre mois » n'étaient pas suffisantes pour être considérées comme « une indication sans équivoque du changement réel et effectif » . Toutefois, je souligne que, dans cette affaire, l'appelant avait établi à la satisfaction du tribunal, malgré les déclarations du nouveau gouvernement, qu'il était en danger en l'absence de la possibilité pour lui de déménager. Il y avait en place un régime qui constituait effectivement une menace pour l'appelant.

[51]          Tel n'est pas le cas en l'espèce. Peu d'éléments de preuve ont été présentés au sujet de la question des mariages forcés. La déclaration de l'Ayatollah Ali Khomenei devrait être considérée comme un élément de la preuve documentaire plutôt que comme une déclaration qui vise à modifier une pratique profondément enracinée quant aux mariages forcés. Sa déclaration peut être lue de concert avec la preuve ténue concernant les mariages forcés que doivent contracter les Iraniennes de l'âge de la troisième revendicatrice. Examinées dans ce contexte, les conclusions du tribunal n'étaient pas déraisonnables.

[52]          Les demanderesses ont également exprimé leur opposition à une phrase qui fait partie des commentaires que le tribunal a formulés au sujet des mariages arrangés :

...le tribunal doute que les autorités aient inconditionnellement appuyé un mariage arrangé.

[53]          Bien que cette phrase ne soit pas tout à fait claire, elle ne m'apparaît pas déterminante. Examinés dans l'ensemble, les motifs qui ont mené à la conclusion finale du tribunal selon laquelle, « compte tenu des circonstances de l'espèce, ... la troisième revendicatrice ne craint pas avec raison d'être persécutée en raison du désir de son père de lui arranger son mariage » étaient raisonnables.


L'argument du bénéfice du doute

[54]          Les demanderesses soutiennent que le tribunal a commis une erreur en refusant de donner à la revendicatrice le bénéfice du doute. Dans l'arrêt Chan c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593, la Cour suprême du Canada a cité avec approbation au paragraphe 142 les commentaires suivants du Guide du HCNUR :

Néanmoins, le bénéfice du doute ne doit être donné que lorsque tous les éléments de preuve disponibles ont été réunis et vérifiés et lorsque l'examinateur est convaincu de manière générale de la crédibilité du demandeur. Les déclarations du demandeur doivent être cohérentes et plausibles, et ne pas être en contradiction avec des faits notoires.

[55]          La doctrine est censée s'appliquer aux cas où le témoignage de la partie revendicatrice est compatible avec la preuve documentaire, mais où la preuve extrinsèque à l'appui de cette version est ténue. En d'autres termes, lorsque la version d'une partie revendicatrice est par ailleurs crédible, le tribunal doit donner le bénéfice du doute à cette partie. Cependant, la partie revendicatrice demeure tenue de prouver sa cause selon la prépondérance des probabilités (R c. Shwartz, [1988] 2. R.C.S. 443.


[56]          Les demanderesses n'ont pas précisé les aspects de leur revendication à l'égard desquels elles devraient se voir accorder le bénéfice du doute. Il n'y a aucun élément de preuve indiquant que la Commission n'a pas cru la version que les revendicatrices lui ont relatée. Le tribunal a plutôt conclu à l'absence de crainte objective de persécution. Il ne s'agit pas là d'une conclusion qui donnerait lieu à l'application du principe du bénéfice du doute. De plus, en ce qui concerne la troisième revendicatrice, le tribunal a conclu qu'il était invraisemblable qu'elle ait été détenue par son père et que celui-ci l'aurait forcée à se marier. Tel qu'il est mentionné dans l'extrait précité de l'arrêt Chan, précité, et comme la Cour fédérale l'a rappelé dans Ariayputhiaran c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. n ° 1775 (C.F. 1re inst. ) (QL), le principe du bénéfice du doute ne s'applique pas aux cas où la Section du statut de réfugié estime qu'une version est peu plausible.

CONCLUSION

[57]          Je rejetterais l'appel à l'égard de chacune des trois revendicatrices.

Questions à faire certifier

[58]          Les demanderesses proposent deux questions à faire certifier :

1.                    Dans le cas d'un « réfugié au sens de la Convention » selon la définition du paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration, y a-t-il « persécution » lorsqu'un revendicateur est tenu de s'engager par écrit à donner à l'État des renseignements concernant des personnes qui s'opposent au régime gouvernemental?

2.                    Dans le cas d'un « réfugié au sens de la Convention » selon la définition du paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration, la protection de l'État peut-elle être assurée par des membres de la famille?

[59]          La question de savoir si le fait d'obliger une personne à s'engager par écrit à donner des renseignements au sujet d'autres personnes constitue de la « persécution » dépend en bonne partie des faits de la situation. En conséquence, je refuse de certifier cette question.

[60]          En ce qui concerne la deuxième question, j'en suis arrivée à la conclusion que la question de savoir si la protection de l'État peut être assurée par des membres de la famille n'était pas en litige en l'espèce. En conséquence, je refuse également de certifier cette question.

                                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE QUE

la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

                                                                                                                « Judith A. Snider »             

                                                                                                                                         Juge                          

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                             IMM-1213-02

INTITULÉ DE LA CAUSE :                         Ghahramaninejad Sedigheh, Ladan Bozorgzad et Niloufar (Nilofar) Bozorgzad

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

DATE DE L'AUDIENCE :                           le mardi 4 février 2003

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Toronto (Ontario)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE PAR :                           Madame le juge Snider

DATE DES MOTIFS :                                    le mardi 11 février 2003

COMPARUTIONS :

Micheal Crane                                                                 POUR LES DEMANDERESSES

Tamrat Gebeyehu                                                             POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane                                                                 POUR LES DEMANDERESSES

Avocat

166, rue Pearl, Suite 100

Toronto (Ontario) M5H 1L3

Morris Rosenberg                                                            POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                                Date : 20030211

                                                   Dossier : IMM-1213-02

ENTRE :

GHAHRAMANINEJAD SEDIGHEH,

LADAN BOZORGZAD et

NILOUFAR (NILOFAR) BOZORGZAD

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

                                                                                     

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE

                                                                                      

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